Une lettre ironique de Flaubert à la Princesse Mathilde

Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 30  – Page 43

Une lettre ironique de Flaubert

à la Princesse Mathilde

Cette lettre concernant le dernier voyage de Napoléon III à Rouen a paru dans un ouvrage en italien de Mme Marcelle Spaziani dont le titre est Gli amici della Principessa Matilde et qui donne en français des lettres de Mérimée, Sainte-Beuve, Gautier, Flaubert, Renan, Taine, Goncourt, Maupassant adressées à la princesse Mathilde.

Ayant reçu une carte d’invitation, Flaubert crut bon de s’y rendre et il en donne un compte rendu féroce à la princesse Mathilde, dont la vie à Paris était très libre, recevant les littérateurs dans son salon et à ses dîners demeurés célèbres. Plutôt en froid avec les Tuileries, on dit que cette Bonaparte avait fait aimer le Second Empire à des hommes qui s’en seraient séparés beaucoup plus tôt. Flaubert se montre ici goguenard à I’endroit de certains de ses compatriotes. Il est certain que, comme sous tous les régimes de caractère autoritaire, il se trouve des gens empressés à manifester apparemment leur dévotion au pouvoir : c’est de tous les temps, hélas !

Le mieux est de se reporter au Journal de Rouen, l’un des quotidiens rouennais, le moins napoléonien, légèrement oppositionnel et qui ne bénéficia pas des annonces légales durant ce second Empire, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir un plus fort tirage que le Nouvelliste de Rouen, dévoué à celui-ci et dont le directeur était Charles Lapierre, un des amis de Flaubert.

Napoléon III est venu à Rouen, le 11 avril 1849, au mois d’août 1857, quelques heures à son retour d’Angleterre, en 1861, avec M. Rouher. Il y revint quelques heures, le 31 mai 1868, par chemin de fer avec l’Impératrice Eugénie. Il arriva à la gare rue Verte, à 2 h. 25 après-midi. Le rédacteur du Journal de Rouen écrit : « …L’empereur était en habit de ville, laissant voir le grand cordon de la Légion d’Honneur. Il s’appuyait sur une canne et semblait un peu fatigué. L’Impératrice avait une toilette lilas du meilleur goût. Elle portait sur un costume court en soie une jupe de mousseline garnie de dentelles… Dans le salon de la gare Rue Verte un adjoint de la ville, Nion, fit un discours et remit à l’Empereur les clés en argent de la cité, les mêmes qui avaient été présentées le 30 mai 1810 à l’Empereur Napoléon 1er et à I’Impératrice Marie-Louise. Son discours se termina par Vive l’Empereur, vive I’Impératrice ! repris plusieurs fois, par les assistants.

…Enfin, on est arrivé à l’entrée du Cours (la Reine) et l’Empereur et l’Impératrice ont descendu de leur voiture. L’Empereur semblait très satisfait de l’accueil qu’il avait reçu pendant ce trajet, à travers les rues principales de notre ville et plusieurs fois, l’Impératrice avait paru émue, en entendant les cris qui la saluaient. Après avoir examiné les principaux sujets du concours hippique, présentés par M. Drieu, président du concours hippique, et après une visite aux diverses expositions agricoles, l’Empereur et l’Impératrice ont pris place dans la tente impériale. Près de cette tente se trouvaient le Conseil municipal de Rouen et un grand nombre de maires de communes du département, des magistrats, des fonctionnaires de tout ordre, le cardinal archevêque de Rouen et tout le clergé. En face, deux vastes tentes étaient remplies de dames Une députation de jeunes filles prises dans les écoles communales de la ville a présenté à ce moment un quatrième bouquet à l’Impératrice… L’Impératrice a reçu ces fleurs avec beaucoup de bienveillance et s’est longtemps entretenue avec les deux maîtresses qui conduisaient les enfants… L’Empereur a remis lui-même ces diverses décorations (10 croix d officiers de la Légion d’honneur, 39 croix de chevaliers, 6 médailles militaires). Après avoir donné ces décorations, l’Empereur a également remis la prime d honneur de I’exposition régionale à M. Jules Roquigny ; cette distribution terminée l’Empereur et l’Impératrice se sont dirigés vers le pont de Grammont où le train impérial les attendait. Ils sont montés en wagon à quatre heures et demie. Leur séjour a ainsi duré trois heures et demie. »

Dans une de ses lettres, Flaubert devait écrire : « L’Empereur ne se doute pas du prodigieux développement qu’il a donné à la cuisine rouennaise. On ne fait que banqueter pour se réjouir des croix d’honneur distribuées par sa majesté ».

Dans la lettre à la princesse Mathilde, Flaubert manifeste une fois de plus son opposition à la bourgeoisie rouennaise et à son comportement.

Croisset, 31 mai 1868.

Princesse,

Votre affection pour l’Empereur sera satisfaite sans doute, d’avoir sur son voyage d’aujourd’hui quelques détails vrais. Je m’empresse de vous dire ce que j’ai vu.

