Emma Bovary : Copie du concours général

Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 31 – Page 28

 

Une jeune fille d’aujourd’hui et Flaubert

Cette année, les candidats du Concours général ont eu comme sujet en composition française :

« À Balzac, inquiet des ressemblances que les lecteurs pouvaient trouver entre elle et Camille Maupin, héroïne de Béatrix, George Sand écrivait en 1839 :

« Flattée ou non, je suis trop habituée à faire des romans pour ne pas savoir… qu’on ne peut ni ne veut copier un modèle vivant. Où serait l’art, grand Dieu ! si l’on n’inventait pas, soit en beau, soit en laid, les trois-quarts des personnes où le public, bête et curieux, veut reconnaître des originaux à lui connus ? ».

Elle rappelait ainsi à propos des personnages que le créateur a le droit de transformer toutes les réalités qu’il observe. Montrez par l’étude précise d’un roman les caractères et les valeurs artistiques de ces transpositions ».

Naturellement, parmi les candidats, certains ou un grand nombre, choisirent le premier roman de Flaubert, toujours controversé quant à ses origines véritables. Le premier prix fut attribué à Mlle Sylvaine Paquet, née le 25 décembre 1949, élève de première au lycée Camille-Sée, à Paris. Le Monde du 22 juin 1967 a reproduit sa copie. Il est normal et justifié que notre bulletin consacré à Flaubert la publie à son tour et fasse confiance à la jeunesse si souvent décriée, mais dont la majeure partie est loin de ressembler à ce que les faits divers des journaux se plaisent à publier avec empressement, à généraliser en amplifiant, ou ce que les intéressés de la mode essaient de lancer pour leurs profits, qu’ils soient d’origine capillaire, vestimentaire ou musicale. La jeunesse d’aujourd’hui a le souci de son avenir et si elle aime s’amuser, elle travaille beaucoup ; si elle est plus libre, différente dans son attitude des générations précédentes, nous pouvons lui faire confiance et nous en apportons une preuve.

A. D.

***

Le soleil monte dans une vapeur laiteuse et traversée d’ondes brillantes, et un isolement se fait, enveloppé dans les gazes immatérielles que tisse la présence vivante des âmes disparues : écrivains et êtres littéraires émergent de la brume solaire puis s’y dissolvent : Emma Bovary, ses bandeaux noirs et ses yeux où se reflète l’image d’elle-même, sa taille mince et sa robe où longtemps s’est miré son rêve sur la délicatesse du satin aux reflets ambrés, relevé par des roses. Derrière elle, en demi-teinte, Rodolphe, Léon, Charles, puis Yonville et ses habitants… Est-ce rêve complet ou encore réalité ? Cherchons l’auteur : mais il échappe à cette vision par son enveloppe charnelle qui, à présent, s’est confondue avec la terre. L’image d’Emma étincelle comme cristaux à la lumière : lumière de l’esprit seul ?, « invention » ? ainsi que la qualifie George Sand, ou bien éclairage direct, reproduction de faits vrais ?

À l’origine, Madame Bovary fut un entrefilet de journal. Cela montre assez la somme d’apport personnel de l’auteur pour aboutir à ce monde foisonnant, dont la présence s’impose à l’esprit du lecteur, se reconstitue autour de lui comme un tableau dont les différents éléments se composeraient au fur et à mesure, l’esquisse d’après nature se précisant, les tons se fondant les uns dans les autres, en une création harmonieuse et indépendante.

L’auteur est entré « en écriture » dès que les premiers traits de son livre ont été fixés. Auparavant, il n’était que le dessinateur qui schématise la nature. Puis commence le rythme intérieur que créent les premiers mots sur papier. L’esprit créateur n’est plus une partie de ce monde où nous agissons. Il est quelque part dans une existence seconde, compromis entre fiction et vie véritable. Ce qui ne peut se séparer de lui, c’est le cadre de sa vie, l’armature réelle de son rêve. Pour Flaubert, dans « Madame Bovary » surtout, cette bourgeoisie qu’il abhorrait mais qu’il connaissait trop bien est sans cesse restée présente : ce monde où règne Homais, avec ses ridicules, sa satisfaction de soi matérielle et morale, ses idées courtes et fermées, est le tableau de ce qu’elle était en réalité, mais en couleurs contrastées pour plus de force, car le souvenir fournit un matériel déjà épuré, dépouillé de tout ce qui n’a pas fait impression sur l’auteur : ne subsistent que les plus caractéristiques des faits, formant un microcosme où la satire est d autant plus incisive qu’elle est plus ramassée. Ce cadre détermine des personnages mais, ici, il convient de faire la distinction entre les « types » et les êtres littéraires.

