La conscience de classe chez Flaubert selon Sartre

Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 31 – Page 25

 

A propos de « la conscience de classe chez Flaubert »

selon Jean-Paul Sartre

Pour qui connaît les préoccupations actuelles du philosophe de l’absurde et de l’engagement existentialiste, Il n’est pas surprenant que Sartre ait consacré en 1966 plusieurs articles à Flaubert dans sa revue « Les Temps Modernes ». Il ne sera pas question ici des articles intitulés : « Flaubert, du poète à l’artiste », mais des deux premiers : « La conscience de classe chez Flaubert » (mai et juin 1966, pp 1921-1951 et pp. 2113-2153). Notre propos n’est pas d’en faire un compte rendu, ni une critique : ils sont à lire intégralement pour qui veut suivre la destinée posthume de Flaubert ; nous laisserons de côté, malgré la forte unité de ces soixante-dix pages très brillantes, les analyses relatives au langage de Flaubert, pour nous intéresser aux apports que confirme l’histoire sociale des classes moyennes françaises du XIXe siècle. Parmi les « Amis de Flaubert », certains peuvent être choqués des jugements sévères que Sartre porte sur Flaubert ; il est vrai que quelque chose gêne ; d’abord la notion de « conscience de classe » appartient à l’outillage mental de Sartre, mais pas à celui de Flaubert qui n’a pas lu Karl Marx ; les deux hommes sont séparés par l’épaisseur culturelle d’un siècle très dense ; or Sartre traite Flaubert comme s’il était son contemporain ; il semble même qu’il instruise un procès, mais sans aucune sérénité ; on se demande parfois si Sartre ne reproche pas à Flaubert de ne pas avoir été Hugo … ou de ne pas avoir contesté sa classe comme au XXe siècle, un Sartre a pu le faire.

 

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Sartre pose de façon lumineuse le problème central du rapport de Flaubert à sa classe : Flaubert est un bourgeois ; or, il lui apparaît que la bourgeoisie est odieuse ou bête ; et pourtant il lui est impossible d’en sortir vraiment, ni par le haut vers l’aristocratie ni par le bas vers le peuple.

Sartre décrit magistralement le milieu bourgeois où Gustave Flaubert a grandi. Son père, le chirurgien Achille-Cléophas Flaubert (1784-1846), doit sa promotion sociale à sa valeur professionnelle ; mais il est propriétaire et vit aussi de la rente foncière ; sa philanthropie médicale fait partie de son métier, mais ne constitue pas un engagement politique ; il est intelligent, mais ses aptitudes le portent plus vers la science que vers l’art. Ceci pose aussitôt le problème de l’élite : cette bourgeoisie intellectuelle est déjà spécialisée, les médecins et les savants ne comprennent et n’apprécient pas le romantisme en général ; il y a un malentendu permanent entre les savants et les artistes qui sont persuadés, les uns et les autres, de devoir être au premier rang ; déçus par le suffrage universel, ils rêvent d’une société dirigée par les « capacités », c’est-à-dire les compétences, les talents… ; et d’imaginer une dictature désintéressée selon les exigences de la santé publique pour les uns, selon les normes de la beauté et de la noblesse morale pour les autres. II y a une autre ambiguïté, intérieure à la bourgeoisie, sur un autre front, entre la bourgeoisie intellectuelle et la bourgeoisie d’affaires : beaucoup de fonctionnaires moyens et supérieurs, beaucoup de membres des professions libérales (médecins, avocats…) dissocient la science et l’argent, méprisent les capitalistes, les boutiquiers, les industriels, et, dans la perspective de la révolution de 1789, sont persuadés d’être à part, d’être une catégorie dynamique et révolutionnaire. Il est vrai que les petits fonctionnaires sont plus proches du peuple salarié que de la bourgeoisie ; mais les fonctionnaires moyens et supérieurs (professeurs, juges, etc. …) ont à la fois des traitements de l’État et un petit patrimoine, ce qui, le mode de vie aidant, les range dans la bourgeoisie. Par-delà la façon d’être rémunérés, il y a donc, dans la première moitié du XIXe siècle, un « sous-groupe » bourgeois intellectuel composé de professeurs, de médecins, d’ingénieurs, de juges, d’avocats de chimistes, de journalistes, etc. … qui, à cause de la nature éminemment sociale de leurs fonctions, à cause de leur incontestable utilité, pensent échapper à la lutte des classes, se permettent de juger aristocratie d’argent, aristocratie de naissance et petit peuple, en fonction des besoins idéaux de la société. Ce sous-groupe est orgueilleux, conscient d’avoir raison, sûr d’être le ferment du progrès, plus que les gens d’affaires et plus que les masses ignorantes. À l’époque du scientisme, Flaubert est témoin de l’essor social et du prestige moral de ces catégories moyennes ; Flaubert constate la grande diversité des bourgeoisies ; quand il tente de définir l’idéologie réelle de sa classe, il énumère des « idées reçues » qui sont, comme Sartre le remarque, contradictoires ; c’est que les différentes catégories de bourgeois ont des idées contradictoires, allant de la démocratie à la réaction, du voltairianisme ou conformisme catholique ; les observations de Flaubert, comme celles de Balzac, sont parfaitement justes ; il n’a pas à mettre de l’unité là où il n’y en a pas.