Dès midi, je me suis transporté dans ma noble patrie, affrontant pour voir mon souverain le spectacle de mes compatriotes — et à ce propos, L.L. M .M. ont dû être ébahies de leur laideur ? — II y avait longtemps que je ne les avais contemplées en masse ! Quelles têtes ! Je reprends ma narration. Il faisait un soleil splendide, un temps merveilleusement beau. L’Empereur, au bras de l’Impératrice, est arrivé à trois heures, sur le Cours la Reine (1), devant son Pavillon. On criait beaucoup. Il paraissait très content. Je lui ai rarement vu meilleure mine.

Après avoir fait le demi-tour de l’espèce de cirque où étaient dressées les tribunes contenant l’aristocratie locale, il a visité un peu plus loin, les produits agricoles, puis est revenu vers son Pavillon, dont il a monté les degrés. Alors a commencé la distribution des Croix. Il a dû, lui, remarquer les mauvaises manières de ces braves gens. Sauf un Curé et un Sergent (2) tous le saluaient d’une façon pitoyable. Je suis sûr qu’il se rappellera longtemps un individu grotesque, orné de lunettes bleues à quatre carreaux et qui a exprimé sa reconnaissance par une gesticulation indescriptible. C’est un ancien directeur d’hôpital, ex-chanteur de romances, le doyen des gardes nationaux de France (3), âgé de 85 ans, et qui, il y a six ans encore, prenait des leçons de polka ! Homme entièrement postiche, avec corset, toupet, fausses dents, faux mollets et œil de verre ; le tout répondant au nom de Gervais.

Ensuite il y eut un petit Bossu, un vrai Mayeux qui faisait un drôle d’effet. Mais celui-là est un homme de mérite, un avocat nommé Du Traversin (4). Troisième épisode : mon ami le marquis Lefroid de Méreaux — compositeur de musique — homme charmant d’ailleurs (5), autrefois l’amant et presque le mari de la Damoreau (6) s est flanqué par terre sur l’estrade, en allant chercher l’Étoile.

J’ai entendu l’Empereur demander à un M. Pietri (7), s’il était parent du Préfet de Police — car je m’étais placé le plus près possible — au bas de l’estrade, dans un angle, derrière un vase de fleurs. Mais je n’ai pu m’approcher de LL. MM. Le cardinal de Bonnechose (8) m’a intercepté l’Impératrice. C’est à grand-peine que j’ai donné la main au général Fleury (9). En résumé, la réception a été très bien. Tout le monde, je crois, s’en est retourné content.

Il est maintenant minuit. Voilà votre dernier dimanche de cette année qui vient de finir. Je pense à ceux de l’année prochaine.

Et je me mets à vos pieds, Princesse, en vous assurant que je suis entièrement à vous.

Gustave FLAUBERT.


 

(1) Le Cours la Reine est à Saint-Sever sur la rive gauche. Ce fut au XIXe siècle une sorte de Champs Élysées pour les bourgeois rouennais. Le Cours la Reine, avec les bombardements et le développement de la ville, a pratiquement disparu.

(2) Ce curé et ce sergent, probablement de la garde nationale ne sont pas identifiables.

(3) Il s’agit de Gabriel Florentin Gervais, né le 17 octobre 1785 et mort à Rouen le 23 juillet 1869, docteur en médecine, ancien directeur de l’hospice général de Rouen, auteur d’un ouvrage sur la phrénologie (Cherbourg, 1842) et qui fut fait officier de la Légion d’honneur, ce jour-là, comme chef de bataillon de la garde nationale pour 55 ans de service.

(4) II s’agit de Hyppolite Amable Désiré Vaucquier du Traversain, né à Rouen, le 19 octobre 1822 et mort à Rouen, le 1er juillet 1886, conseil général, avocat à Rouen. Il a publié : Du mariage et de la famille (1845) ; la Physiologie de la foire Saint-Romain par le patriarche Abraham (1846) ; Essai sur les corporations des arts et métiers (1874).

(5) Amédée Méreaux était le descendant de Nicolas Jean (1745-1797) et Jean-Nicolas (1767-1838) deux organistes parisiens célèbres. Jean Amédée, fils du précédent, né à Paris en 1802, mort à Rouen le 24 avril 1874 était un pianiste et un musicographe de mérite. Ses amis, dont Flaubert, à cause de son vrai nom, Le Froid de Méreaux, l’appelaient le marquis. Il fut longtemps le chroniqueur musical du Journal de Rouen et fut décoré comme président du concours régional orphéonique de Rouen.

(6) Damoreau (Laure Cinthie, née Montalant, célèbre cantatrice scénique, née et morte à Paris (1801-1863), élève du Conservatoire, chanta à l’Opéra sous le nom de Mlle Cinthie, de 1826 à 1835, puis à l’Opéra Comique, fut ensuite professeur de chant au Conservatoire.

(7) Piétri, chef de bataillon au 96e de ligne, 21 ans de services à l’armée, 4 campagnes, 1 blessure, et fut fait chevalier de la Légion d’honneur.

(8) Le Cardinal de Bonnechose, archevêque de Rouen et confesseur de l’Impératrice.

(9) Le Général Fleury commandait alors le corps d’armée à Rouen.