L’on sait que Yonville est un bourg réel, mais y trouve-t-on cet ennui mortel qui traîne de l’angélus du matin à celui du soir, cet aspect de prison que lui donnent les convenances, l’anéantissement de toute vie intérieure pour une existence factice et dénaturée par le « paraître ». Les théories scientistes et les idées soi-disant avancées d’Homais ne sont que les prétentieux masques d’une sottise monstrueuse. Le pharmacien est un « type » et non un être véritable : son personnage supporte toutes les haines de Flaubert, et il n’y a pas en lui « les trois-quarts d’invention » dont parle George Sand ; non que les contemporains aient pu le reconnaître exactement, mais il était fait d’une infinité de parcelles prises à chacun des vivants que Flaubert avait observés et détestés. La transposition de la réalité dans le monde romanesque n’est pas ici la véritable alchimie qui s’effectue pour les créations vivantes. C’est plutôt un amalgame visant le but caricatural. Homais est encore mal dégagé de sa réalité lorsqu’il est jeté dans l’écriture. Pour cette raison, il a sa fin en lui-même. Il n’a pas les puissances d’évocation qu’a Emma Bovary, car chaque partie de lui a été scientifiquement analysée, démontée : il ne reste que ce pantin ridicule duquel on sent Flaubert tirer haineusement les ficelles.

Tout autre est Emma : elle existe, elle se meut mystérieusement dans l’espace intemporel ; secrète, toujours, malgré les relectures, les critiques. L’on connaît ce mot de Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi » ; ce fut une boutade peut-être, mais qui contient l’explication partielle du mystère. Pour Flaubert, Emma fut vraiment un être sorti de son sang, de sa substance. Il la peignit à partir de lui-même, il lui donna sa puissance d’imagination, que d’habitude il disciplinait par l’observation précise. Il lui donna ce dégoût de la fausseté et de la fadeur de ce qui l’entourait, son aspiration vers le beau idéal et vers l’amour ; il voulut néanmoins se tenir à distance, et comme pour se punir soi-même, il la fit velléitaire et condamna sa recherche au suicide. Malgré cette intention et cette présence de l’auteur, cette création perd son individualité. Il semble qu’elle lui échappe par moments, tant rayonne son plaisir, ou son ennui, ou sa douleur. Lorsqu’elle parcourt les bois à cheval avec Rodolphe, nous savons exactement ce qui se passe en elle : elle fuit l’élan irrésistible qui la pousse à l’abandon et en même temps elle s’y porte, dans la certitude que cette course romanesque s’arrêtera. Flaubert nous explique tout cela, et les saules sifflant et les herbes ployées, mais une part d’Emma reste loin de ces explications : une part d’elle-même perdue dans le rêve nostalgique de quelque chose d’autre, plus complet et plus exaltant encore. Son âme insatisfaite a toujours un appel d’infini. La nouveauté de sa liaison avec Rodolphe n’est qu’un point de départ, et l’on sent une rêverie s’élever, plus profonde que le sentiment de cet immédiat que nous décrit l’auteur, un peu comme une phrase sans cesse reprise, un leitmotiv de symphonie. Flaubert n’en dit rien. Il nous peint son héroïne telle qu’elle est, explicable pour lui-même, et telle qu’il l’a vue et reconnue d’après le monde réel. Emma est faite aussi de fragments transfigurés par la poésie et unifiés par la vie intense qui s’est emparée des premières lignes écrites : à une vivante inconnue, il a pris un geste, un regard, une moue, une parole, qui se sont agglomérés en Mme Bovary, souvent au prix d’un « atroce travail » de synthèse, pour ne plus caractériser qu’elle.

