Quelques dettes balzaciennes de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 31 – Page 15

 

Quelques dettes balzaciennes de Flaubert

On n’en aura jamais fini d’analyser le phénomène de la création littéraire : au lecteur non averti comme au créateur lui-même, il apparaît comme un donné tout simple, surgi de l’imagination. En fait, il est d’autant plus complexe que l’écrivain se trouve avoir l’imagination moins fertile. Alexandre Dumas improvise une intrigue, Victor Hugo enregistre ses visions : ce sont là deux imaginatifs, et dans l’un et l’autre cas, l’invention est tributaire de l’écrivain. Mais un romancier comme Balzac, et surtout comme Flaubert, dont on connaît l’écriture laborieuse, ou même comme Maupassant, ne tire que peu de chose de son imagination, et beaucoup au contraire de sa mémoire ou de l’observation de la réalité : il la stylise, la recompose, contamine deux événements ou deux souvenirs, en un mot, il accomplit ce mystérieux labeur de récréation qui fait plus vivant que la vie même ; à tous ces écrivains-là, il faut le choc initial, l’événement — autobiographique ou autre — ou la réminiscence littéraire. All is true, écrit Balzac au commencement du Père Goriot ; Madame Bovary, c’est moi ! dira Flaubert ; et Une Vie porte en sous-titre : L’Humble Vérité.

Il semble que l’invention du couple Bovary par Flaubert soit, elle aussi, tributaire de bien des choses. Rappelons pour mémoire ce qu’il doit au ménage Delamare, et sans doute aussi aux tristes héros d’un fait divers qui inspira, en 1838, à Flaubert adolescent sa nouvelle Passion et Vertu, qui est comme un premier état du roman. Le nom même de Bovary, doublet du futur Bouvard, Flaubert le découvrit en voyage dans un hôtel de la Haute-Egypte, dont le propriétaire se nommait Bouvaret. Il y a lieu de croire néanmoins que d’autres sources, non encore indiquées à ma connaissance, sources réelles et sources livresques, ont été sollicitées par le romancier.

On sait, qu’à plusieurs reprises, Flaubert donne à Emma certains traits masculins : détails physiques — Sa main pourtant n’était pas belle, point assez pâle, peut-être, et un peu sèche aux phalanges ; elle était trop longue aussi, et sans molles inflexions de lignes sur les contours (1) ; détails vestimentaires — Elle portait comme un homme, passé entre deux boutons de son corsage, un lorgnon d’écaillé (2) — ; comportement — Il devenait sa maîtresse plutôt qu’elle n’était la sienne (3) — ; et jusqu’au déguisement de la mi-carême qu’elle choisit un soir de spleen — Elle mit un pantalon de velours et des bas rouges, avec une perruque à catogan (4) — Emma est virile, volontaire, Léon lâche, veule, féminin. Que Flaubert se soit forgé cette image de sa grande amoureuse n’a pas de quoi surprendre. Dans L’Éducation Sentimentale, il insiste sur les aspects féminins du caractère de Frédéric Moreau, frère puîné de Léon Dupuy, et doublure de lui-même, sur sa façon peu virile de vivre, d’aimer et de vouloir. Aussi, les femmes qu’il rencontre sur sa route sont-elles, par compensation, énergiques et mâles. Je pense non seulement à Mme Arnoux, exemple frappant de possession de soi, et dont le modèle, Madame Schlésinger — la Maria des Mémoires d’un Fou — avait un duvet fin qui brunissait sa lèvre supérieure et donnait à sa figure une expression mâle et énergique à faire pâlir les beautés blondes (5), mais aussi à Rosanette : Frédéric fait sa connaissance au cours d’un bal masqué qui se donne chez elle ; elle porte un costume de dragon Louis XV, qui lui vaut le durable sobriquet de Maréchale. Tout au long du roman, Rosanette domine Frédéric : à la fois jalouse et infidèle, indiscrète, elle accable son amant de questions, ne peut admettre qu’il lui cache rien de son passé, raille son attachement pour Mme Arnoux. Et sa rupture avec la Maréchale est le seul acte de volonté dont Frédéric ait jamais été capable. Or, il existe dans la vie de Flaubert quelqu’un qui a été sa Maréchale, et avec qui la rupture fut aussi violente. Cette femme était Louise Colet, qui a donné bien des traits à Rosanette, et quelques autres à Emma Bovary — sans parler du cachet Amor nel cor, que Flaubert utilisa sans vergogne dans le roman, provoquant la fureur de la maîtresse abandonnée. Et voilà pour la dette autobiographique.

