Le séjour de Flaubert en Algérie

Les Amis de Flaubert – Année 1968 – Bulletin n° 32  – Page 4

 

Le séjour de Flaubert en Algérie

 

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Les circonstances qui avaient accompagné la publication de « Madame Bovary » confirmèrent Flaubert dans le dégoût qu’il éprouvait depuis plusieurs mois pour sa « petite bonne femme perverse » et pour la civilisation. À peine délivré du procès, dès le mois de mars 1857, il s’abandonna à la violence permanente, et parfois douloureuse, de son rêve oriental (1).

Déjà, tandis que s’élaborait péniblement le roman des médiocrités provinciales, il lui était arrivé de se sentir entraîné à écrire « des choses somptueuses, des batailles, des sièges, des descriptions du vieil Orient fabuleux » (2). À la fin de 1856, il avait d’abord essayé de reprendre le « Saint Antoine », mais, après la parution de quelques fragments dans « l’Artiste » (décembre 1856), redoutant de s’attirer une autre méchante affaire avec la justice, il l’avait laissé de nouveau assez vite.

Un autre beau sujet le tentait : la guerre de Carthage contre ses mercenaires, guerre dont il avait trouvé le récit dans Michelet et dans Polybe, et à laquelle il songeait peut-être déjà en 1851.

Son imagination, lasse « des choses laides et des vilains milieux », prendrait une revanche, et il pourrait « pendant quelques années peut-être vivre dans un sujet splendide et loin du monde moderne ». Il redresserait les ruines de Carthage dans une débauche d’or, d’ivoire, d’ébène et de pierreries ; puis il animerait contre elle de longues marches d’hommes exaspérés.

En renonçant au « Saint Antoine » pour se tourner vers l’Afrique, Flaubert paraît se plier au mouvement général de l’orientalisme en France. Qu’est-ce, en effet, que l’Orient, dans les années 50 ? Celui des Romantiques tend à disparaître. On se lasse des bords lointains de la Méditerranée. La prise d’Alger, la conquête de l’Algérie ont attiré l’attention des artistes sur une terre qui, à moins de deux journées de la France, offre autant d’étrangeté que les pays de Ruth ou de Schéhérazade. Désormais, les pasteurs bibliques, les Rebecca et autres belles Sémites désertent les rives du Jourdain. Peintres, poètes, romanciers et auteurs dramatiques trouvent en l’Algérie une Terre Promise :

« L’Algérie donna, au milieu du XIXe siècle, un regain d’activité à l’orientalisme français. Depuis la conquête, c’est là que les littérateurs ou les  artistes allaient volontiers chercher les motifs orientaux, et que les profanes eux-mêmes ou les snobs croyaient découvrir des modèles… Fiers cavaliers drapés dans le burnous, sloughis et faucons, almées languissantes fumant leur narghilé en des palais mauresques, à la fraîcheur de l’ombre et du jet d’eau qui anime le patio, ou jouant avec leur miroir et leurs colliers de jasmin tout en mangeant des confitures à la rose…. c’était là des visions orientales assez en faveur dans les milieux d’art et de littérature sous le Second Empire ». (3)

La vogue de l’Algérie ne s’est pas bornée à la peinture et à la littérature. Elle s’est insinuée dans la décoration des appartements, dans le costume militaire, dans la toilette des dames — et pas seulement pour le Carnaval (4). Les romans de Flaubert pourraient en témoigner. Ainsi, dans « Madame Bovary », fait-il une place à ces écharpes algériennes qui devaient séduire bien d’autres coquettes qu’Emma :

« Alors M. Lheureux exhiba délicatement trois écharpes algériennes… De temps en temps, comme pour en chasser la poussière, il donnait un coup d’ongle sur la soie des écharpes, dépliées dans toute leur longueur ; et elles frémissaient avec un bruit léger en faisant, à la lumière verdâtre du crépuscule, scintiller, comme de petites voiles, les paillettes d’or de leur tissu ».

Dans « L’Éducation sentimentale », les tentures de la maison Arnoux sont d’algérienne ; Mme Arnoux enserre ses cheveux dans « une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s’entortillant à son peigne, lui tombait sur l’épaule gauche ». Au bal masqué de Rosanette, la Vatnaz s’est travestie en almée :

« Elle avait un mouchoir algérien sur la tête, beaucoup de piastres sur le front, de l’antimoine au bord des yeux, avec une espèce de paletot en cachemire noir tombant sur un jupon clair, lamé d’argent, et elle tenait un tambour de basque à la main ».

Signalons aussi l’usage des pastilles du sérail que l’on se procurait, sans doute, comme Emma dans des boutiques d’Algériens : Emma, dans leur fumée, engourdit sa mélancolie, tandis que Rosanette dissipe les odeurs montant du cadavre de son enfant.

Mais Flaubert note ces détails parce qu’ils ont valeur documentaire, sans plus. Il écrit l’histoire de son temps, et les caprices de la mode appartiennent à l’histoire.

Si, en 1857, il songe à l’Afrique, ce n’est pas comme les autres, par attrait du nouveau, par snobisme, quitte à s’en lasser ensuite quand la veine aura été suffisamment exploitée. Il n’a pas eu de ce pays une révélation subite et tardive. Son Orient, remarque Louis Bertrand, a-t-il jamais été autre chose que l’Afrique ? Malgré son admiration pour Byron, il a laissé au poète anglais « l’Orient turc, l’Orient du sabre recourbé ». Seul « l’Orient cuit du Bédouin », le touche. Il voue à l’Afrique une tendresse extrême qui le fait attendre de « ses profondeurs vermeilles » toujours quelque chose de nouveau — selon le mot repris à Rabelais ; une tendresse naturelle. Parce qu’il aime le soleil, la chaleur même caniculaire, le désert, parce que les errances du Bédouin l’exaltent, parce qu’il croit profondément à la Fatalité, il rejoint, sans l’avoir prémédité, le courant général.

D’ailleurs, qu’il reste loin des thèmes en faveur chez ses confrères ! Il veut écrire une grande œuvre sur l’Afrique, mais il s’y cherche un domaine d’où personne ne le délogera : non pas l’Algérie, mais l’antique Numidie ; non pas Alger la barbaresque, mais Carthage. Qui se soucie des Phéniciens ? Son sujet, il est sûr que pas un auteur n’en voudrait. D’autres préféreront le cliché de l’Arabe, tantôt galopant sur son blanc coursier, tous voiles envolés, tantôt drapé dans sa majesté, pareil aux statues antiques. Ce que lui, Flaubert, entreprend, il sera seul à l’avoir osé. De son propre aveu, il faut être fou. Mais il faut toujours être fou, « frénétiquement », pour écrire les romans auxquels Flaubert s’acharne (5).

**

Selon son habitude, il a commencé par se documenter prodigieusement. C’est un principe essentiel pour Flaubert de « se monter le bourrichon jusqu’à s’emplir les yeux d’un mirage » (6). Or, cette fois, toute la machinerie est en place, mais le mirage ne se produit pas. C’est qu’il ne s’agit pas seulement de reconstitution archéologique, il faut faire vivre des hommes, dans un certain pays, sous un certain réel. Au moment d’écrire, Flaubert s’aperçoit que ses héros ne sont pas vivants :

« Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois et les 98 volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, réellement émotionné par la passion de mes héros » (7).

« Depuis six semaines, je recule comme un lâche devant « Carthage ». J’accumule notes sur notes, livres sur livres, car je ne me sens pas en train. Je ne vois pas nettement mon objectif. Pour qu’un livre sue la vérité, il faut être bourré de son sujet jusque par-dessus les oreilles. Alors, la couleur vient naturelle, comme un résultat fatal et comme une floraison de l’idée même » (8).

Alors, Flaubert se résout au voyage. Il se rendra sur les lieux, sous le ciel où se déroule l’action de son roman ; il ira quérir de la réalité psychologique.

Sa décision est arrêtée en janvier 1858, peut-être même avant. Il est permis de l’imaginer consultant guides, itinéraires, récits de voyageurs ; ni les uns ni les autres ne manquaient. Ainsi apprit-il, sans doute, que, pour se rendre à Tunis, il fallait passer par Stora, port de Philippeville, et par Bône. En ce cas, pourquoi ne pas profiter de l’escale de 48 heures à Philippeville pour connaître Constantine ? D’autre part, puisqu’il avait prévu, dans son roman, la retraite des mercenaires de Carthage sur Sicca (le Kef), il serait intéressant de parcourir la route à cheval avant eux — si l’on peut dire. Continuant dans le même équipage, il retournerait à Constantine, avant de se rembarquer. Ces projets se réalisèrent. Mais nous ne le suivrons pas partout : nous nous limiterons à la partie strictement algérienne de ce périple.

Les derniers jours se passent en « mille courses et mille préparatifs ». Le 12 avril, il quitte Paris par le train du soir.

 

L’humeur de Flaubert

 

On a beaucoup parlé de la peine qu’éprouvait Flaubert à se mettre en route. Lui-même a fait l’aveu de sa prostration, à la veille de partir pour l’Orient :

« J’étais aplati et indécis ».

… « Vous raconter ce qu’on éprouve, à l’instant du départ, et comme votre cœur se brisé à la rupture subite de ses plus tendres habitudes, ce serait trop long, je saute tout cela » (9).

A-t-il ressenti cette fois encore la même angoisse devant l’inconnu ? Aimé Dupuy, qui s’est intéressé déjà à cet épisode de la vie de Flaubert (10), pense que ce départ, comme les précédents, a été douloureux. Selon lui, Flaubert d’abord a vieilli — trente-sept ans à peine ! — et de telles dispositions ne se corrigent pas avec l’âge. Sa solitude de célibataire ne l’égaie pas non plus. Mme Flaubert vient d’être gravement malade. Il a des difficultés d’argent. Le poursuivent aussi des souvenirs tendres, celui d’Eulalie Foucaud, celui de Jeanne de Tourbey (11). Enfin, il part seul, c’est-à-dire que lui incombe tout le soin des détails matériels, et qu’il va s’ennuyer. Et Aimé Dupuy de conclure :

« Il se peut bien que, tout bref qu’il soit, ce voyage d’études que Flaubert s’est imposé lui ait infligé, sinon des « ventrées d’embêtements », au moins d’âpres instants de lassitude et de dégoût. Il se peut qu’il ait, au milieu des journées harassantes, des nuits glaciales sous la tente, entrevu tout ce que, jusqu’à « Ouf » terminal de 1862, le romancier devra endurer pour mettre sur pied l’œuvre punique » (12).

Examinons.

Certes, huit jours avant d’embarquer, Flaubert écrit à Mlle Leroyer de Chantepie :

« Malgré le plaisir profond que me donne l’idée de prendre l’air, j’ai le cœur un peu gros, mais il faut avant tout faire son métier, suivre sa vocation, remplir son devoir en un mot. Je n’ai jusqu’à ce moment aucune faiblesse à me reprocher et je ne me passe rien. Or il faut que je parte… » (13).

Flaubert était fort attaché à son cloître de Croisset, il est vrai. Ce voyage ressemble à une corvée, ce départ à un arrachement, si l’on s’en tient à ces lignes. Mais n’est-il pas permis de penser, puisqu’elles sont les seules à contenir tant de mélancolie, qu’elles ont été écrites à la fin d’une longue journée, remplie de marches et de démarches ? (14). Alors la vocation de l’écrivain s’assombrit de tous les impératifs qui pèsent sur n’importe quel « métier », n’importe quel « devoir ». Peut-être aussi Flaubert veut-il montrer à cette demoiselle perpétuellement torturée par des problèmes où elle s’enferme sans jamais se résoudre à partir pour distraire son tourment, que, quoi qu’il puisse en coûter, il faut prendre sur soi de franchir le seuil ? De toutes manières, cette tristesse — nuancée de « plaisir profond » — ne durera pas. Si Flaubert est, comme il l’avoue à Feydeau au cours de ce voyage précisément, de la nature des dromadaires qui ne veulent jamais se mettre en chemin, il leur ressemble en ce point aussi — c’est encore lui qui le dit — qu’une fois lancé il ne s’arrêterait plus. Combien de gens sont ainsi, après tout.

Sans doute, ses finances ne vont-elles guère ; il sera obligé d’écourter son séjour en Tunisie, faute de ressources. L’échappée vers Sfax ne se réalisera pas. Mais en concevra-t-il de l’amertume ? Le roman, puisqu’aucun épisode ne se situe dans cette région, n’en souffrira pas. Quoique Flaubert prétende ne pas se soucier du livre à faire quand il voyage, les intérêts du romancier restent seuls essentiels.

Flaubert songe quelquefois à la France, à Paris. Les arcades de Philippeville le ramènent à la rue de Rivoli. Mais tous les voyageurs, de Philippeville à Touggourt, se souviennent de la rue de Rivoli en découvrant ces portiques dont les villes d’Algérie sont toutes pourvues.

Descendu dans les gorges du Rhummel, à Constantine, en même temps qu’il évoque Jugurtha, qu’il contemple le vol des gypaètes, il voit en superposition l’un des quartiers les plus à la mode de Paris, le boulevard du Temple. Regrette-t-il l’appartement qu’il y occupe, depuis 1856, au n° 42 ? Non.