Dans la vie réelle, il rencontra, comme tous les écrivains, des êtres où brillait la flamme divine des correspondances et des évocations : c’est à partir d’eux et de leur réalité que se fait l’alchimie : « Tu m’as donne ta boue et j’en ai fait de l’or ». Ainsi l’écrivain donne-t-il la vie à des êtres qui se fixent « dans la mémoire du monde » car bien qu’ils aient été actuels et modernes à l’époque de leur création ils contiennent, outre la diversité de leurs éléments, une part obscure et mystérieuse où nous pouvons nous retrouver.

La valeur artistique de ces créations se mesure précisément à la puissance d’évocation qu’elles dégagent. Elles produisent sur le lecteur un envoûtement qui, par degrés, dépasse ou ne dépasse pas le livre. Leurs analogies et leurs différences avec nous-mêmes en font, en quelque sorte, des instruments pour atteindre « la vraie vie ». Ce que ces êtres éprouvent, nous l’avons éprouvé, et ils rénovent nos sensations, en même temps qu’ils en introduisent d’autres en nous donnant un regard neuf nous regarder chaque chose. Le voile aveuglant de l’habitude est soudain déchiré parce que nous sommes devenus un autre une heure ou deux. Au retour, nous voyons ce qui nous entoure de la même façon qu’après un voyage : il y a une redécouverte à faire, souvent même une découverte. La vie se révèle non plus uniforme et grise comme un ciel d’automne, aux jours de pluie, mais au contraire ondoyante et diaprée, parée de toutes ces correspondances avec le livre et l’être dont nous subissons l’influence. Les lignes droites n’existent plus, mais reparaît ce mouvement sinusoïdal de la vie intérieure : ses paroxysmes premiers, qui en engendrent une série d’autres de même nature, correspondant à la rencontre avec un de ces êtres dont nous parlons : ce peut être aussi bien une révélation négative. Ainsi Emma, au lieu de désespérer par l’échec de son entreprise vers un bonheur idéal, échec dû à l’état de son âme restée en adolescence et non arrivée à cette maturité qui donne une attache solide dans la réalité, révèle au contraire le prix de chaque instant qu’elle méprisait.

Il n’y avait rien, pensait-elle, dans ces journées longues où le soleil mourait entre deux sons de cloche, sur le poudroiement vide de l’horizon ; il n’y avait rien dans ces soirées passées dans l’ennui, à la lueur chaude de la lampe, rien. Par cette négation totale s’élève la certitude au contraire de « quelque chose », d’une harmonie de beauté et de calme entre soi-même et les choses, le plaisir de voir ce rayon chaque soir à la même heure éclairer le coin jaune de la fenêtre. L’Hirondelle, qui régulièrement arrivait, ne compta pour elle que lorsqu’elle lui fut un moyen de rejoindre Léon. Mais l’habitude lui avait fermé les yeux sur tout ce qui l’entourait.

Puis, il le faudra bien un jour, Emma Bovary ne sera plus pour nous qu’un souvenir. Un souvenir créé par l’art, c’est-à-dire la « manière » de l’auteur, son style, qui a donné à l’être cette œuvre qui, hors de lui et hors du temps, reste comme un parfum. Le style en somme fait l’être, et s’il correspond totalement avec lui, c’est la réussite complète, l’art dans sa pureté et dans son excellence.

La description des choses qui composent l’univers d’Emma est comme un reflet de son âme propre : cette rose qu’elle met au bal et où tremblent des gouttes de rosée, c’est elle, fragile, idéaliste et idéalisée, et par cette position en dehors de la réalité, éphémère comme la fleur qui se fane. Il faut que les choses contiennent une partie de son âme, la quintessence de sa vie pour que l’on puisse parler de l’art.

Rêve, réalité, le jeu se continue, les plans glissent les uns sur les autres, se mêlent, se confondent à tel point que le lecteur ne sait plus où commence l’un et où finit l’autre. L’univers romanesque est « autre », tout en étant aussi celui de notre vie. Il faut que l’alchimie se fasse, par l’imagination et l’art du créateur, afin que les forces magiques révèlent la vie et la vérité sous-jacente. Car écrire, c’est être Orphée.

Sylvaine Paquet.