L’influence de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 30  – Page 35

L’influence de Flaubert

Dans un journal hebdomadaire, Rouen-Théâtre (1ère année, 9, 3 au 10 septembre 1904, abonnement pour la saison théâtrale, 2 F 50) dont le rédacteur en chef était Jean Wisky, nous avons retrouvé un article du Dr Pierre Maridort, qui fut maire de Bihorel avant 1914, et qui en plus d’une clientèle moins exigeante que maintenant, s’intéressait aux lettres et au journalisme, donnant notamment des chroniques médicales dans La Dépêche de Rouen où Alain publiait ses premiers Propos. Il est méconnu, mais il paraît intéressant de le publier, soixante ans après, car c’est le moment où fut racheté par souscription, le pavillon de Croisset et où notre société allait être créée. À ce double titre, il est donc utile de connaître l’opinion d’un Rouennais lettré et évolué du début du siècle, sur Flaubert.

A. D.

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La bourgeoisie a été prise du besoin subit de cristalliser la mémoire du grand provincial. L’argent va descendre de Rouen à Croisset, et de plus haut encore. Avec plaisir nous pénétrerons dans ce pavillon où l’artiste pensa, écrivit et maudit cette même multitude retardataire, qui ne comprit pas ses œuvres à leur éclosion et qui bientôt sera plus flaubériste (1) que Flaubert. Tous les flatteurs de l’opinion, exploiteurs de l’audace, fournisseurs de littérature châtrée, jongleurs de salon, imitateurs encombrants qui attendent avec prudence que l’heure soit venue, feront entendre, à cette occasion, leurs à-propos charmants, écrins à décorations. Ils prononceront son nom, mais c’est tout au plus Maupassant qu’il signifiera dans leur esprit. On lui associera celui de Louis Bouilhet, dont on ne lit ni les Fossiles, ni Mélœnis, ni Festons et Astragales ; mais on songera à quelque rimeur local ayant copié Musset (2). Trois vers ont suffit pour rapprocher deux poètes aussi différents que peuvent l’être un romantique et un parnassien ; pourtant s’il me fallait leur donner un rang, je crois que c’est à l’auteur des Fossiles que j’accorderais le premier. Celui-ci s’adresse à l’esprit, l’autre plutôt au cœur. L’un se préoccupe de la Beauté, l’autre chante ses propres douleurs et veut trop souvent faire passer ses amantes pour les Muses divines. Mais loin de moi tout dénigrement ! Je sais ce qu’est l’immensité de la passion ; les déesses n’existant pas, il faut bien que nous nous en fabriquions. Notre amour n’est-il pas le juste hommage rendu aux manifestations sublimes de l’Univers ? La créature élue par un artiste est le chef-d’œuvre suprême de la Nature. L’abandon de celle à qui l’on a sacrifié toutes ses forces, sa vie, ses espérances, est une agonie terrible qui vaut bien d’être dite par un poète. Les âmes élevées ont aimé avec leur supériorité ; en des fiançailles ineffables, elles ont uni leur rêve à la grâce idéale des jeunes filles. Ne ravalons pas l’amour ; il est ce que nous y mettons (3).

Je ne sais pas si Flaubert a beaucoup aimé ; il attacha son génie à des formes d’autre sorte ; sans aimer, il pouvait rester grand.

Il fut le fondateur d’une religion littéraire ; il purifia le style et lui rendit la   précision du mot que Boileau avait enseignée.

Telle fut la partie essentielle de sa réforme. On a trop écrit et l’on écrira trop encore à ce sujet, pour que je veuille développer l’esthétique de Gustave Flaubert.

Mais ses nombreux disciples n’ont vu que le côté extérieur de son œuvre. Peut-être sont-ils excusables : l’auteur de Salammbô a toujours insisté sur ce point. C’était inévitable, puisqu’en cela résidait son originalité.  À cette époque, le besoin d’un rappel à la discipline se faisait sentir. Non pas qu’il n’y eut avant lui des stylistes consciencieux : Chateaubriand, cultivait l’harmonie des phrases ; Victor Hugo avait des mots étincelants. Mais Flaubert précisa, émit en système, par ses créations, les principes trop oubliés, de l’éloquence de Bossuet et de Buffon.

Les vocables avaient perdu leur valeur ; la pensée et les sentiments , surtout chez les auteurs préoccupés de sociologie et de morale, accaparaient si bien l’attention que les termes qui les exprimaient étaient négligés. On écrivait avec des à-peu-près comme on lisait entre les lignes. La banalité de l’expression facilitait même la compréhension du lecteur ; mais quand Flaubert voulut vraiment, choisir le mot exact, mettre à profit toutes les possibilités de la syntaxe, rendre la vie du relief à la prose qu’un trop long usage avait rendue fruste, il dérouta, stupéfia le critique qui l’accusa tout d’abord de mal écrire ! Aventure analogue arriva aux grands compositeurs. Et sachons bien que le même reproche eût persisté jusqu’à nos jours où la plupart savent plus qu’ils ne sentent, si les Lecomte de Liste et les Théophile Gautier n’étaient venus à son secours. Je parie que si l’on présentait plusieurs phrases de l’Éducation sentimentale, le moins connu de ses ouvrages, à des pédants, ils les condamneraient, jusqu’au moment où on leur en découvrirait la provenance. Nous savons que, pour ces gens, bien écrire, c’est mettre l’orthographe, éviter comme un péché mortel la répétition des mêmes mots et employer les locutions toutes faites, ainsi que les périphrases, chères aux académiciens.

Ce qui contribua aussi à l’imposer au public, c’est qu’il cria très fort l’excellence de sa doctrine, dans ses conversations et par le fait de sa persistance ; il y était encouragé par les bons auteurs de la Grèce, de Rome, de nos XVIIe et XVIIIe siècles, sur lesquels il s’appuyait.