« C’était l’heure où, sur le boulevard du Temple, la queue des petits théâtres commencent à se former » (15).

Ces petits théâtres lui viennent à l’esprit par contraste, comme un symbole du monde civilisé, de son univers coutumier, dans le décor le plus rude qu’il lui soit donné de voir au cours de cette randonnée.

Il est exact que le sens pratique manque à Flaubert. En Orient, Maxime du Camp avait toujours pourvu à tout avec sollicitude. Mais n’est-ce pas aussi une tutelle d’avoir sans cesse à ses côtés quelqu’un de raisonnable, de méthodique, d’organisé ? Flaubert, en Égypte, regretta souvent d’être parti à deux. Comme s’il n’y avait pas eu, en 1846, l’expédition familiale en Italie et en Suisse ! À cette époque-là, pourtant, Flaubert tirait, à l’usage de son ami Alfred Le Poittevin, cette leçon :

« Par tout ce que tu as de plus sacré, par le Vrai et par le Grand, cher et tendre Alfred, ne voyage avec personne ! avec personne !… Voilà donc deux fois que je vois la Méditerranée en épicier ! La troisième sera-t-elle meilleure ? » (16).

Ce n’est pas la troisième, mais la quatrième qui le fut. Celle dont il est ici question.

Ce voyage, c’est une trêve, une escapade, depuis sept ans qu’il n’a pour ainsi dire pas mis le nez dehors !

« L’inaction musculaire où je vis me pousse à des besoins d’action furibonde » (17).

Au début de l’année 58, alors que se fixaient ses projets, il a envisagé son départ avec enthousiasme :

« … Vers la fin du mois de mars, je retournerai au pays des dattes. J’en suis déjà tout heureux ! Je vais de nouveau vivre à cheval et dormir sous la tente. Quelle bonne bouffée d’air je humerai en montant à Marseille sur le bateau à vapeur ! » (18).

Le 23 mars, écrivant à Alfred Baudry, il avoue un plaisir qui me paraît au moins aussi vrai que les réticences exprimées à Mlle de Chantepie dans la lettre du 6 avril :

« Je m’esbigne « pour le rivage du Maure », où j’espère ne pas rester « captif »… Je me suis fait bâtir une paire de bottes à l’écuyère qui me cause une grande volupté. Bref, votre ami est satisfait de revoir des flots et des palmiers Je vais un peu prendre l’air pendant six semaines, et, franchement, j’en ai besoin. J’ai passé un hiver idiot, maladies, affaires de théâtre, découragements, etc… ».

Entre le 15 et le 12 avril, le même Alfred Baudry reçoit cet adieu :

« Je fous mon camp lundi prochain ».

Voyons, çà et là, dans les notes de voyage et les lettres :

« Je m’empiffre à Valence, avec rapidité et délices. Ma joie de voir des montagnes et le Midi » (19).

À Avignon, il déguste des sorbets à la glace. À Marseille, il s’exclame devant le bleu de la mer, se baigne, se bourre de bouillabaisse, visite un jardin zoologique — « délicieux ». Mais il n’a trouvé ce séjour de Marseille aussi agréable, il arpente la ville en tous sens. Sur l’« Hermus », qui l’emmène de Stora à Tunis, il ne va pas se coucher « afin de posséder une belle nuit complète » (20).

De Carthage, il écrit à sa nièce :

« Je me couche tard et je me lève de grand matin. Je dors comme un caillou, je mange comme un ogre et je bois comme une éponge. Tu n’as jamais vu ton oncle en voyage, c’est là qu’il est bien. La table d’hôte ou je mange est bouleversée depuis ma venue et les gens qui ne me connaissent pas me prennent certainement pour un commis-voyageur » (21).

L’Ariana, la Mohammedia, certaines scènes saisies en cours de route le charment infiniment.

« Ah ! mon pauvre vieux, comme je te regrette et comme tu t’amuserais ! » (22).

« Je te regrette bien, tu t’amuserais, nous nous amuserions » (23).

Feydeau, en effet, rirait de voir, certains jours, l’accoutrement de notre voyageur. Si, au moment d’embarquer, il ne s’est pas « armé jusqu’aux dents » ni enharnaché « d‘une ceinture rouge et d’une chéchia flamboyante », comme feront, trois ans plus tard, Daudet et son cousin Reynaud partis de Nîmes « pour aller chasser le lion en Afrique », du moins, au cours de son expédition en terre africaine, lui est-il arrivé de se faire arrêter pour incongruité d’équipage. L’affaire se résolut dans les rires.

Enfin, trois ans et demi plus tard, il confiera à Mme Jules Sandeau avoir connu, près de Constantine, « des espèces de délire de liberté où (il) en arrivait à crier tout haut, dans l’enivrement du bleu, de la solitude et de l’espace » (24).

Qu’il ait donc éprouvé quelquefois un peu d’ennui, je ne le nierai pas, c’est une loi commune ; on en peut voir un exemple dans l’humeur maussade qu’il manifeste à Bône. Mais il est excessif et discutable de lui supposer toutes sortes de dégoûts, et même des pressentiments désespérés, comme celui que le livre entrepris lui causera plus de rages que de joies, et qu’il est d’avance voué à l’échec (25).

N’oublions pas non plus que le voyage sera court. En six semaines, l’ennui risque moins d’apparaître.

 

La traversée

 

Donc, le lundi 12 avril, par le train de 19 h. 45, Flaubert quitte Paris. Il aurait pu ne partir que le mercredi soir, mais il prend le temps de musarder, il prévoit une visite de Marseille, une course — comme à chaque passage — rue de la Darse, devant l’hôtel de Richelieu, qu’il trouvera bien changé…

Arrivé à Marseille, il a dû lui-même aller déposer son passeport, arrêter sa place, bref s’inquiéter de toutes les démarches qu’on disait fort longues et ennuyeuses (26). « L’Hermus », bâtiment des Messageries Impériales, est déjà dans le port, Flaubert le visite. A-t-il bonne impression de ce navire tout neuf ? (27). En quelle classe voyage-t-il ? Il a une cabine, c’est tout ce que l’on sait (28).

Il embarque le vendredi 16 avril, à midi. La saison est favorable, encore que le vent rende la mer houleuse. Flaubert reste longtemps sur le pont, tandis que ses compagnons de route, moins solides, se réfugient dans leurs cabines. Aussi bien, parmi ces gens, ne voit-il personne à qui parler. Le personnel est « insignifiant » et « taciturne » ; il n’a pas encore lié connaissance avec le commandant, M. de Bovis, lieutenant de vaisseau, qui l’enchantera dans quelques jours sur le parcours de Stora à Tunis. Il ne s’intéresse ni aux boussoles ni aux compas de route, ni aux manœuvres du timonier. Il s’absorbe dans la seule vision de la mer et du ciel, où la lune nouvelle se lève. Songe-t-il déjà à Salammbô invoquant Tanit sur la terrasse de son palais ? Ou se souviendra-t-il un jour, quand il fera psalmodier à la princesse les litanies à la lune, de ces nuits contemplées depuis le bastingage ?

« Dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô reine des choses humides, salut ! ».

Cette lune qu’il voit aujourd’hui « mince et recourbée comme le patin d’une Chinoise » prendra un jour figure épique :

« Tantôt, mince et recourbée, tu glisses dans les espaces comme une galère sans mâture… ».

Le froid le force à gagner sa cabine ; il s’y tiendra tout le samedi, précautionneusement couché, grignotant, pour se défendre contre la nausée, « du pain frotté d’ail ».

« L’Hermus » arrive en vue du port le dimanche matin, à 5 h. C’est une performance (29). Le jour se lève à peine, les montagnes sont « encore noires », la mer « foncée », Stora se distingue mal. « L’Hermus » approche davantage, mais ne peut conduire sa cargaison jusqu’au débarcadère. En 1858, en effet, le port de Stora n’est pas mieux aménagé qu’en 1846, lorsque Dumas y descendit, déclarant que « après le port de Bône, le port de Stora est le plus mauvais port que l’on puisse trouver » (30). Par gros temps, il est impossible d’y entrer (31). Mais, ce dimanche 18 avril 1858, la houle qui balance le navire et le fait balancer sa charge « monstrueusement » ne va pas jusqu’à troubler la surface marmoréenne de la mer (marmora ponti, « expression réaliste », note Flaubert).

La baie de Stora

La baie de Stora en 1966

Tous les voyageurs de première et de seconde classe, se sont massés sur le pont et, en attendant de descendre, se confient leurs impressions — piètre conversation que ces échanges d’un moment.

Passons en revue ceux que Flaubert a remarqués :

« Un petit officier de cavalerie… Une femme de chambre sylphide, avec un œil à demi-clos… chapeau de soie puce, éreinté… Un Russe… l’air rébarbatif (32). Son compagnon grand, blond, un peu sot, répète : « Les hommes forts sont plus malades, tandis que les faibles supportent mieux, ainsi moi… ».

Quoique le géant Flaubert ait probablement constaté le fait quand il doit engourdir son écœurement avec du pain et de l’ail, ne voilà-t-il pas encore une idée reçue — qu’on s’étonne de ne pas retrouver à l’article « Mal de mer » ?

« Un bourgeois hideux ».

Hideux, naturellement. Mais parce que cet individu est bourgeois et hideux, Flaubert, que la bourgeoisie et la hideur fascinent, le décrit avec plus de minutie que les autres :

« … cravate blanche, habits noirs fripés, chapeau blanc très haut et défoncé, couturé de petite vérole. Une destinée ignoble est gravée là. Il a fait tous les métiers… ».

Ce pourrait être un aventurier de Balzac ou d’Eugène Sue — auquel Flaubert se réfère justement ; il sent les Mystères de Paris et le Paris des Treize. Mais dans les derniers mots :

« … et il doit être ou maître d’école ou pharmacien », on reconnaît la marque de Flaubert qui s’acharne à déboulonner les fausses idoles, les faux aventuriers, qui vient de créer l’insupportable M. Homais et qui déteste les maîtres d’école et professeurs de belles-lettres.

Pareille complaisance à portraiturer cette « plus belle balle » induit à guetter plus tard l’utilisation romanesque du personnage. Une lettre d’ailleurs nous y autoriserait :

« J’ai rencontré deux ou trois balles de bourgeois, bien bonnes et dont je me servirai plus tard » (33).

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La réplique — mais à rebours — de cet aventurier de « l’Hermus » ne serait-elle pas, dans « Bouvard et Pécuchet », le père Lemoine, « ancien maître d’école tombé dans la crapule » ?

S’il est vrai, comme le dit Thibaudet (34), que, au début de « L’Éducation sentimentale », la « Ville-de-Montereau » emporte « une cargaison de ridicules humains » :

« Comme on avait coutume alors de se vêtir sordidement en voyage, presque tous portaient de vieilles calottes grecques, ou des chapeaux déteints, de maigres habits noirs, râpés par le frottement du bureau, des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour avoir trop servi au magasin », les passagers de « l’Hermus » offraient à Flaubert déjà des échantillons intéressants.

Et lorsque Flaubert dispose, sur le pont, autour de Frédéric, la foule sans nom :

« Ils causaient debout, ou bien accroupis sur leurs bagages ; d’autres dormaient dans les coins ; plusieurs mangeaient. Le pont était sali par des écales de noix, des bouts de cigares, des pelures de poires, des détritus de charcuterie apportée dans du papier », on est tenté de rapprocher ce spectacle — si caractéristique qu’il soit de la navigation omnibus dont Flaubert avait aussi l’expérience — de celui qui le frappa sur « l’Hermus ». Car, au-delà des quelques individualités entrevues plus haut, demeurait la masse informe, grouillante, des émigrants venus d’un peu partout, monde déchu qui changeait sa misère de rive, et des troupiers « enveloppés dans de grandes couvertures grises comme des cadavres » ; les uns comme les autres n’ayant accès ni aux cabines ni à la table du bord et, jusqu’à la dernière minute, restant parqués sur le pont.

Le bateau, à peine arrêté, s’est trouvé cerné par une foule de petites embarcations ; les pilotes, Maltais pour la plupart, grimpant à l’abordage, vociférant, tirant à eux les colis, se proposent pour mener les passagers soit à Stora d’où ils gagneront Philippeville par la route, soit directement à Philippeville pour le prix de 1 F (35).

Flaubert dégringole dans une barque maltaise dont le pilote n’est guère plus pimpant que celui de l’Hadès :

« … gros favoris — nez de vautour… ses cheveux noirs, nus, sont par petites mèches comme des paquets de ficelles goudronnées ».

Environ une heure après, il pose le pied sur la terre d’Afrique.

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Philippeville. De Philippeville à Constantine

 

Voir deux vues de Philippeville en 1845

En franchissant la porte de Stora, Flaubert repère, sur la place de la Marine, l’Hôtel des Colonies, l’un des mieux hantés, dit-on, où il dépose ses bagages. Sa chambre, car il en retient une, bien qu’il ne doive pas passer ici la nuit, donne sur la façade regardant la mer. De sa fenêtre, il voit, à gauche, sur les rochers, la route de Stora, et, à droite, un chemin qui doit se perdre sur d’autres rochers. Il remarque aussi le télégraphe qui lui semblait un jour « comme la grimace fantastique du monde moderne » (36) et qui doit le choquer davantage encore en ce pays.