La destinée de Balzac fut aussi de rencontrer des femmes de caractère et de subir leur empreinte à des titres divers ; il a la révélation de l’amour physique avec Mme de Berny, qui acquiert sur le jeune homme un ascendant dont Mme Balzac mère prend ombrage ; il satisfait son snobisme avec Laure d’Abrantès, qui flatte aussi sa curiosité historique et le retient en le nourrissant d’anecdotes vraies ou fausses sur l’Empire ; il fréquente George Sand, qu’il traite en camarade ; et il trouve en Zulma Carraud une amie sûre et discrète, sans complaisance d’ailleurs. Toutes sont avec lui maternelles. Et c’est encore une dépendance (et quelle dépendance !) que son attachement pour Madame Hanska. Il n’est pas surprenant, dès lors, que dans Illusions perdues Balzac ait imaginé des rapports de même ordre entre son délicat poète d’Angoulême, Lucien de Rubempré, et la colossale Mme de Bargeton, née Louise-Anaïs de Négrepelisse. Tout en elle, physique, allure, costume, atteste la femme supérieure, expression qui, sous la plume de Balzac, signifie femme volontaire, ambitieuse et dominatrice : « Madame de Bargeton portait suivant une mode nouvelle, un béret tailladé en velours noir… Il s’en échappait une folle chevelure d’un blond rouge, dorée à la lumière, ardente au contour des boucles. La noble dame avait le teint éclatant par lequel une femme rachète les prétendus inconvénients de cette fauve couleur. Ses yeux gris étincelaient… le nez offrait une courbure bourbonienne, qui ajoutait au feu d’un visage long en présentant comme un point brillant où se peignait le royal entraînement des Condé. Les cheveux ne cachaient pas entièrement le cou. La robe, négligemment croisée, laissait voir une poitrine de neige… De ses doigts effilés et soignés, mais un peu secs, Madame de Bargeton fit au jeune poète un geste amical pour lui indiquer la chaise qui était près d’elle » (6).

Que Flaubert, lecteur assidu de Balzac, quoi qu’il en ait dit — dans un article récent (7), j’ai montré que sa rencontre avec le Médecin de Campagne remonte à 1836 ; il a sûrement lu Louis Lambert : il avoue son admiration pour la Femme de trente ans, et Illusions perdues est à sa façon un modèle pour sa propre Éducation sentimentale— que Flaubert donc ait retrouvé dans le portrait de Madame de Bargeton comme une confirmation de ses propres expériences féminines, il n’en faudrait pas davantage pour qu’il en ait fait profiter le personnage d’Emma Bovary. Et, de fait, les ressemblances sont nombreuses trop variées aussi pour laisser le moindre doute sur l’influence d’un roman sur l’autre.

Nous avons relevé au passage deux expressions fort voisines pour évoquer les doigts d’Emma et ceux d’Anaïs. Où Balzac note la couperose sur les pommettes (8), Flaubert parle des yeux de feu de Mme de Bargeton et la montre maigrie plutôt que maigre, maladive malgré sa force (10). D’Emma jeune fille, Flaubert aussi écrit : « Ce qu’elle avait de beau, c’étaient les yeux ; quoi qu’ils fussent bruns, ils semblaient noirs à cause des cils, et son regard arrivait franchement à vous avec une hardiesse candide » (11). Et lorsqu’elle est installée à Yonville, après deux ans de mariage, Flaubert observe : Emma maigrit ; ses joues pâlirent, sa figure s’allongea. Avec ses bandeaux noirs, ses grands yeux, son nez droit, sa démarche d’oiseau, et toujours silencieuse, maintenant, ne semblait-elle pas traverser l’existence en y touchant à peine ? (12).

Les deux femmes jouent du piano : Elle se remit à la musique pour son poète à qui elle révéla le monde musical, elle lui joua quelques beaux morceaux de Beethoven, et le ravit (13). Quant au piano, plus ses doigts y couraient vite, plus il s’émerveillait. Elle frappait sur les touches avec aplomb, et parcourait du haut en bas tout le clavier sans s’interrompre (14).