Si Flaubert parle si bien de la bourgeoisie, s’il en connaît si bien les tendances parfois opposées, c’est qu’il les étudie en lui-même. Sartre cite les autodéfinitions du romancier : « Je suis tout bonnement un bourgeois qui vit retiré à la campagne, m’occupant de littérature » (lettre à Maxime du Camp, juillet 1852). On remarque que la littérature est une occupation et non la source majeure de ses revenus. Socialement, il est un rentier, un petit propriétaire improductif ; il a donc les réactions de sa classe. Il craint la populace et la démocratie ; la Commune de Paris en 1871 lui inspire de la terreur comme à tous les possédants. Il n’appartient pas à ce groupe dynamique et savant de la bourgeoisie où se trouvent son père et son frère. Il se place dans la catégorie rivale, plus rêveuse et moins utile, celle des artistes. Enfin il avoue à George Sand : « Je suis parfois bien ennuyé du bourgeois que j’ai sous la peau ». Cet ennui — qui n’est pas permanent — explique-t-il la position que prend Flaubert devant les bourgeois ?

Sartre explique très bien ce que signifie pour Flaubert ce mot « bourgeois » qu’il emploie au singulier parfois. La définition ne peut pas être économique ; le bourgeois n’est pas le détenteur de capitaux ni le propriétaire, car l’aristocrate peut l’être aussi ; le bourgeois peut être « en blouse », c’est-à-dire, à cette époque, employé ou ouvrier, donc salarié. Le point de vue de Flaubert est esthétique ; il regarde les bourgeois d’un œil d’artiste noble, et il les voit comme une espèce à part, responsable de la laideur, de la bêtise et de l’hypocrisie du monde : béotien., barbare volontairement (alors que le paysan et le prolétaire sont barbares sans le faire exprès), philistin, le bourgeois est l’anti-artiste, l’homme satisfait qui produit et calcule, l’homme positif qui n’atteint jamais les hauteurs de la distinction, de la générosité et du désintéressement. Dans cette optique, Flaubert s’en prend évidemment aux parvenus de l’instruction comme aux parvenus des affaires ; on retrouve la rivalité des artistes et des savants ; on comprend que le romancier n’ait pas ménagé le pharmacien Harnais qui représente pourtant, malgré son dogmatisme et son ambition, un élément de progrès dans son canton ; on conçoit que Gustave n’apprécie pas beaucoup la mentalité de son frère Achille dont l’œuvre médicale est objectivement importante ; on s’étonne moins des féroces boutades de Gustave Flaubert contre l’instruction obligatoire qui multipliera le nombre des imbéciles.

Sartre entreprend de démontrer que le réactionnaire Flaubert déteste la science et la raison analytique. Beaucoup de preuves vont en effet dans ce sens : si Flaubert accepte que la raison détruise les traditions, les cérémonies caduques et les superstitions, il ridiculise souvent les libéraux et les scientistes ; il pose même la grande question : et si toute la science s’écroulait ? et peu avant sa mort il écrit à Maupassant : « ne me parlez pas du réalisme, du naturalisme ou de l’expérimental ! J’en suis gorgé. Quelles vides inepties ! » (octobre 1879). Ce scepticisme inquiète Sartre qui tente de l’expliquer par l’ambiguïté insurmontable de la situation de Flaubert : passivité, absence d’esprit de synthèse, immobilisme, tels sont les reproches. La cause selon J.-P. Sartre : « Exclu et compromis, victime et complice, il souffre à la fois de son exclusion et de sa complicité » (p. 1949) ; ou encore, Flaubert, dans sa classe, serait « enfermé, compromis, souillé » (p. 2113) ; ou même plus violemment, ayant démasqué la Bêtise bourgeoise hors de lui et en lui, Flaubert ne peut plus être ni un pourceau satisfait, ni un Socrate mécontent : « Mais peut-être Flaubert n’est-il qu’un pourceau mécontent ? » (p. 2134).

Il semble que soit posé ici un problème typiquement sartrien : comment vivre moralement une situation ambiguë ? Comment un artiste du XIXe siècle, issu de la bourgeoisie intellectuelle, dépendant économiquement de propriétés bourgeoises et contestant les styles bourgeois dans la pensée, peut-il assumer cette condition contradictoire ? On sait que Victor Hugo surmonte cette contradiction en passant au service du peuple et de la république. Flaubert, mécontent de lui, des bourgeois et des savants, tenté d’« engueuler les humains », ne pousse pas sa révolte de ce côté : il fuit dans l’art.