Tout au fond de la ville, en surplomb, s’aperçoit une mosquée (37). De là-haut, la vue doit être large. C’est de ce côté qu’il dirige ses pas, en suivant la rue Kléber (38).

Entre les remparts et l’agglomération moderne se tassaient des cahutes, comme on en rencontre encore (39). Il fallait s’aventurer là, parmi « de petites fleurs bleues » (des iris sauvages ?) et des haies de nopals, c’est-à-dire de figuiers de barbarie, pour voir les indigènes chez eux :

« Des Arabes couverts de grands linges grisâtres — un surtout, un vieux, chassant un âne qui porte des fagots ».

Hamilcar, rentrant chez lui, découvre des quartiers semblables :

« Ensuite étaient disséminées des cabanes en terre, en branchages, en claies de jonc, toutes de forme conique De petits murs en cailloux, des rigoles d’eau vive, des cordes de sparterie, des haies de nopals séparaient irrégulièrement ces habitations… ».

On perçoit ici ce que le voyage a pu rapporter à Flaubert. Ces précisions appartiennent non à une archéologie de fantaisie, mais à la réalité la plus vraie, encore visible aujourd’hui.

La plateforme qui est devant la mosquée permet si bien à Flaubert d’embrasser la ville dans toute sa longueur qu’il y reviendra (40).

Au centre de la ville, il descend les arcades de la rue Impériale. « Beaucoup de cafés », dit-il. C’est le trait principal de cette rue depuis longtemps, et le voyageur quelque peu moraliste s’en désole (41). Comme on est dimanche, outre les cafés pleins d’oisifs et de joueurs, il y a les bals et les guinguettes. Des bouffées d’harmonies populaires, en passant, parviennent aux oreilles de Flaubert (42).

Mais il ne s’attarde pas à moraliser et la valse ne le tente pas. Il est de nouveau sur le sol d’Afrique, on sent en lui surtout un bonheur impatient de tout saisir en même temps. Il observe le paysage sous tous les angles possibles, de la mosquée, de la terrasse, de l’hôtel, de la fenêtre de sa chambre ; tantôt face à la mer, tantôt lui tournant le dos. Il admire l’eau, le rivage, les montagnes, et son regard suit les maisons modernes, toutes blanches sous leur toit de tuiles, ruisselant dans la pente du ravin. Le mur des fortifications, les casernes, une meule de foin, des enfants aux écouffles, trois religieuses, çà et là des notations de couleurs… On dirait un peintre relevant les éléments d’un croquis. Flaubert suit les leçons de son ami Théo. Nulle part, dans la suite, sauf pour Carthage, nous ne retrouverons cette volonté de fixer le paysage dans son ensemble (43).

**

Comme le bateau ne poursuit sa route que dans deux jours, Flaubert prend le temps d’aller à Constantine. À dire vrai, le détour est méritoire, car il ne se fait pas en si peu de temps sans une rude fatigue. La diligence part (de la place de la Mairie) à 5 h. du soir pour arriver le lendemain à 5 h. du matin, soit une moyenne de 7 km ! Plus riche, Flaubert pourrait s’offrir une voiture particulière. Tant pis, il voyagera avec le bon peuple, un bon peuple sans façons, à savoir deux Maltais, un spahi et un Provençal ou un Italien. Pour 10 ou 12 F, il aura une guimbarde « qui craque et qui gargouille comme un ventre trop plein » (44) et le spectacle d’un monde baroque tel qu’il sait le goûter :

« Ces animaux derrière moi puent et gueulent : le Provençal veut blaguer le spahi qui rit en arabe ; les Maltais hurlent. Tout cela n’a aucun sens qu’un excès de gaieté. Quelles odeurs ! Quelle société ! « Macache ! macache ! ».

Le tableau ne serait pas complet si, auprès de ces rieurs à ventre déboutonné, ne se glissait « un petit monsieur tout en velours » (45). Incontestablement, ses compagnons mettent Flaubert en joie. Il raconte la scène à son ami Bouilhet en la rehaussant de tout le lyrisme dont il est capable :

« En fait d’ignoble, je n’ai rien vu d’aussi beau que trois Maltais et un Italien sur la banquette de la diligence de Constantine, qui étaient soûls comme des Polonais, puaient comme des charognes et hurlaient comme des tigres. Ces messieurs faisaient des plaisanteries et des gestes obscènes, le tout accompagné de pets, de rots, de gousses d’ail, qu’ils croquaient dans les ténèbres à la lueur de leurs pipes. Quel voyage ! Quelle société ! C’était du Plaute à douzième puissance. Une crapule de soixante-quinze atmosphères ». (46)

Flaubert se perd dans le compte des Maltais, le spahi a disparu… Mais quelle verve ! Après cela, les Carragheuss, à Tunis, le décevront.

Cette agitation ne l’empêche pas de noter les accidents de la route autant que le lui permettent la nuit qui tombe, puis le jour qui se lève, aussi loin que portent les lanternes, dont la poussière soulevée par la voiture « obscurcit la lumière ». Il n’y a pas de clair de lune (47). Il distingue d’abord des saules, des montagnes basses, une région qui ressemble au centre de la France (48).

Bien vite, il faut monter. Les diligences de ce temps-là (et dans l’état où on les a vues) rencontrant les mêmes difficultés que les coches de La Fontaine, nos voyageurs doivent mettre pied à terre au bas des côtes. Tandis que l’attelage prend de l’avance, on devise en grimpant. (De quoi parler, en pleine nuit, dans un pays pareil ? Les hommes, comme les enfants aiment à se faire peur, on évoque les lions. Le « petit homme tout en velours » confie à Flaubert que « le pays en est plein ». Lui-même, une nuit, en pissant avec des collègues sur le bord de la route, en aperçut trois « couchés tranquillement ». On est tenté de croire que le petit homme galèje. Ses lions, pour être ainsi « couchés tranquillement », semblent avoir fait leur noviciat dans ce « couvent des lions », dans cette « trappe formidable et farouche » dont le « preïnce » révèle l’existence à Tartarin (49).

En 1844, Poujoulat, sur ce même chemin de Philippeville à Constantine, méditait en haut style sur les royales bêtes :

« Plus d’une fois, ces lieux entendirent les rugissements du lion, ces rugissements qu’on prendrait d’abord pour le bruit lointain du tonnerre et dont la saisissante horreur fait hérisser le poil des chevaux ».

En 1854, un autre voyageur, J. Bard, écrit à propos de cette route :

« Quelquefois, un lion vient fièrement y regarder le voyageur à pied ou en voiture » (50)

Thierry-Mieg, en 1859, se fera également raconter des histoires de lions — toujours sur le même parcours.

Enfin, de 1873 à 1882, furent abattus, sur tout le territoire, 85 lions, 67 lionnes, 15 lionceaux — et 876 panthères ! (51).

Le péril n’était donc pas un simple effet de l’imagination. Flaubert, comme les autres, revient souvent sur ces lions, soit pour souhaiter ne pas en voir, soit pour regretter de n’en avoir pas vu.

Rappelons quelle place il leur fait dans « Salammbô ». Ce sont les lions crucifiés sur la route de Sicca ; les lions, dans le défilé de la Hache, dévorant le meilleur des cadavres des mercenaires pour laisser le reste aux chacals. Mais c’est dans le temple de Moloch, où va se tenir le Conseil des Anciens, qu’ils sont les plus extraordinaires (avec le détail final qui est comme la signature de Flaubert).

« … sur les dalles, de place en place, étaient accroupis, comme des sphinx, des lions énormes, symboles vivants du Soleil dévorateur. Ils sommeillaient, les paupières entrecloses. Mais réveillés par les pas et par les voix, ils se levaient, lentement, venaient vers les Anciens qu’ils reconnaissaient à leur costume, se frottaient contre leurs cuisses en bombant le dos avec des bâillements sonores ; la vapeur de leur haleine passait sur la lumière des torches ».

La route lentement se déroule. Des collines, des montagnes, des fermes. Un incendie fait une lueur.

« Des files de charrettes dételées stationnant dans les villages » dressent leurs timons plus clairs dans le crépuscule, comme dans le passage fameux de « Salammbô » :

« La lune se levait à ras des flots, et, sur la ville encore couverte de ténèbres, des points lumineux, des blancheurs brillaient : le timon d’un char dans une cour… »

Quel est le village où Flaubert s’est arrêté « au milieu de la nuit », seul relais qu’il ait jugé bon de retenir ? Il faut le supposer à peu près au milieu du parcours. D’autre part, si l’on suit ses notes, Flaubert continue de monter après la halte. Or, à 48 km de Philippeville, juste avant d’arriver au point culminant, se trouvait le village d’El Kantour, village d’aubergistes. C’est là que j’inclinerais à placer cette auberge nue, comme déserte, et qui s’humanise ensuite (52).

La descente s’accomplit dans l’approche du jour. L’Arabe est matinal, Flaubert assiste au réveil des gens et des bêtes. Des indigènes, toujours aussi misérables, toujours chassant des ânes devant eux. Une chèvre ; un troupeau de chèvres.

À une dizaine de kilomètres de Constantine, s’adosse à une pente le village du Hamma que Dumas décrit « ombragé par des palmiers et des saules pleureurs ». L’auteur du « Véloce » ajoute :

« Oh ! le charmant petit village, madame, et comme l’on y vivrait bien, si l’on n’y mourait pas »

et il souffre de ce que son guide l’entraîne plus loin, sans lui laisser le temps de prendre un dessin (53).

Flaubert, lui, passe sans voir, à moins que ces « jardins au bord de la route, (ces) roses, (ce) palmier vilain » représentent tout ce qu’il aperçoit du « charmant petit village ». Cinq semaines plus tard, il lui rendra justice. Pour le moment, il parvient au bout de sa course, et le voyage a été long, cahoté, étouffant.

Une dernière côte ; interminable, il est vrai. Mais Constantine n’est plus

loin.

 

Constantine I.

 

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Plan de Constantine
Extrait de Bérard « Guide de l’Algérie » – 1858

Flaubert arrive par le pont d’Aumale, au nord-ouest de la ville. En 1858, il n’était pas possible d’entrer autrement dans Constantine. Quand on venait de Philippeville. De ce côté, la montée est très abrupte, mais l’on ne distingue rien des gorges.

Sur les pentes, au-dessous de l’esplanade Valée et du Coudiat-Aty non encore dérasé, s’entassent des bicoques où vivent les indigènes rejetés de la cité. Des taudis exigus, des « loges à chiens » dit Flaubert, au milieu desquels circulent des haillons flottants. Ce qu’on entrevoit de peau est tanné par le soleil et desséché par la misère.

« Cela est d’une pauvreté et d’une malédiction supérieures. » Avec plus de force que dans les deux premières allusions, le réalisme de Flaubert dénonce l’erreur des voyageurs venus avant lui, des Gautier, des Fromentin, qui n’ont voulu voir que le drapé de l’Arabe. Flaubert a vu ses déchirures, et sa sympathie pour lui s’en émeut. Si, dans le salon de Mme Dambreuse, l’attitude de Frédéric n’est pas seulement du défi, le caprice d’un instant, on peut imaginer qu’à travers son héros, Flaubert soutient la cause de l’Arabe d’Algérie (54). Ernest Feydeau, Alphonse Daudet, eux aussi, deux et trois ans plus tard, ouvriront les yeux sur cette réalité si différente du mythe. Plus tard encore, Maupassant…

Quelle était la physionomie de Constantine à cette époque ? La ville était cantonnée sur « le Rocher », le Coudiat-Aty ne se distinguant que par les ruines du fort d’où l’on avait pratiqué la brèche, et par la pyramide élevée à la mémoire du général Damrémont. Elle se tassait encore, sur les faces sud et ouest, à l’abri de ses vieux murs. À l’emplacement de la brèche, on avait ouvert une porte à double arceau. Entre la porte et le Coudiat, l’esplanade Valée, avenue bordée de deux jardins dont les arbres sentaient encore la pépinière.

La porte franchie (sous l’arceau de droite, car le charroi y était tel qu’on avait dû établir un sens obligatoire), le voyageur débouchait sur la place de Nemours. C’était, sauf aux heures chaudes de la journée, la place la plus animée de la ville. Très tôt le matin et jusqu’à dix heures, s’y tenait un marché où vendeurs et chalands venaient parfois de loin. — Flaubert l’a traversé, ce marché ; c’est celui qu’il reconnaît de la fenêtre du bureau arabe. Bêtes et gens, gens à pied, à cheval, à chameau, charrettes, voitures, diligences, cortèges funèbres, tout passait par là.

À la place du théâtre actuel demeurait la caserne des Janissaires, à laquelle une colonnade délicate, sur tout le pourtour, prêtait une certaine élégance. Elle abritait désormais les tirailleurs indigènes. C’en était fini des Janissaires, et ceux qui avaient eu le bonheur d’apercevoir ces officiers du bey soupiraient :

« Ah ! qu’ils étaient beaux, les Janissaires, quand ils rentraient d’expédition avec des têtes accrochées aux arçons et des sacs d’oreilles derrière la selle ! Mais ce bon temps est passé ! » (55).