L’une et l’autre ne conçoivent pas l’amour sans poésie. Lucien dédie à Anaïs les stances à Elle ; et Léon se contente de copier pour Emma un sonnet dans un keepsake.

Les sentiments que Charles porte à Emma doivent, eux aussi, beaucoup à ceux de Monsieur de Bargeton pour sa femme. Écoutons Flaubert : Emma, d’autre part, savait conduire sa maison… Quand ils avaient le dimanche quelque voisin à dîner, elle trouvait le moyen d’offrir un plat coquet… il rejaillissait de tout cela beaucoup de considération sur Bovary. Charles finissait même par s’estimer davantage de ce qu’il possédait une pareille femme (15). Charles ne savait que répondre : il respectait sa mère, et il aimait infiniment sa femme (16). Elle le charmait par quantité de délicatesse… Moins Charles comprenait ces élégances, plus il en subissait la séduction. Elles ajoutaient quelque chose au plaisir de ses sens, et à la douceur de son foyer. C’était comme une poussière d’or qui sablait tout du long le petit sentier de sa vie (17). Quant à M. de Bargeton, Anaïs était le beau côté de sa vie, elle lui donnait des jouissances infinies. Lorsqu’elle jouait son rôle de maîtresse de maison, il s’étendait sur une bergère en l’admirant, car elle parlait pour lui… Son respect pour elle allait d’ailleurs jusqu’à l’adoration… En personne spirituelle et généreuse, Anaïs n’avait pas abusé de ses avantages en reconnaissant chez son mari la nature facile d’un enfant qui ne demandait pas mieux que d’être gouverné. Elle avait pris soin de lui comme on prend soin d’un manteau ; elle le tenait propre, le brossait, le serrait, le ménageait ; en se sentant ménagé, brossé, soigné, Monsieur de Bargeton avait contrasté pour sa femme une affection canine… Madame de Bargeton ne connaissant à son mari aucun autre plaisir que celui de la bonne chère, lui faisait faire d’excellents dîners… (18). Il est probable enfin que Flaubert, frappé au passage par un détail du portrait de M. de Bargeton, — ou il venait étudier les cartes d’un joueur sans y rien comprendre, car il ne savait aucun jeu(19) l’ait repris dans Madame Bovary en montrant, Charles au bal de la Vaubeyssard, qui avait passé cinq heures de suite, tout debout devant les tables, à regarder jouer au whist, sans y rien comprendre (20).

Si ces exemples sont probants, ils confirment ce que M. Jean Pommier appelle la filiation d’une œuvre à l’autre. Mais cette filiation se trouve singulièrement renforcée si, à travers la fiction romanesque de l’œuvre qui va servir de modèle, le cadet pressent ou découvre chez son aîné l’expérience qu’il est lui-même en train d’acquérir. C’est parce qu’elle est elle-même de la vie convertie en art que l’œuvre peut influencer un écrivain autant que sa propre existence. Qui pourra jamais, dans cette alchimie de la création littéraire, qui ne livre que peu à peu, et comme à regret, quelques-uns de ses secrets, discerner ce qui a le plus déterminé Gustave Flaubert à jeter dans son propre creuset un peu de cette substance balzacienne : son adhésion à l’œuvre, ou sa joie d’y découvrir l’homme, son semblable, son frère ?

 

Roger Bismut.

Février 1967

(1) Madame Bovary, Collection Astrée, p. 17.

(2) Ibidem, p. 18.

(3) Ibidem, p. 322.

(4) Ibidem, p. 337.

(5) Mémoires d’un Fou, Éditions du Rocher, Monaco, 1946, p. 26.

(6) Illusions Perdues. Collection Astrée. p. 52-53.

(7) Amis de Flaubert, No 26, mai 1965, p.6-10.

(8) Ill. Perd., p. 53.

(9) Mme B., p. 18.

(10) Ill. Perd., p. 53.

(11) Mme B., p. 17.

(12) Ibidem, p. 127.

(13) Ill. Perd., p. 57.

(14) Mme B., p. 48.

(15) Ibidem, p. 49.

(16) Ibidem, p. 50.

(17) Ibidem, p. 71.

(18) Ill. Perd., p. 7879.

(19) Ibidem, p. 78.

(20) Mme B., p. 62