Cette fuite a des aspects positifs. Flaubert est trop nerveux pour suivre le généreux Hugo dans l’engagement politique, pour supporter la fréquentation du peuple et la remise en question de ses préjugés sociaux, et pour nier sa classe par des actes spectaculaires. Flaubert ne s’engage pas, et ne se marie pas non plus, pour la même raison : les nerfs. À beaucoup d’égards, cela vaut mieux : l’imagine-t-on sur une barricade ? Quand on est un enfant de bourgeois, ce grouillement populaire donne des haut-le-cœur difficiles à dominer : beaucoup d’intellectuels en font l’expérience au XXe comme au XIXe siècle. Donc, apparemment soumis à sa classe, docile rentier, Flaubert n’a plus qu’une arme : la démonstration par l’absurde ; il dit tout ; il s’empresse de ne rien cacher ; il met un savant devant la beauté et il le regarde bâiller : ainsi il dénonce le chirurgien-chef béotien. Autre exemple : il énumère les « idées reçues » en un fourre-tout hétéroclite ; et par le burlesque, le contradictoire, l’absurde, il dénonce une société de transition qui n’a pas renoncé aux vieilles superstitions et dont les nouvelles certitudes sont encore fragiles. Autre exemple : il place deux naïfs consciencieux, Bouvard et Pécuchet, dans le chantier de la science en construction, il s’étonne, il s’amuse, il s’indigne avec eux du gaspillage, du verbiage, de l’incohérence qui caractérisent les grandes aventures débutantes. Comment Sartre, philosophe de la négativité comme ferment dynamique, a-t-il négligé de dire toute la fécondité du procédé littéraire de Flaubert qui consiste toujours, devant quelqu’un ou quelque chose, à se placer du point de vue de ce qui manque ? Ce pessimisme systématique, cette recherche de la faille, n’est-ce pas le réalisme le plus efficace ? Dénoncer ce qui manque, n’est-ce pas un appel au progrès ? N’est-ce pas souvent la démarche de Sartre lui-même ?

Analysons pour finir deux preuves de la lucidité de Gustave Flaubert devant la science et la bourgeoisie intellectuelle. Empruntons le premier exemple à la vie du romancier : en 1878 meurent Claude Bernard et le Pape Pie IX, Flaubert écrit à Madame Des Genettes : « L’Académie des Sciences voilà le concile, et la disparition d’un homme comme Claude Bernard est plus grave que celle d’un vieux seigneur comme Pie IX » ; certains pourraient penser que ces paroles sont amères et que Flaubert déplore le renversement des courants d’opinion ; en réalité, il se déplace personnellement pour assister aux obsèques du grand physiologiste ; plutôt que de voir ici une contradiction, ne faut-il pas tout simplement penser que Flaubert, dans le conflit de la Foi et de la Science, a choisi la Science, malgré tout. Le second exemple permet davantage de nuancer le scepticisme de Flaubert ; il écrit à Louise Colet en juillet 1853 : « Les médecins sont des imbéciles d’une espèce, comme les philosophes le sont d’une autre. Les matérialistes et les spiritualités empêchent également de connaître la matière et l’esprit parce qu’ils scindent l’un de l’autre — les uns font de l’homme un ange, les autres un porc. » Cette façon de dépasser le vieux dualisme d’origine métaphysique pour rappeler l’unité de l’être n’a-t-elle pas une résonnance particulièrement moderne ? Flaubert est un sceptique de la meilleure espèce, l’espèce vigilante. A la fois bourgeois et artiste, « bâtard », il n’est pas neutre, il a ses préférences ; c’est le peuple qui est le plus éloigné de lui, puis la bourgeoisie d’affaires, puis la bourgeoisie intellectuelle ; il y a un dégradé dans le mépris à partir duquel on peut établir une hiérarchie des valeurs : en tête, l’Art, puis la Science ; au loin, l’Argent ; encore plus loin, le Nombre.

 

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Les articles de Sartre sont d’une telle richesse qu’ils fourniraient beaucoup d’autres thèmes de méditation et de recherche. Ce qui frappe, c’est le ton passionné, comme si Gustave Flaubert était son « frère-souffre-douleur », une image inversée de Jean-Paul Sartre. L’articulation de la liberté et des conditionnements est chose mystérieuse ; un philosophe de la responsabilité tranche et juge ; dans ce mépris du « pourceau mécontent », ne reste-t-il pas un peu de « Socrate satisfait » ? Même pour un intellectuel du XXe siècle, il est difficile de rester infatigablement sur la brèche ; Sartre le sait, la tentation de suivre la voie de Flaubert, mutatis mutandis, existe toujours. Mais alors, pourquoi Flaubert qui aurait pu être extraordinairement corrosif s’il avait choisi à fond la liberté, s’est-il arrêté en chemin ? — Sartre esquisse la réponse avec pertinence : il faut chercher du côté de la physiologie et de la psychanalyse. Ici s’ouvrent donc d’autres domaines.

 

J. Léonard.

(Rennes)