La rue Nationale n’était pas encore percée. Partaient de la place de Nemours la rue Combes, la rue de France et la rue Basse-Damrémont. La rue de France établissait une séparation très nette entre quartier européen au nord-ouest et quartier arabe au sud-est. Celui-ci était, en 1858, à peu près tel que les Français l’avaient trouvé, avec son labyrinthe de ruelles ou de briques crues. Les principales voies avaient seulement troqué leurs noms et s’appelaient rue Combes, rue Vieux, rue Perrégaux.

De l’autre côté, au contraire, on avait déblayé les maisons ruineuses, tracé des rues, construit des maisons à étages (56). La rue la plus passante, la plus chic, était alors la rue Damrémont, bordée par « de grands et beaux magasins », par le Trésor et la Poste, et enfin la Kasbah. Au cœur de ce quartier, sur la place du palais de l’ancien bey Ahmed, se donnaient rendez-vous, dans les cafés, les oisifs et les hommes d’affaires. Deux ou trois fois par semaine, en hiver l’après-midi, le soir en été, les musiciens de la garnison régalaient les Constantinois. À l’occasion se produisaient des saltimbanques, des joueurs d’orgue de barbarie. Les hommes étaient attachés au café ; les dames, à qui la pudeur interdisait de paraître en de tels lieux, s’asseyaient, tant bien que mal à cause de leurs crinolines (détestation des Constantinois et de Flaubert d’ailleurs) sur des chaises adossées au mur du presbytère (57).

Pourtant, à l’époque où Flaubert débarqua, les Constantinois s’ennuyaient. Au théâtre, rien. La saison lyrique n’avait pas été fameuse. Les bals, organisés par les dames de la Charité au profit de leurs pauvres, ne semblent pas avoir été nombreux cette année-là. Et quel sérieux dans les journaux ! Des itinéraires descriptifs, l’histoire de l’Algérie au temps des Turcs, les travaux de la Société archéologique. La veine poétique était tarie ; le poète Réméon Pescheux s’était tu, depuis ses couplets fulgurants sur les chemins de fer algériens :

« Chars ailés, chars de feu, d’où venez-vous ainsi ?

— Rapides, nous venons des rives de l’Europe.

On nous a dit : « À vous l’Afrique ! » et nous voici.

Oui, par Allah ! à nous les pieds de l’antilope,

Le cri du lion-roi, la gloire du coursier… (58).

Dire que Flaubert, pour lire ces vers qui laissaient si loin derrière « le taureau de fer », le « dragon mugissant » de M. de Vigny, est venu un an trop tard ! Le seul tribut que payât Constantine à la poésie, en 1858, était la souscription en faveur du pauvre M. de Lamartine, bien empêché d’acquitter ses dettes. Cet appel à la population, il est regrettable aussi que Flaubert, qui vomissait l’auteur du Lac, ne l’ait pas lu : il était alors en Tunisie.

Les lecteurs insatisfaits réclamaient un peu de drôlerie dans la feuille locale, quelque bon petit scandale même. À quoi le journal répondait en annonçant la chaleur et, conjointement, l’invasion des mouches et des punaises.

Malgré l’affaire Bovary, qui l’avait révélé au public, Flaubert n’eut pas les honneurs de « l’Africain ». Les autorités de la ville ne vinrent pas à sa rencontre.

 

Constantine II.

 

La diligence s’arrête sur la place de Nemours que Flaubert appelle la place d’Armes. Les zouaves font l’exercice. La première image qui s’offre à Flaubert est une image militaire. Il est rare qu’en Algérie, à cette époque, le regard ne soit accroché avant tout par une caserne ou des soldats. Des garçons d’hôtel l’assaillent (59), il se laisse mener à l’Hôtel du Palais (60). Une seconde fois, il retient une chambre où il n’aura pas le temps de dormir ; simplement il se repose, en attendant l’heure décente de frapper à la porte des gens.

Alors il se dirige vers le bureau arabe, situé dans un immeuble qui donne sur la petite place des Fainéants (61), près de la place du Palais. Laissons là le débat qui a si longtemps divisé les habitants de l’Algérie au sujet des bureaux arabes, puisqu’aussi bien Flaubert ne l’évoque pas. Précisons seulement que, grâce au personnel indigène qui connaissait parfaitement le pays, ils tenaient lieu, en somme, de syndicat d’initiative. Celui de Constantine ne payait pas de mine :

« Des décombres devant la porte — entrée par des petits couloirs à porte basse — patio, colonnes, murs blanchis à la chaux ». Flaubert se présente au chef de bureau arabe, M. Vignard, qui le reçoit dans son salon. Sans doute établissent-ils ensemble un plan de visite de Constantine, tel à peu près qu’on devait le proposer aux étrangers. Ainsi Flaubert verra d’abord la ville arabe, sous la conduite du secrétaire de M. Vignard, le petit-fils de l’avant-dernier bey le jeune Salah-bey. Ce n’est pas que M. Vignard n’ait pas le loisir de s’occuper de son hôte : le chef du bureau arabe, à ce qu’il semble, ne croule pas sous la besogne (62). Mais Salah-bey, en la circonstance, fait mieux l’affaire de Flaubert.

Cependant, avant de commencer son tour de ville, Flaubert rend visite à un pharmacien, puis au Dr Reboulleau. Il ne nomme pas le pharmacien. Mais le fait de l’accoler au Dr Reboulleau coïncide avec l’association presque constante d’un pharmacien Gadot et du Dr Reboulleau dans plusieurs secteurs de l’hygiène publique, d’après l’annuaire de 1864. Charles Gadot était déjà à Constantine en 1858 (63). Ce pharmacien était membre de la Société archéologique de Constantine. C’est par là surtout qu’il serait intéressant, si l’on avait la preuve que Flaubert s’est entretenu quelque temps avec lui. Se sont-ils revus ? Nous aurons l’occasion de revenir sur ces relations « archéologiques » de Flaubert.

Quant au Dr Reboulleau (64), chirurgien aide-major, il avait été — curieux hasard ou rencontre concertée ? — élève de Jules Cloquet, le vieil ami des Flaubert. Il avait son cabinet rue Cahoreau, c’est-à-dire à quelques pas du bureau arabe. Mais, au contraire de M. Vignard, c’était un monsieur fort occupé, et Flaubert, apparemment, ne le revit pas.

Ces connaissances faites, Flaubert part à la découverte de la ville, à pied. La matinée est ensoleillée, la température agréable (+ 25° à midi). Le jeune Salah-bey le mène dans les bazars, « lesquels (lui) rappellent ceux de la Haute-Égypte ».

« Je sens (je re-sens) cette bonne odeur d’Orient qui m’arrive dans des bouffées de vent chaud ».

Il ne se montre pas bavard sur ces ruelles arabes qui, paraît-il, n’ont rien à envier à celles d’Alger. Les échoppes y pullulent, boutiques de marchands d’étoffes, mzabis, juifs ou arabes, de forgerons, de cordonniers de selliers, de teinturiers, de vanniers, de brodeurs, de cafetiers… Flaubert passe sans rien noter : pas un poignard, pas une selle, pas une écharpe pas un narghilé, pas la plus petite pipe de Mostaganem, lui qui aime tant fumer de ces petites pipes.

Si comme les guides y invitent, il prenait le temps de s’asseoir « sur le banc qui garnit la devanture de cette niche occupée par un cafetier », de se faire servir une tasse de café — à moins que, protégé de la curiosité des passants par un rideau de grosse toile, il ne préférât tâter de ce petit lait qui donne une ivresse légère, — il verrait « défiler l’Arabe drapé dans son burnous comme un sénateur romain, le Kabyle avec son outre d’huile, le Biskri avec sa koulla d’eau, la mauresque dont le voile est bleu au lieu d’être blanc comme à Alger, la négresse marchande de pains, le juif colporteur, la juive plus belle ici que partout ailleurs… » (61). Et encore le spahi au burnous rouge et le turco en uniforme bleu.

Et le guide d’ajouter, pour affriander le touriste qui compte trouver sur place ce qu’il a imaginé d’après ses lectures ou les tableaux exposés : « C’est du Decamps, du Fromentin ou du Marilhat à l’état de nature ».

Cet Orient coloré, cet Orient pour « l’Illustration », même si Flaubert y reste sentimentalement attaché (66), n’offre plus d’originalité littéraire. Il sombre dans l’artificiel dès qu’on essaie de le décrire. Flaubert, à le prendre au pied de la lettre, n’a vu que des hommes « en blanc, à figure brune ».

Chemin faisant, il s’arrête dans les mosquées. II dit en visiter trois, mais n’en désigne qu’une par son nom. Nous avons noté de plus que le passage prête à discussion (cf. plus haut le texte du manuscrit). Reprenons donc les termes dans leur à peu près :

« Dans l’une, un homme accroupi écrit à un petit pupitre, à côté du tombeau du marabout ; un (e) autre (un autre ? un antre ?), des figuiers dans la cour abritent des tombes ».

Indications bien vagues. Les mosquées abondent à Constantine. Il paraît logique cependant, Flaubert disposant d’à peine quelques heures en tout et pour tout de ne pas s’éloigner beaucoup de la rue Combes et de la rue Vieux, par où Flaubert a dû entrevoir la ville arabe avant de déboucher place du Caravansérail (place Négrier). Faut-il retenir la mosquée Sidi Mimoun, rue Vieux, toute fruste, avec son minuscule patio qu’un pied de vigne grêle suffit à ombrager ? La mosquée Sidi Lakhdar, au coin de la rue Combes, qui, en cours de restauration, passait pour la plus curieuse sinon plus la plus élégante de Constantine, mais qui ne possède ni tombeau de saint dans la salle des prières, ni patio ? Flaubert dut pénétrer au moins dans la grande mosquée Sidi Abd-er-Rhaman, dont le saint patron, l’homme aux trois tombeaux, brille d’un immense prestige dans l’Afrique du Nord tout entière. Le tombeau y est assez imposant. Au sol, des nattes et des tapis. Des pierres tombales en marbre, gravées. Aux murs, plusieurs vieux dessins de La Mecque, dans un style naïf. C’est là, peut-être, la mosquée au marabout.

Sur la place du Caravansérail plantée d’arbres, agrémentée de bancs, d’une fontaine, fréquentée par les marchands de ferraille et de guenilles, s’élevait la mosquée Sidi-el-Kettani, que, dans les dernières années du XVIIIe siècle, Salah-bey le grand-père avait fait construire. Un homme étrange, ce Salah-bey ; un composé de Turc et de prince éclairé (67) : Flaubert dut entendre parler de lui à maintes reprises au cours de sa promenade. Au moment où il visita cette mosquée, elle devait garder, encore fraîches, des marques de sa richesse première, puisque, en 1882, le guide la décrivait ainsi :

« Des faïences aux mille dessins lambrissent les parois. Des tapis du Sahara, de Constantinople, d’Angleterre, et des nattes couvrent le sol. Le luminaire est composé de grands lustres en cristal, chargés de girandoles. Mais le morceau capital, c’est la chaire ou minbar ; presque toutes les variétés de marbre sont réunies. Ce beau travail a été exécuté en Italie par des artistes génois » (68).

Ce n’est pas dans la mosquée, mais dans la Médersa attenante que s’alignaient les quinze tombes de la famille Salah-bey. Aujourd’hui encore subsistent l’estrade, bordée de sa rampe de bois, et les tombes, mais poudreuses et tout à l’abandon.

De la place du Caravansérail, Flaubert s’avance jusqu’à l’abîme. Le fleuve se dissimule tout au bas :

« Il y a un ravin démesuré qui entoure la ville. C’est une chose formidable et qui donne le vertige » (69).

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Chutes du Rhumel et Rocher du Vertige
Album Delamarre – 1845

Les gypaètes tournoient dans le vide. Sur la gauche, le point le plus vertigineux de Constantine, le Kef Chebkora, le Rocher du Sac ou Rocher du Vertige. De là, Salah-bey se débarrassait des importuns et des rebelles. Un jour, il s’éprit d’une belle Constantinoise ; mais comme elle restait insensible à ses assiduités, en digne Turc, il changea son amour en fureur, et, suivant une coutume bien turque aussi, fit précipiter la jeune fille dans le ravin. Par bonheur, elle avait une grande robe qui lui fit un parachute. C’est tout là-haut encore que le même Salah-bey avait fait décapiter le marabout Sidi Mohammed, censeur trop zélé de sa politique. Quand on voulut jeter le cadavre dans l’abîme, il se métamorphosa en un corbeau qui s’envola croasser des malédictions sur le toit d’une ferme appartenant au prince. Celui-ci, pour conjurer le mauvais sort, adjoignit à la ferme une kouba dédiée à Sidi Mohammed du Corbeau ; on la voit encore dans le hameau de Salah-bey.

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Gorges du Rhumel
Au fond : le pont d’El Kantara avant sa destruction

Il me paraît assez vraisemblable que le jeune Salah-bey ait évoqué les légendes de son grand-père. On se les racontait, à Constantine, ce qui donnait aux touristes un frisson délicieux.

