Lettre de Proust sur le style de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1967 – Bulletin n° 31 – Page 31

 

Proust et le style de Flaubert

Cher Ami,
Vous dites des choses bien gentilles sur mon compte, à propos de Flaubert. Elles me touchent infiniment, vous savez la valeur que je vous attribue comme critique, et pas seulement comme critique. Seulement, je ne suis pas tout à fait de votre avis. Flaubert avait une certaine idée, peut-être un peu lourde de la beauté. Il lui sacrifiait la correction et bien d’autres choses. Si l’on se place à votre point de vue, la première faute de français de l’Éducation Sentimentale, c’est le titre. Il est même obscur, puisque vous l’interprétez : l’Éducation du sentiment. Moi, je comprends tout autrement : l’Éducation purement sentimentale, où les maîtres n’ont fait appel chez le jeune homme qu’ils avaient à élever qu’au sentiment. Si j’ai raison, le roman de Flaubert auquel ce titre conviendrait le mieux, c’est Madame Bovary. Pour cette héroïne-là, je n’ai aucun doute, elle est victime d’une éducation sentimentale. Vous voyez d’ici les pirouettes que Faguet eut faites là-dessus.

« L’Éducation Sentimentale— c’est à savoir Madame Bovaryest le premier roman de Flaubert. C’est aussi le roman français dont le titre est le plus clair après le Rouge et Noir s’entend, lequel comme vous savez est eau de roche, etc. »

Cependant, je suis un peu moins sûr pour l’Éducation que pour Madame Bovary. Seule l’autorité d’un grand ami et émule de Flaubert, comme M. Henry Céard, pourrait nous départager. Vous trouvez incorrecte une phrase que je n’ai pas sous les yeux, mais qui est à peu près ceci : « La longue suite de ces hommes de génie lui donnait envie de les connaître. » Les est un pluriel, et une suite, un singulier. Mais ce n’est pas une faute de français. C’est une anomalie grammaticale classée.

On loue Racine d’avoir pareillement écrit :

Entre le Pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge

Vous souvenant, mon fils, que caché sous ce lin,

Comme eux vous fûtes pauvre et comme eux orphelin.

Pourquoi défendre à Flaubert ce qu’on permet à Racine ?

Vous relevez les fautes de français commises par Homais. Mais un personnage doit-il parler comme l’auteur ? Les servantes de Molière s’expriment-elles comme Alceste ? Vous me permettez de croire que « Le Métrarque vint s’y accouder et regarde », est une faute d’impression. Jamais Flaubert n’eût fait une faute pareille ; d’autant plus que lorsqu’il fait des fautes de français, c’est pour obtenir un effet de continuité (ici la faute romprait au contraire la continuité). Quand on pense à Flaubert, il faut toujours se rappeler que la phrase qu’il admirait le plus dans la langue française est cette phrase de Montesquieu : « Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel ». Et je me figure qu’il l’aimait surtout à cause de la façon merveilleuse dont la continuité est assurée. Certes cette phrase est malgré cela plus légère, plus spontanée, que celle de Flaubert. C’est pourtant pour arriver à des réussites de ce genre qu’il se donnait une peine à laquelle Jules Lemaître ne voulait pas croire : « Non, a-t-il écrit (beaucoup mieux), il devait passer une partie du temps à ne rien faire, il exagérait. Tout de même, une page cela n’est pas tellement long que cela à écrire, n’est-ce pas tout de même ? »

L’article de Lemaître est charmant, mais les pages de Flaubert ont plus de lest. C’est un peu lourd, mais depuis cent ans toute innovation littéraire a été dans un sens un peu vulgaire, aux yeux des contemporains. Et il faut savoir gré, à Flaubert, en instaurant une espèce de prose à la Courbet, d’avoir maintenu malgré cela la tradition de Bossuet. Les Goncourt le lui reprochaient, mais je viens de lire à peine votre « coupure » et on me dit que la Revue est déjà parue en épreuves. Je suis trop fatigué pour continuer ce commencement de lettre, et pour la relire. Je veux seulement finir par votre présent de l’indicatif : « regarde » dans Hérodias. Il n’y a pas de doutes, c’est une faute d’impression. Quelquefois, dans les plus merveilleux articles de Léon Daudet (comme il n’est pas toujours lisible) il y a de ces fautes-là ; je les ramasse sur la page ardente du grand prosateur, en me disant : « C’est une coquille ». Et je ne crois pas que pour cela qu’il fasse des fautes de français ! Hélas, des coquilles — et moins précieuses ! — combien y en aura-t-il dans une lettre écrite en un quart d’heure de vague et de flux et que la maladie m’empêche d’achever. Vous pourrez me condamner avec Flaubert. Je ne sais pas de plus noble compagnie.

Cher ami, je vous quitte après ce simple signe d’amitié et d’entêtement. La grande patience de Flaubert devrait défendre de laisser imprimer ce qui n’est même pas digne d’être écrit sur du papier à lettres, ce qu’on pourrait tout au plus dire en bavardant, « téléphoner ».

Votre

Marcel Proust

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Et vous avez l’air de me reprocher d’avoir amené Thibaudet à « sortir », non seulement ses raisons parfaites, mais cette citation de La Fontaine que nul autre n’eût trouvée (1).

 

 

(1) Lettres retrouvées présentées et annotées par Philip Kolb. Marcel Proust. (Paris – Plon 1966), pp. 139-141. Lettre écrite vers avril 1920.