Comme le pense Nietzche, le réformateur victorieux est en effet celui qui crie le plus fort.

Mais bien écrire, c’est bien sentir et bien penser, ainsi que notre écrivain le répète souvent. Bien, dans la seconde partie de cet aphorisme, signifie vivement, exactement, personnellement, et n’implique, puisqu’il s’agit d’art, aucune idée de science ou de morale ; les lecteurs ordinaires sont portés à le comprendre autrement.

Avant l’avènement de Flaubert, cette même imprécision des termes, causé par la suprématie de l’idée, produisait un phénomène assez inattendu, mais toutefois très explicable par la psychologie : l’imprécision de la pensée. La mort était donc entrée dans la prose française, dont il fut le régénérateur.

C’est sur ce point qu’il faut insister ; les auteurs secondaires du Parnasse n’ont pas paru s’en rendre compte. Ils n’ont vu, je le répète, que le côté extérieur de son œuvre, et l’ont diminuée. Par sa nature, Flaubert était un grand visuel : on sait l’importance de la peinture à son époque, qui était celle d’Ingres, de Delacroix, de Manet, de Courbet, etc… De plus, c’était un penseur ; il admirait Spinoza, Schopenhauer et Spencer ; ce fut le véritable disciple de Goethe. Sans être un philosophe, il était beaucoup plus intelligent que ses camarades de Paris, qui eussent été bien incapables de concevoir la Tentation de Saint-Antoine et Bouvard et Pécuchet.

Je crois même qu’il était plus profond, quoique moins érudit qu’Ernest Renan, sa pénétration de la nature et ses connaissances de médecine, le dirigeaient vers l’ésotérisme des anciennes croyances. C’était un positiviste.

Ses pensées et ses visions constituaient donc le fond de lui-même ; il n’en parla pas plus qu’on ne le fait de la nécessité des matériaux pour construire un édifice. Ce qui lui importait d’enseigner et de réaliser, c’était donc la forme artistique. Cela se conçoit facilement. Mais les matériaux, il les avait en sa possession, il les employait, car il observait et connaissait bien des choses.

Voilà ce que l’on a oublié. On l’a considéré comme un brillant rhéteur, un styliste, préoccupé seulement du son des phrases.

Mais jamais il n’avait eu l’idée absurde d’écrire pour ne rien dire, pour ne rien représenter, pour ne rien faire comprendre. Est-ce que les mots n’expriment pas des idées, des pensées et des images ?

Son « art-pour-l’art » signifiait un art dégagé de toute considération autre que l’artistique, telle que la morale et la sociologie. Beaucoup d’écrivains superficiels ont compris qu’il s’agissait de l’absolutisme de la forme. Ils ont écrit pour ne rien dire et Dieu sait quel avenir leur est réservé ; ils voudraient réduire la littérature à une musique bien inutile, faisant double emploi et d’une évidente infériorité. Qu’ils remarquent bien que si, malgré leur défaut de pensée, ils peuvent écrire, c’est parce qu’ils exploitent les créateurs : ce sont des parasites, uniquement capables de déplacer des mots et d’arranger des phrases ; ce sont de simples mercuriens, dont Flaubert n’a probablement pas pressenti l’apparition, parce qu’à son époque, là n’était pas le danger. Dans quelle rage, il entrerait s’il savait l’abus qu’on a fait de sa doctrine, bien que ce soit l’histoire de tous les réformateurs.

Néanmoins, il ne faut pas croire qu’il suffit d’avoir une idée pour composer une œuvre d’art. La mode revient aux romans et aux pièces à thèse sociale. Il n’est pas impossible que quelques-uns de ces ouvrages soient esthétiques, mais cela ne l’implique pas nécessairement ; il n’y a pas de genres et de sujets bons et mauvais, mais des auteurs. Il faut écrire ce pour quoi on se sent destiné et inspiré ; néanmoins se mettre en garde contre tout ce qui peut tirer son succès d’éléments étrangers à l’art d’écrire, défini par Boileau, Buffon et Flaubert. Les considérations politiques, morales et sociales sont bien tentantes et insidieuses. Il ne suffit pas de discuter sur le mariage, le divorce, l’adultère, la maternité, la pathologie, la puériculture pour composer une bonne pièce. On peut faire ainsi une œuvre utile ; elle n’est pas nécessairement belle. Beaucoup d’ouvrages artistiques ne sont jugés que par les passions politiques qu’elles excitent et rien de plus étonnant que l’Ennemi du peuple applaudi par les socialistes ! Il y a beaucoup d’autres exemples de ce malentendu.

Je crois qu’il était bon de dire ces choses, car notre littérature, si bien reconstituée par Flaubert, subit deux assauts opposés : le premier, qu’il a sans doute provoqué parce qu’il n’en a pas vu le péril, vient de ces sortes de dandys du style, dépourvus d’idées et de sentiments ; l’autre est celui contre lequel il a lutté toute sa vie, parce qu’il voulait l’art absolu, libéré des principes étrangers aux siens et se suffisant à lui-même, comme le sont la science et la philosophie de nos jours.

Une nouvelle lecture de toutes les œuvres de Flaubert sera la meilleure démonstration de ce que j’avance.

 

(1) Aujourd’hui, nous disons flaubertiste.

(2) Il est possible qu’il s’agisse de Hugues Delorme, qui fut journaliste à Rouen, avant de l’être à Paris et qui publia de nombreux bout-rimés, à la manière de Franc-Nohain.

(3) Le Dr Maridort est demeuré célibataire, voulant conserver le souvenir d’une jeune fille, à qui il était fiancé, et qui mourut au cours d’une épidémie d’influenza.