À droite, voici les ruines du pont d’El Kantara. Les Romains, à cet endroit, avaient déjà bâti un pont ; les piles s’en voyaient encore. Mais, comme des autres ponts construits par eux, les nombreux sièges qu’avait dû soutenir la ville en avaient eu raison. En 1792, Salah-bey, qui avait la manie de bâtir, recourut aux services d’un architecte mahonnais pour le faire restaurer. Mais un matin de 1857, à 7 heures et demie, à peine un contingent d’infanterie venait-il de passer, le pont s’écroula dans un fracas épouvantable.

Au-delà du pont, de vagues ruines romaines. Sur tout le rocher d’en-face, celui d’où fut tenté le premier assaut des Français, rien que la pierre nue. Pas un arbre planté encore.

Flaubert et son compagnon reviennent chez M. Vignard, probablement par la rue Damrémont.

Il est surprenant que Flaubert ne fasse jamais allusion au palais du bey Ahmed, le dernier bey de Constantine, alors que le bureau arabe n’en était pas éloigné et que l’Hôtel du Palais devait se trouver sur la place. La façade n’avait rien d’avenant (elle est restée telle quelle). Mais le jeune guide pouvait du moins évoquer les trois cours intérieures rafraîchies d’arbres et de vasques, le fameux kiosque aux murs de verre d’où le bey surveillait ses quelque trois cents concubines, dont l’armée française se trouva fort embarrassée, disait-on, quand elle occupa les lieux. Des histoires à s’esbaudir…

 

Constantine III.

 

Après une pause chez M. Vignard, Flaubert et son guide se remettent en route. Ils prennent des chevaux, franchissent la porte de la Brèche, descendent l’esplanade Valée, s’engagent sur la route de Philippeville jusqu’au chemin Lavie qu’ils empruntent. On va ainsi à la sortie des gorges, aux chutes et aux bains de Salah-bey.

38_gorges

Sortie des Gorges
1ère et 2e arches

Passent « trois gaillards grêles et étranges, ce sont des mangeurs de haschisch, chasseurs de porc-épic quand ils en ont pris un, ils font un grand dîner ».

Les fumeurs de haschisch sont connus dans la région. Ils donnent lieu a des histoires où il n’est pas facile de faire la part de la vérité et celle de la fantaisie plus ou moins superstitieuse.

Dumas dans « Le Véloce », parle assez longuement des haschischins, en présentant comme les membres d’une confrérie austère. Le haschisch la chasse au porc-epic le « grand dîner » dont Flaubert se moque, auraient une valeur rituelle (70).

Un Algérien à qui j’ai soumis la thèse de Dumas, lui-même fumeur de haschisch à ses heures, estime que Dumas fait du roman. Il ne s’agit nullement d’une confrérie. On se réunit entre amis, dans les fumeries qui bordent le Rhummel, pour le simple plaisir de fumer et de bavarder. Quant au porc-épic, si les indigènes le chassent et, à l’occasion, le mettent au bouillon, il n’est pas prétexte à banquet mystique.

Cependant, cette explication ne me satisfaisait pas.

Or, il existe une autre version, celle qu’on dut exposer à Flaubert et dont il tira parti dans « Salammbô ».

Au siècle dernier, certaines gens croyaient que les haschischins s’assemblaient par bandes clandestines dans les grottes du Rhummel et les mêmes braves gens préféraient ne pas chercher à démêler par quelle sorcellerie, malgré l’ivresse du kief, le pied ne leur manquait pas, alors que chaque jour on déplorait la disparition d’un promeneur ou d’un pêcheur tranquille dans l’abîme. On avait peur de ces énergumènes. Quel était leur secret ? Encore de nos jours, il arrive qu’on tremble de le percer : « Un de mes camarades, autrefois, a voulu savoir, il a payé cette curiosité de sa vie. Moi, je ne sais rien, et surtout ne veux rien savoir, cela porte malheur ». Voilà ce que m’a répondu un autre vieil Algérien, pourtant très « francisé ».

Jules Gérard, dont les récits de chasse étaient fort goûtés en 1850-55 consacre un chapitre d’un de ses ouvrages aux chasseurs de porc-épic d’où il ressort que ces chasseurs, en même temps fumeurs de haschisch inspirent le mépris à tous les indigènes :

« Afin de se consoler de cette réprobation générale, ils se réunissent tous les soirs pour fumer au son du tamtam et hurler comme des bêtes jusqu’à ce qu’ils tombent sous le poids du sommeil et du haschisch.

Les Hatcheichi aiment la chasse au porc-épic avec une passion difficile à comprendre quand on ne sait pas toutes les difficultés qu’ils sont obligés de vaincre pour prendre un de ces animaux » (71).

Et Gérard de décrire le départ pour cette chasse, à la fois sordide et grotesque, avec des chiens galeux, des armes hétéroclites, avec « un enfant de dix à douze ans, le plus petit, le plus malingre, le plus allongé qui, s’il marchait sur les mains, ressemblerait à un basset… C’est pourtant là le héros, l’hercule de la bande, car c’est toujours lui qui attaque l’animal ». De cette chasse, ils reviendront peut-être chargés d’un butin à faire ripaille pendant plusieurs jours, peut-être vainqueurs dérisoires d’un misérable animal qu’ils laisseront pourrir, chacun refusant d’en manger par civilité pour son voisin.

Peu importe au fond ce qu’il en est vraiment de ces fumeurs de haschisch. L’intéressant est de chercher de quel côté Flaubert a puisé son inspiration. Il semble bien que, s’il doit à Hérodote les mangeurs de poux et les mangeurs de singes, à Diodore de Sicile les mangeurs de sauterelles, il ait profité de son expérience constantinoise des chasseurs de porcs-épics-fumeurs de haschisch pour achever le portrait des « Mangeurs-de-choses-immondes », rejetés par la haine, par l’horreur, en dehors des limites de la ville, et vivant, comme des primitifs, accrochés aux parois des falaises :

« Il y avait en dehors des fortifications des gens d’une autre race et d’une origine inconnue, — tous chasseurs de porcs-épics, mangeurs de mollusques et de serpents. Ils allaient dans les cavernes prendre les hyènes vivantes, qu’ils s’amusaient à faire courir le soir sur les sables de Mégara, entre les stèles des tombeaux. Leurs cabanes de fange et de varech s’accrochaient contre la falaise comme des nids d’hirondelles. Ils vivaient là, sans gouvernement et sans dieux pêle-mêle, complètement nus, à la fois débiles et farouches, et depuis des siècles exécrés par le peuple, à cause de leurs nourritures immondes » (72).

Dans ses notes de voyage, Flaubert met au compte des fumeurs de haschisch à la fois la chasse au porc-épic et la chasse à l’hyène. Dans « Salammbô », les « Mangeurs-de-choses-immondes » pratiquent aussi les deux. Je n’ai trouvé nulle part (73) que les haschischins s’intéressaient à l’hyène. Mais cette bête est tenue, parmi la population, pour si veule et si infecte, qu’elle complétait parfaitement, dans la bouche du guide de Flaubert, le tableau déjà répugnant des fumeurs de haschisch, et, d’autre part, dans « Salammbô », celui des « Mangeurs-de-choses-immondes ». Si Flaubert nous montre ces derniers faisant courir les hyènes, le soir, entre les tombes, c’est pour ajouter peut-être à leur goût dépravé l’indécence et la profanation.

Dumas et Gérard racontent la capture d’une hyène à peu près comme Flaubert dans ses notes de voyage. Comparons les textes, nous verrons que, des trois, Flaubert n’est pas le moins amusé par l’histoire :

DUMAS

« Quand un Arabe a découvert la caverne où se cache une hyène, il tend devant l’entrée de la caverne son burnous, et intercepte ainsi les rayons lumineux. Puis lui-même entre dans la caverne les bras étendus…

Quand il a touché l’hyène, il lui dit : « Donne la patte, que j’y mette du hennah ».

L’hyène, coquette, séduite par une pareille promesse, étend sa patte.

L’Arabe la prend par cette patte et la conduit dehors ; là, il la musèle et lui met une laisse » (74).

GERARD

« L’Arabe qui trouve une hyène dans son trou prend une poignée de bouse de vache et la lui présente en disant : « Viens, que je te fasse belle avec du henné ».

L’hyène tend la patte, l’Arabe la saisit, la traîne dehors, puis il la bâillonne et la fait lapider par les femmes et les enfants du douar comme un animal lâche et immonde » (75).

FLAUBERT

« Ces mêmes hommes prennent les hyènes vivantes, les amènent à Constantine et les lâchent à leurs chiens. Pour prendre une hyène ils vont à sa caverne, bouchent l’ouverture avec des toiles, et y laissent un trou ils poussent une sorte de zagarit l’hyène vient au bord le chasseur lui parle « Tu es jolie, on te peindra de henné on te donnera un mari, des colliers… etc. ». L’hyène s’avance, l’homme passe sa main enduite de bouse de vache. Cette graisse dont il frotte la patte de l’animal plaît à cet animal et il y passe un nœud coulant. Alors les autres chasseurs placés derrière tirent à eux et la bâillonnent ».

Voir la sortie des Gorges du Rummel

À la hauteur du moulin Lavie, nos promeneurs, comme l’indique Thierry-Mieg (p. 160), doivent pénétrer dans « un étroit couloir en partie creusé dans le roc », puis, « après quelques instants de passage dans ce tunnel obscur », revenir à ciel ouvert, où « le couloir se transforme en un sentier surplombant le Rummel et longeant sa rive jusqu’à ce qu’il soit arrivé presque au niveau de l’eau ». C’est le « petit sentier bordé d’un parapet » et contournant le rocher dont parle Flaubert. Voici le lit du torrent. Il n’a pas plu : l’eau est si peu profonde que les trois étages de cascades, en aval, attirent à peine l’attention de Flaubert. Ils pénètrent dans la gorge :

« Un(e) arche naturelle, elle a bien deux cents pieds… puis une sorte de tunnel. — En continuant on arriverait au pont d’El Kantara ».

Ils ne vont pas plus loin que l’arche. Là se borne cette promenade à cheval dans les gorges dont Flaubert se vante à Bouilhet (76).

Voir les Gorges du Rummel

Levant les yeux le long de la paroi abrupte, à deux cents mètres au-dessus, Flaubert découvre la silhouette du Kef Chekhora. Cette fois, ce sont les derniers moments du siège de Constantine que son compagnon retrace pour lui. Au fur et à mesure que les Français pénétraient dans la ville, une partie des habitants, croyant échapper à la mort, conçurent le projet fantastique de s’agripper à des cordes et fuir par les gorges : ils ne réussirent qu’à s’écraser en grappes sur les rochers (77).

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Raffet : Les Arabes fuient de Constantine
Iconographie de l’Algérie – N° 493

L’endroit paraît à Flaubert « féerique et satanique ». La couleur rouge de la roche devient plus sinistre encore du fait que la gorge s’obscurcit (78). Flaubert sent passer l’ombre de Jugurtha. Mais n’a-t-il pas une pensée pour ce brillant Naravas qui régna sur les Numides, en terre constantinoise, et charma tant Hamilcar que celui-ci lui prônait sa fille en retour de ses loyaux services ? Comment Salammbô ne rode-t-elle pas en ces lieux ? N’y a-t-il pas quelque ressemblance entre le destin de la fille de Tanit et la légende, parmi d’autres auxquelles se prêtait le site de Constantine, que Flaubert rapporte ? Deux hommes se disputaient une fille. Ils en vinrent aux mains. Mais ni l’un ni l’autre ne la posséda, car, pour leur châtiment, la belle fut changée en rocher et ses deux poursuivants en deux rivières, « le Rhummel et le X…, condamnés perpétuellement à tourner autour d’elle et à lui baiser les pieds » (79).

Si pour le moment, le romancier ne semble pas préoccupé de son œuvre, peut-être s’est-il souvenu, plus tard, de cette faille « formidable » pour imaginer le séjour du dieu de la destruction :

« Le temple de Moloch était bâti au pied d’une gorge escarpée, dans un endroit sinistre. On n’apercevait d’en-bas que de hautes murailles montant indéfiniment, telles que les parois d’un monstrueux tombeau… » (80).

**

Rentré à Constantine, Flaubert s’en va dîner, sans doute à la table d’hôte, où il voisine avec le directeur des postes et trois autres messieurs. Le premier s’appelle Louis-Emmanuel Farrenc ; il a la double responsabilité de la poste et du trésor. L’un des trois messieurs doit être ce M. Viel dont il est question lors du second séjour de Flaubert à Constantine : Paul-Émile Viel, payeur adjoint de 2e classe. Pour les autres, je ne sais.

Ces personnes ont entendu parler de « Madame Bovary ». Flaubert souligne ce détail d’un point d’exclamation. S’étonne-t-il du chemin qu’a parcouru sa renommée ? Les autres ont-ils voulu simplement le flatter, citant un livre qu’ils n’ont peut-être pas lu ? Le journal de Constantine n’a jamais consacré la moindre ligne de sa chronique littéraire à « Madame Bovary ». Mais le scandale devait être connu par les journaux de France.

À six heures, Flaubert reprend la diligence. Il va passer une seconde nuit sur la route ; la première lui a paru plus pittoresque que pénible ; celle-ci lui laissera un souvenir « affreux », au point qu’aussitôt rendu à Philippeville, au matin, il se jette sur son lit d’hôtel pour dormir d’un trait jusqu’à trois heures de l’après-midi.

 

De Philippeville à Tunis

 

« L’Hermus » appareille à six heures du soir. Pour tromper l’attente et secouer sa torpeur, Flaubert continue sa visite de Philippeville.

Près de la mer, au-dessus de la porte de Stora, en gravissant un court sentier, il parvient à un jardin planté de rosiers qui embaument. Le propriétaire M. de Nobelly (81), avait mis au jour, quelques années plus tôt, à l’endroit même, une mosaïque, et l’y avait laissée. La poussière atténuait constamment les couleurs du dessin ; aussi le nègre-jardinier jeta-t-il dessus un arrosoir d’eau pour les raviver aux yeux émerveillés de Flaubert :

« Une mosaïque trouvée sur place représente deux femmes, l’une assise et conduisant un monstre marin à bec d’aigle, une autre assise et conduisant un cheval, des iris entre les oreilles font des flammes rouges ; une troisième danseuse avec des anneaux aux chevilles, pieds et jambes remarquables de forme et de mouvement la droite sur la gauche le champ est semé de poissons » (82).

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Mosaïque de la maison Nobeli
Album Delamarre (1845)

La description de Flaubert correspond aux planches de l’album Delamarre, à ce détail près que la danseuse met la jambe gauche sur la droite.

En 1896, Charles Vars, écrivant l’histoire de Rusicade et de Stora (83), présente très minutieusement la mosaïque et l’ensemble dont elle fait partie, restes d’un ancien temple. Il partage la ferveur de Flaubert :

« Ce qui distingue surtout ce magnifique tableau, c’est la finesse des détails. Chaque trait, chaque repli d’étoffe, chaque saillie des muscles, le moindre ornement des coiffures, la plus petite nuance y sont marqués avec un soin infini. Mais ce qui excite particulièrement l’admiration, c’est l’exiguïté presque infinitésimale des matériaux mis en œuvre par l’artiste. Il s’est servi de petits cubes à peine palpables, qui donnent à sa composition la finesse d’une tapisserie. On croirait voir, à ses pieds, un de nos Gobelins ».

Stéphane Gsell, plus tard, reconnaît la richesse et l’harmonie des couleurs :

« Le coloris de la mosaïque, très riche, est harmonieux, et ne présente point ces tons trop avivés et criards qui choquent un peu dans les deux planches en couleur de Delamarre » (84).

Mais il se montre réticent pour la belle nageuse de Flaubert :

« Le dessin est correct en général, malgré quelques imperfections : ainsi le corps de la nageuse est lourd, les mains gauchement disposées. La facture ne manque pas de largeur, surtout dans l’exécution des animaux… » (85).

Ces jugements plus ou moins contradictoires font regretter davantage de ne point pouvoir se faire une opinion sur pièce. S’il est exact que les matériaux mis en œuvre sont d’une « exiguïté presque infinitésimale », le rapprochement avec un Gobelin n’a rien d’excessif (85). Quant aux formes lourdes de la nageuse, on s’explique que Flaubert n’y ait pas pris garde, lui qui trouvait à aimer dans les « oreillers de chair fraîche »…

Quoi qu’il en soit, cette mosaïque constituait un des attraits archéologiques de Philippeville. La coutume paraît être pour les voyageurs d’aller l’admirer, les guides la décrivaient.

Trois jours plus tard, Flaubert sent resurgir la même émotion en racontant sa promenade à Louis Bouilhet :

« … Il faisait un silence exquis dans ce jardin ; on n’entendait que le bruit de la mer » (86).

Comme il est temps de gagner Stora, Flaubert s’enquiert d’une voiture : il n’y en a plus ; plus une barque maltaise. Il loue donc un cabriolet et prend les rênes. On s’étonne qu’il ne parle pas de la petite route de Philippeville à Stora. Ses collines boisées, les arbousiers et les chênes-lièges, les ruines romaines dispersées un peu partout laissent à ceux qui la prennent un souvenir agréable. Dumas, qui pourtant la fit à pied, fusil sur l’épaule, derrière la charrette qui portait les bagages, sous une pluie fine et pénétrante, lui trouve bien du charme :

« Toujours montant, descendant, avec mille accidents fantasques comme en offrent les chemins de montagne, avec ce vaste aspect de l’infini comme l’offre la mer » (87).

Le temps est brumeux, la mer mauvaise. Flaubert ne tardera pas à en éprouver les effets. Deux heures et demie après le départ, « l’Hermus » doit déjà mouiller au Cap de Fer (88). Le vent d’Est est si violent qu’il ne faut pas songer à continuer avant le lendemain — mercredi donc — pour atteindre le Fort Génois (89).

Par une précaution qui lui devient familière, Flaubert s’allonge tout de suite dans sa cabine, guettant des heures meilleures pour discuter avec le commandant. Cependant défilent, selon la relation de Poujoulat qui fit le même parcours en 1844 et que Flaubert approuverait s’il osait regarder, « quinze lieues de côte inabordable où la mer se brise avec un éternel courroux, quelque chose de terrible, d’inhospitalier… ».

Au moins Flaubert pourrait-il être sensible, après une si mauvaise traversée, à l’apparition de Bône, le jeudi matin. Voici, par exemple, le témoignage d’un voyageur enthousiaste :

« Sous ce beau ciel, à travers cette atmosphère si limpide et si transparente, au fond de cette belle rade dans laquelle entre majestueusement la mer azurée comme le ciel, se dessine élégamment la ville de Bône avec ses murailles blanches… Un rocher, auquel la nature a donné la forme d’un lion, semble un des hôtes de ces rivages, préposé là comme une sentinelle à la garde de la terre natale » (90).

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Non seulement Flaubert n’a pas vu le Rocher du Lion — en arrivant à Tunis, sous la lune, il sera pourtant frappé par les « Deux-Frères qui ont l’air de vagues éléphants ou d’hippopotames, de je ne sais quels monstres sortant de la mer » —, mais telle est son impression :

« C’est désert, bête et lamentable — les montagnes sont vertes ».

La suite de l’excursion ne le déridera pas. Ce jour-là, il faut bien en convenir, il est d’humeur massacrante.

Au loin, Hippone, l’ancien Ubba, colonie marchande de Carthage, qui fut, aux IIIe et IVe siècles, avec Carthage, le plus opulent marché de l’Afrique, n’est pour Flaubert qu’un « mamelon vert entre deux montagnes, inclinant un peu sur la gauche ».

Quoi ! pas un mot non plus de saint Augustin !

Quelques années auparavant, on avait rapporté de Pavie à Bône une relique du saint — l’os d’un avant-bras —, translation qui pouvait passer, aux yeux d’un chrétien aussi fervent que Poujoulat, pour « un événement éclatant dans le monde religieux » (91). Or, ce jeudi 22 avril, des plongeurs napolitains qui se trouvaient sans doute voyager en compagnie de Flaubert, s’arrêtèrent dans l’église pour faire leurs dévotions. Quand ils ressortirent, Flaubert les regarda et songea « qu’ils avaient été prier pour que le ciel leur accordât une augmentation de paie ». Comme à Jérusalem, au Saint-Sépulcre, toujours aussi voltairien !

Et il n’aimait pas saint Augustin (92).
C’est de la Kasbah qu’il a observé le paysage. Construite au XIVe siècle par les sultans de Tunis, la forteresse ne servait plus que comme maison de détention pour les transportés politiques ou comme prison centrale pour les prisonniers aux fers. Ces derniers, Flaubert les voit occupés à des travaux de terrassement. Ils sont en plein soleil. Sur les murs, des inscriptions « exaspérantes », partout. Déjà, à Constantine, il avait pu entendre parler de Lambèse où, en 1848, puis en 1851, à chaque période difficile, on avait exilé les indésirables (93). L’Algérie-bagne, dont parle Aimé Dupuy, c’était là un des aspects les plus amers de la colonie, celui qui, avec les lamentables convois de colons, devait le plus attrister Flaubert (94). Et pour aggraver son malaise, M. de Bovis et de M. de Kraff trouvent cela tout simple. Il ignore que certains poussaient l’inconscience jusqu’à vanter le « confort » des installations pénitentiaires.

Voir deux caricatures de colons

Entre Bône et Tunis, il est difficile de déterminer l’emploi du temps de Flaubert. Normalement, par belle mer, le bateau quitte Bône le mercredi à midi, pour être le jeudi à Tunis vers 17 heures (95). Compte tenu du retard pris au Cap de Fer, Flaubert ne devrait plus être sur « l’Hermus » dans la nuit du vendredi. Qu’a-t-il fait du jeudi au vendredi soir ? Sans doute a-t-il attendu à bord que le ciel soit redevenu tout à fait clément. Toujours est-il que cette dernière étape de la course en rachète le commencement. Il lie plus intime connaissance avec M. de Bovis, qui peut citer par cœur Virgile, Hugo, et qui pratiquait Voltaire, autrefois, avant de devenir sage mais non point austère. Le commandant est une des rares personnes que Flaubert ne raille pas dans ce voyage. Tous deux bavardent longuement durant cette nuit du vendredi. Mais, à certain moment, le capitaine se tait ; alors Flaubert écrit à son ami Bouilhet :

« La nuit est belle. La mer plate comme un lac d’huile. Cette vieille Tanit brille, la machine souffle, le capitaine à côté de moi fume sur son divan, le pont est encombré d’Arabes qui vont à La Mecque, cachés dans leurs burnous blancs, la figure voilée et les pieds nus ; ils ressemblent à des cadavres dans leurs linceuls. Tout cela, pêle-mêle, dort ou dégueule mélancoliquement et le rivage de la Tunisie que nous côtoyons apparaît dans la brume. Nous serons demain à Tunis ; je ne vais pas me coucher afin de posséder une belle nuit complète. D’ailleurs, l’impatience que j’ai de voir Carthage m’empêcherait de dormir ».

Le calme de la mer et de la nuit, la douceur d’une très longue conversation tantôt savante, tantôt gaillarde et tantôt poétique, comme Flaubert les recherchait avec ses amis, quelques bonnes pipes, l’approche de Carthage dont il espère de l’inspiration pour des mois, l’ont réconcilié avec lui-même.

 

De Tunis à Constantine

 

Flaubert a passé plus d’un mois dans la régence de Tunis. Il a parcouru la côte de Tunis à Bizerte, exploré Saint-Louis, Utique, Sidi-Bou-Saïd, ce qu’il croit avoir été Mégara, Byrsa, etc. Il a vu des gens d’un plus beau monde qu’à Constantine, il a été reçu par eux ; deux fois, il a rencontré une juive extraordinaire au sourcil noir, démesuré, dont le « quelque chose de langoureux » reparaîtra dans Salammbô. Il a noté des ruines, quantité de panoramas. Le regard brouillé de couleurs, tant de choses vues faisant « comme un bal masqué dans (sa) tête », il a pris le chemin de Constantine. Il s’était promis de retourner dans la capitale numide par voie de terre, expérience que peu de gens pouvaient se flatter d’avoir faite, et dont notre Flaubert tire quelque vanité. Quoique la route soit sûre, il ne part pas sans être « armé jusqu’à la gueule » ni « escorté de trois solides gaillards ».

Cette partie du voyage lui est à coup sûr la plus chère parce qu’elle réalise son rêve essentiel d’aventure et de liberté. On trouve çà et là dans ses lettres le « pressentiment » d’appartenir par quelques fibres aux Natchez, aux Iroquois, aux Tartares, aux Scythes, aux Peaux-Rouges (96). Mais son symbole préféré demeure le Bédouin. C’est à celui-ci qu’il se réfère le plus souvent, ou bien pour expliquer sa nature :

« Je hais le troupeau, la règle et le niveau. Bédouin tant qu’il vous plaira ; citoyen, jamais » (97).

« J’aurais pu être riche, j’ai tout envoyé faire f… et je reste comme un Bédouin dans mon désert et dans ma noblesse » (98) ou pour exprimer son dégoût politique en 1870 :

« Ah ! que ne puis-je vivre chez les Bédouins ! » (99) ou pour donner, par comparaison, une idée de son bagne littéraire :

« Ah ! nous sommes bas ! et il est triste de faire de la littérature au XIXe siècle ! On n’a ni base ni écho ; on se trouve plus seul qu’un Bédouin dans le désert, car le Bédouin au moins connaît les sources cachées sous le sable ; il a l’immensité tout autour de lui et les aigles volant au-dessus » (100).

Chaque fois que, le long de sa route, il a aperçu des Bédouins — en particulier cette petite Bédouine « le coude dans la main et la joue dans les trois doigts ! qui lui a appris cette pose-là ? » qui trouvera sa place dans « Salammbô », — Flaubert le marque dans son carnet.

Comme eux, il traverse du pays à cheval, et du pays aride, sauvage, « féroce » même, dans un vent parfois « terrible » ; il s’arrête au campement chez les Bédouins, il se croit Bédouin lui-même. Le soleil de juin lui brûle la peau, ce soleil qui a la vertu de lui « détendre les nerfs et rassainir le cœur » (101), de « l’animer et le griser comme du vin » (102). Mais la vieille Tanit ne lui procure pas des sensations moins précieuses, car au fond de son cœur veille la même dualité que dans l’âme carthaginoise.

Du Keff à Souk-Ahras, il n’est point d’autre halte possible que dans les douars de Nomades. Quand tombe le soir « sur l’immensité de la plaine, à l’horizon » et que se distinguent « des points noirs carrés », le voyageur ne s’y trompe pas, « ce sont des huttes de Bédouins, en terre » (103), et il se sait parvenu au terme de sa course. Là sont le repos, la franche hospitalité, le coucher sous la tente, face au firmament.

S’il est permis d’utiliser les notes de Flaubert dans un ordre différent de celui où il les a consignées, on peut reconnaître intégralement le rite de l’hospitalité arabe :

L’arrivée : « Surprise du douar, femmes au bord des tentes, sans voiles… J’ai ralenti devant les tentes, ils vont venir me baiser les mains, me prendre les pieds… ».

Le séjour : « Couché chez les Bédouins : tente blanche, ouverte ; la lune se lève en face, vent terrible. L’ombre des animaux du douar passe comme des ombres chinoises. J’attends très longtemps, politesses arabes, couscous en commun… ».

Le départ : « Le fils du caïd et son père galopent longtemps à côté et devant moi, le père s’en va le premier, le fils me demande, deux heures après, la permission » (104).

Flaubert qui, quelques jours auparavant, se gaussait de certaine coutume du Ramadan, au cours de laquelle le bey de Tunis, vrai magot de Chine, se faisait baiser le creux de la main, faiblit d’émotion lorsque les Bédouins lui présentent leurs salamaleks :

« Ils vont venir me baiser les mains, me prendre les pieds. De quelle nature était l’étrange frisson de joie qui m’a pris ? J’en ai rarement eu (jamais peut-être ?) une pareille ».

C’est cette joie intense qu’en 1859 il dira avoir connue près de Constantine (lettre à Mme Sandeau).

**

Comment, après cette intimité avec les Bédouins, ne ressentirait-il pas plus amèrement l’absurdité d’une campagne militaire qu’il n’a jamais approuvée ? Comment, au sortir de cette jouissance primitive, la vision des centres de colonisation ne le heurterait-elle pas ? Souk-Ahras, Millésimo, Guelma lui déplaisent souverainement parce que ces villages sont censés représenter la « civilisation », parce qu’ils sont neufs, bâtis au cordeau, artificiels.

C’est un jeu de comparer les impressions de Flaubert aux déclarations des guides et des touristes intéressés à suivre, pour justifier toutes les misères subies, les progrès de la colonisation :

Flaubert : « Souk-Ahras  ville neuve, atroce, froide, boueuse ».

Guide Piesse : « L’heureuse et exceptionnelle position de Souk-Ahras… l’importance du commerce…, l’étendue des forêts environnantes…, un marché très important…, des cours d’eau importants et un climat des plus salubres forment une réunion d’avantages qu’on chercherait difficilement ailleurs. Il n’y a rien à dire sur les constructions de la nouvelle ville, assez bien alignées et distribuées ».

Flaubert : « Milésimo — village atroce, tout droit, ligne d’acacias devant les maisons basses — petites clôturées : c’est la civilisation par son plus ignoble côté ».

Guide Piesse : « Millésimo — village d’un grand avenir — est situé au milieu de plantureux jardins entourés eux-mêmes de magnifiques terres de culture ».

Flaubert, lui, pose sur ces régions un regard passionné. Jusqu’alors nous avions remarqué son réalisme. Maintenant, à son tour, il voudrait que soit préservée la poésie de cet univers, avec, pour seuls abris, les campements nomades et, pour seules avenues, le désert immense où les chemins se perdent. Il le voudrait, non par goût du pittoresque, mais parce qu’il y a rencontré la joie.

Le village de Millésimo le frappe particulièrement. C’était une colonie agricole, c’est-à-dire un village formé de toutes pièces par des gens condamnés à des titres divers. Il était construit selon cet ordre rigoureux qui répugne tant à Flaubert et qui n’était pas la moindre des tracasseries faites aux colons (105) :

« Enseignes de marchands de vin et les maisons sont vides, les fenêtres sans carreaux. Des femmes dans les champs labourent ou sarclent en vestes et en chapeaux d’hommes, portières de Paris (transplantés (sic) au pays des Moresques, la crasse de la banlieue sous le soleil d’Afrique, et les misères qu’il doit y avoir là-dedans, les rages, les souvenirs, et la fièvre, la fièvre pâle et famélique. »

Quelle dérision, d’envoyer de pareils individus pour représenter la France. Quant à leur expérience tragique, et souvent inutile, d’êtres voués à mourir comme des chiens, victimes des indigènes, ou du choléra, ou des fièvres, ou des tremblements de terre — il est des villages martyrs dans l’histoire de la colonisation algérienne, — Flaubert, dans son humanité, ne peut y être insensible (106).

Les émigrants sur le bateau, les troupiers qui font déjà figure de cadavres, les colons dans leur décor insupportable, l’Arabe famélique, où est la grandeur de tout cela ? Il est bien dans le caractère de Flaubert de noter surtout les échecs. Mais lorsque l’aventure se réduisait pour tant de gens au chagrin et à la mort, n’était-il pas en droit de se demander ce que la France allait faire dans cette galère barbaresque ? (107)

Quant aux gens qu’il rencontre dans les haltes et qu’il tourne en ridicule — M. de Serval « sécot, inhospitalier » ; le directeur des postes de Souk-Ahras au collet crasseux (108) ; M. Auberger, « gros mastoc » ; de même, plus tard, à Philippeville, le conseiller de préfecture « homme bien et complètement nul » — faut-il croire, avec Aimé Dupuy, que Flaubert les poursuit comme les représentants de l’administration française en Algérie ? Il n’est peut-être pas besoin d’aller si loin. Flaubert réagit seulement comme partout quand il voyage ; comme à Bordeaux chez un hôte où l’on assassine Rossini, où l’on sert « de la musique d’épicier et du tabac de clerc de notaire » ; comme à Quiberon : « Nous revîmes M. de Rohan, sa rubiconde et haute épouse… » ; comme à Plouharnel : « Du reste, ce dîner ne nous ennuya pas, il est parfois très doux de causer avec des imbéciles ». Comme à Marseille un mois plus tôt, en présence de l’avocat d’Aix et de sa femme, tous deux perclus dans leurs bottes et bottines. On n’en saurait rassembler tous les exemples. Sans doute ces messieurs de la colonie se prennent-ils au sérieux du fait de leurs fonctions et jouent-ils aux bourgeois. Alors Flaubert de jouer, avec les bourgeois, à son habituel jeu de massacre (109).

Entre les scènes de misère et les scènes de folie (le commandant de Souk-Ahras, ayant perdu la raison, prend Flaubert pour un certain Carpentin et lui cherche querelle), il subsiste pourtant des heures douces, à la traversée des forêts, ou bien au bord de la Seybouse, dans le moulin. Le gros mastoc de M. Auberger a le mérite au moins de savoir mener son hôte dans des lieux ombragés de saules pleureurs et de lauriers-roses :

« C’est exquis, délicieux, plein de fraîcheur et de liberté ».

Les villages sont rares de Guelma à Constantine. Pour seules haltes Flaubert trouve : un ancien pénitencier (à Medjez Amar), concédé à un religieux pour l’établissement d’un orphelinat (de là partit la première expédition de Constantine) ; un moulin envahi de puces où Flaubert, une dernière fois, évoque l’Orient ; à El Aria, une ferme qui tient son nom d’un propriétaire très éphémère, et dont le fermier, « monsieur dégradé, borgne, le bras luxé », complète la galerie de ces caricatures (110).

**

Une semaine après avoir quitté Tunis, le samedi 29 mai, sur la fin d’un après-midi vaporeux, Flaubert aperçoit de loin « l’admirable Constantine ». Cette fois, il entre dans la ville par la porte d’El Kantara. Car, si l’effondrement de la partie supérieure du pont constituait un obstacle à la circulation des voitures, il n’empêchait pas les piétons ni les cavaliers de passer — au risque d’ailleurs de se rompre le cou (111). Ayant franchi l’abîme avec succès, malgré les faux-pas de son cheval, Flaubert traverse la ville pour parvenir, plumet en tête et triomphant, place du Palais.

 

La fin du voyage

 

Débarrassé de ses gardes du corps, ayant déposé ses bagages à l’hôtel, Flaubert retourne au bureau arabe qui semble avoir été son quartier général en cette ville. Il retrouve M. Viel avec lequel vraisemblablement il a dîné le soir du 19 avril à la table d’hôte. Connaît-il déjà Etienne Niepce, sous-inspecteur des Forêts, chargé des travaux d’art à Constantine, et M. Caniot, deuxième suppléant du juge de paix ? (112)

M. Vignard, qui le voit harassé, couvert de poussière, lui propose un bain turc comme on ne pourrait lui en offrir de meilleur à l’hôtel, bien que tous les hôteliers se piquent de contenter parfaitement les amateurs. Le tempérament de Flaubert le portait à rechercher ce délassement qu’en Orient déjà il avait apprécié. Et de fait, le bain est « exquis », le nègre-masseur « admirable », et le « grand lit de M. Vignard », lit de repos sans doute, délicieux au pèlerin épuisé.

Nous ne savons pas comment finit cette journée. Il est probable que Flaubert a regagné l’hôtel pour une de ces longues nuits de sommeil auxquelles il s’abandonnait au bout de plusieurs jours de travail ou de voyage.

Le lendemain, il est, à une lieue et demie de Constantine, dans le frais village de Hamma, l’hôte de M. Paolo de Palma. Comment l’invitation s’est-elle faite ? Flaubert a-t-il eu l’occasion d’être présenté à Dominique Paolo de Palma, fils du précédent, et commissaire-priseur à Constantine ? Peut-être les Caniot, Viel, Niepce ont-ils entraîné Flaubert à cette partie où ils étaient conviés. Toujours est-il que cette journée semble s’être passée dans une gaieté un peu folle.

Lorsqu’on traverse le Hamma, on voit encore l’eau fumer dans les canalisations et les gamins s’y ébattre. Flaubert, nageur fervent, ne résiste pas à la tentation de plonger dans la rivière chaude. Puis, le voilà passant à la table de son hôte pour n’en sortir sans doute qu’à une heure tardive :

« Je m’empiffre et je résiste au sommeil ».

Ce M. Paolo de Palma était venu à Constantine dès avant la conquête. Aussi sa conversation ne devait-elle manquer ni d’intérêt documentaire ni de pittoresque (113). Tandis que M. Caniot mène la polka, tandis que Dominique de Palma joue aux cartes avec le notaire, Alexandre-Hippolyte Vigneau (dont le cabinet était sis à l’angle de la rue de la Tour et de la rue Cahoreau), peut-être Flaubert s’est-il fait raconter quelques épisodes du passé de Constantine. Apprivoisé par le bain et les agapes, entre une polka et un air de harpe, il se peut que Flaubert ait parlé de la Numidie, de ses projets de roman. Son interlocuteur peut bien lui avoir signalé des curiosités intéressantes dans la région. Et pourquoi M. Vigneau n’aurait-il pas pris part à la conversation ? Car il appartenait à la Société archéologique de Constantine et, à cette époque, cette Société travaillait fiévreusement à inventorier les ruines de la région, à les décrire, à les reproduire jusque dans les plus infimes objets. En outre, c’est par-devant Me Vigneau que le sieur Costa, grand collectionneur d’antiquités, avait cédé ses trésors à la ville de Constantine pour commencer le musée (114).

Et M. Haramboure, procureur impérial, qui plaît à Flaubert, « léger, petit, gai, chapeau de paille de matelot, bordé de noir », Victor Haramboure, bien que Flaubert ne parle de lui qu’à la fin de ses notes sur les événements du dimanche — même après avoir évoqué le retour à Constantine de nos gaillards mal assurés sur leurs montures — devait bien être de la partie au Hamma. S’il avait cette physionomie de boute-en-train, comment ne l’aurait-on pas invité ? Or, lui aussi participait aux travaux de la Société archéologique. Il était donc sérieux parfois, même en dehors du métier. Il a pu l’être un moment avec Flaubert. Nous verrons, dans le chapitre prochain, à quelle hypothèse ces braves amateurs d’archéologie m’ont amenée.

« Lundi. Reposé. Parti le soir. Adieux ».

C’est tout. Rien n’interdit cependant d’imaginer que Flaubert a revu, le lundi, à la table d’hôte du déjeuner, ou bien lors d’une dernière visite à M. Vignard, par exemple, ses connaissances éphémères. Après tout, ne soyons pas aussi sévères qu’Aimé Dupuy. Ces gens de Constantine se sont montrés accueillants, bonshommes ; sans complications peut-être, mais sans prétentions non plus. Il est remarquable que Flaubert n’en dit jamais de mal.

« Adieux ». Quelque temps auparavant, en Tunisie, quittant le Père Jérémie et les Costa, il murmurait :

« Encore des gens et des lieux que je ne reverrai plus ». Malgré la brièveté de son séjour, Flaubert devait commencer à se plaire dans « l’admirable Constantine ».

**

La diligence du lundi soir le remporte à Philippeville. Une fois de plus, des passagers excités, et des relais où l’on s’étourdit au champoreau.

Il arrive à Philippeville pour clouer ses caisses et pour dormir. Mais la fin du jour l’attire au dehors. C’est son dernier soir en Afrique. Il lui faut dire adieu « aux couchers de soleil roses ». Au diable M. le conseiller de préfecture, « homme bien et complètement nul ». Sur la grande place de la Marine se sont installées des baraques de saltimbanques. Il monte de nouveau à la mosquée pour embrasser la ville. Son regard s’arrête sur ce qui fut, au bas du Bou Yala, à mi-distance entre la mer et la mosquée, le théâtre romain, et qu’on a achevé de détruire pour faire place à une école municipale. Mais, sans aucun doute, il est allé voir les restes de plus près. Ces « deux espèces de nains, parmi les ruines, recueillis dans le théâtre, trapus têtes énormes, vêtements striés », dont il a parlé dans ses premières notes sur Philippeville, c’est ce soir-là, je pense, qu’il les a eus sous les yeux. II s’agit probablement de ces personnages courtauds reproduits dans l’album Delamarre et décrits ainsi par Gsell (texte explicatif des planches Delamarre) :

« Cautopates (Soleil de l’automne), tenant une torche abaissée (marbre, hauteur : 0 m 60). À ses pieds, un dauphin et un oiseau (aigle ?), qui symbolisent peut-être l’eau et l’air.

« Cautes (Soleil du printemps), tenant une torche levée (marbre, hauteur : 0 m 63). À ses pieds, un lion et un scorpion qui symbolisent peut-être le feu et la terre.

Ces deux statuettes sont d’un travail très grossier ».

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À l’époque romaine, ce flanc du Bou Yala était creusé d’une quantité de citernes. Les plus importantes, que l’on montre aux touristes, sont celles du Fort d’Orléans, près de la porte de Stora. Flaubert les visite en revenant place de la Marine.

Le lendemain, mercredi 2 juin, c’est le départ. La chaloupe mène les passagers jusqu’au bateau (115) qui appareille à midi. Flaubert, s’y étant pris trop tard sans doute pour obtenir une cabine, doit demeurer sur le pont durant toute la traversée. Le voilà d’autant mieux placé pour observer la foule mêlée tapageuse, burlesque. Parmi ces gens, certains n’ont droit qu’à un nom, d’autres qu’à un titre. D’autres — peut-on les dire privilégiés ? —, soit qu’ils rappellent son passé à Flaubert (M. Ricordeau ressemble à l’ancien proviseur du collège de Rouen), soit qu’ils l’emportent par le ridicule (ainsi le « déplaisant » comte polonais barbu et chasseur de lions), sont dessinés avec quelque précision. Il y a aussi beaucoup de femmes, à la moralité douteuse parfois, telles la petite garce des quatrièmes ou la vieille actrice de Bône.

Les heures de jour se passent à lire des ouvrages faciles, un volume de Karr, un autre du « doux » Vacquerie, tandis que le vent joue avec les pages. Il griffonne à Bouilhet quelques lignes pour confirmer un rendez-vous :

 « Nous sommes aujourd’hui le 3 juin, jeudi, et je t’écris ce petit mot, en mer, accroupi sur le pont comme un singe et entouré de messieurs les officiers de l’armée d’Afrique qui se rendent dans leurs foyers ».

Marseille. — Les notes de Flaubert vont refléter le désarroi, l’incohérence où succombe tout voyageur rentrant au pays, surtout s’il revient d’Orient ou d’Afrique. L’Europe surprend.

C’est d’abord un « sentiment de débarras, de retour, de bien-être ». Après deux jours de traversée, dans des conditions inconfortables, après les stations « intolérables » à la douane et toutes les autres formalités, il se sent heureux d’être arrivé. Il retrouve avec plaisir la propreté, l’ordre, moins de misère.

Mais à peine quelques heures de train et la figure décourageante de deux employés « atroces » suffisent à faire renaître son ennui :

« Quel sot pays que la France ! »

Le retour à Paris le projette violemment dans le monde affairé des vieilles connaissances. La fin de la relation est presque entièrement constituée des noms de tous ceux qu’il cherche à voir, manque, voit enfin, et revoit. Est-ce un besoin d’amitié, ou une espèce d’angoisse à l’aspect de sa maison vide, qui le pousse à courir dans Paris comme un frénétique ? Depuis deux mois il avait désappris ce rythme.

Aussi, arrive-t-il à Croisset, le mercredi 9 juin, pour dormir formidablement à peu près trois jours complets. Puis, assis de nouveau à sa table, il consigne ses impressions depuis le lundi 24 mai, repasse à l’encre les précédentes et conclut, avec une éloquence digne de ses jeunes années :

« Que toutes les énergies de la nature que j’ai aspirées me pénètrent et qu’elles s’exhalent dans mon livre. À moi, puissances de l’émotion plastique ! résurrection du passé, à moi ! à moi ! Il faut faire, à travers le Beau, vivant et vrai quand même. Pitié pour ma volonté, Dieu des âmes ! donne-moi la Force et l’Espoir ! »…

Ces phrases répondent exactement à l’inquiétude qui l’avait fait partir. Faire beau, vivant et vrai, cette tâche lui paraît maintenant réalisable. L’adjuration au Dieu des âmes vise moins à obtenir une énergie qui lui manquerait qu’à garder intacts le trésor de patience, le goût de la lutte, la foi en la victoire dont il se sent enrichi. Son enthousiasme actuel ne l’empêche pas d’entrevoir dans l’avenir des moments de faiblesse, mais il l’emportera. Son livre insensé, il faudra qu’il l’écrive. J’en trouve le témoignage dans sa lettre à Feydeau, datée du 20 juin.

« Je démolis tout. C’était absurde ! Impossible ! faux. Je crois que je vais arriver au ton juste. Je commence à comprendre mes personnages et à m’y intéresser…

Mon parti est pris. Le public, l’impression et le temps n’existent plus ; en marche !

…Jamais je ne me suis mieux porté. L’humeur est bonne et j’ai de l’espoir. Il faut, quand on est en bonne santé, amasser du courage pour les défaillances futures ».

Une hypothèse pour le Trésor d’Hamilcar

Nous avons, par deux fois, signalé dans cette étude les relations, probables ou certaines, de Flaubert avec des personnes qui appartenaient à la Société archéologique de Constantine. Il s’agit, rappelons-le, du pharmacien Gadot, du notaire Vigneau et de M. Haramboure, procureur impérial.

Il est bien tentant d’imaginer entre ces hommes et Flaubert un échange de propos archéologiques, et le postscriptum de la lettre du 20 juin pourrait bien révéler une préoccupation née de ces entretiens. N’est-ce pas parce qu’on lui avait montré des articles et des dessins dans le Bulletin de la Société, parce qu’il envisageait des possibilités romanesques, qu’à peine rentré à Croisset, il écrivait à Feydeau alors à Paris :

« Il y a, dans la rue Richer, je crois, un photographe qui vend des vues de l’Algérie. Si tu peux me trouver une vue du Médragen (le tombeau des rois numides) près Alger, et me l’apporter, tu me feras plaisir » (117).

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Tout d’abord, il convient de signaler une erreur de Flaubert. Il existe, en retrait de la route qui va de Constantine à Batna, dans un site isolé mais autrefois territoire royal, un monument qu’on appelle aujourd’hui le Médracen. D’autre part, il y a, dans les environs d’Alger, entre Castiglione et Cherchell, près de la mer, le K’bour Roumia, improprement appelé Tombeau de la Chrétienne.

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Tombeau de la Chrétienne

Ces deux monuments présentent à première vue de grandes ressemblances. Tous deux reposent sur une base cylindrique, sur le pourtour de laquelle sont engagées des colonnes — dans le cas du Tombeau de la Chrétienne se remarquent sur ce pourtour quatre fausses portes situées aux quatre points cardinaux. Puis, à une certaine hauteur, la construction prend, par une série de degrés à la façon des pyramides, la forme d’un cône (118). À cause de ces ressemblances, et parce qu’on ne peut guère évoquer l’un sans l’autre, Flaubert les a confondus ; ou bien, ne retenant que le nom du « Médragen », plus facile que celui du K’bour Roumia, il en a fait un terme générique désignant ces sortes de tumulus.

Que savait-on de ces énormes vestiges en 1858 ?

Si l’on n’était pas absolument sûr que le Médracen fût le tombeau de Massinissa (119), du moins avait-on commencé d’y pénétrer. La première exploration avait révélé le secret de l’entrée : l’unique passage se dissimulait sous une pierre des degrés. La deuxième avait permis de pousser plus loin, de franchir un mur à demi écroulé et déboucher sur un couloir menant au centre de l’édifice. Là, on avait découvert un caveau jonché de quelques ossements humains. Pas la moindre trace de trésor. Mais les voleurs berbères ayant devancé les archéologues, comment savoir ? Les rêveurs les plus irréductibles continuaient à croire que le secret demeurait dans les profondeurs de la terre, que les rois numides dormaient toujours dans leur sépulture inviolée, avec leurs fabuleuses richesses.

Quant au Tombeau de la Chrétienne, il était en très mauvais état. C’est seulement en 1866 que Berbrügger et Mac Carthy découvrirent, après de multiples sondages dans la masse, le corridor circulaire. Jusqu’à cette date donc, le monument garda parfaitement son mystère. Quand Flaubert s’en inquiéta, tout était à deviner. Peut-être devina-t-il en partie ; il se vantait parfois de la justesse de ses intuitions.

À mon avis, son intérêt pour ces tumulus fut attiré par ces deux points : il y avait là des morts royaux, et, dans le cas du Médracen, des morts contemporains de Carthage ; en outre, d’innombrables légendes avaient couru, couraient et devaient courir encore sur les trésors enfouis (120).

Ainsi a pu se former, dans l’esprit de Flaubert, l’image du formidable coffre-fort d’Hamilcar.

Déjà l’accès de ce Trésor est en partie mystérieux. Si Hamilcar, revenant chez lui et soucieux d’inspecter tous ses biens, se fait ouvrir la porte des entrepôts tout à fait naturellement, Spendius en connaît une entrée secrète :

« J’ai vécu dans le palais. Je peux, comme une vipère, me couler entre les murs. Viens ! Il y a dans la Chambre des Ancêtres un lingot d’or sous chaque dalle ; une voie souterraine conduit à leur tombeau ».

Hamilcar ne doute pas d’avoir trouvé, dans le caveau des pierreries, l’endroit le plus sûr pour y cacher son fils :

« C’était un endroit impénétrable, communiquant avec le rivage par un souterrain que lui seul connaissait… » (121).

Quel était l’aspect intérieur du Trésor ?

« On ouvrit la porte des entrepôts et il (Hamilcar) entra dans une vaste salle ronde où aboutissaient, comme les rayons d’une roue à son moyeu, de longs couloirs qui conduisaient vers d’autres salles ».

On peut se demander si la vaste salle ronde ne se trouve pas immédiatement derrière la porte, auquel cas le Trésor aurait plutôt une forme semi-circulaire. Mais une autre indication s’ajoute beaucoup plus tard dans le récit, au moment où Hamilcar revient de déposer son fils dans sa cachette.

« Hamilcar s’en revint à pas muets, en tâtant les murs autour de lui ; et il arriva dans la grande salle, où la lumière de la lune entrait par une des fentes du dôme »

Il est tout de même plus logique que la salle, surmontée d’un dôme, soit située au centre de l’édifice. Remarquons au passage que cette architecture en dôme, qui semble courante dans la Carthage de Flaubert, cette rotondité qui est comme le symbole permanent de Tanit, le Médracen et le Tombeau de la Chrétienne l’offraient aussi.

La colère d’Hamilcar tombe à la vue des richesses qui, déjà, emplissent cette première salle :

« …sa pensée, qu’attiraient les perspectives des couloirs, se répandait dans les autres salles pleines de trésors plus rares… »

Il veut tout voir. Il s’engage dans un couloir « rayonnant » :

« Puis, quand ils furent à l’extrémité du couloir, Abdolonim, avec une des clés qui pendaient à sa ceinture, ouvrit une grande chambre quadrangulaire, divisée au milieu par des piliers de cèdre ».

Cette chambre, ainsi que toutes les autres, doit se trouver dans un bloc délimité par deux couloirs rayonnants. La porte donne au bout du couloir qu’ils ont suivi depuis la chambre centrale, à peu près à l’endroit où le couloir débouche sur la galerie circulaire. Pourquoi ne pas imaginer, pour une même chambre, deux portes ouvrant chacune sur un couloir ? Cela mettrait à Hamilcar de « traverser d’autres couloirs, d’autres salles » sans avoir chaque fois à remonter jusqu’à la chambre centrale ou à parcourir un tronçon de la galerie circulaire.

À certain moment, comme ils ont visité plusieurs salles du rez-de-chaussée, ils s’engagent dans les profondeurs du sol.

« Hamilcar prit un flambeau, et disparut dans les ténèbres. C’était, croyait-on, l’endroit des sépultures de la famille ; mais on n’eût trouvé qu’un large puits. Il était creusé seulement pour dérouter les voleurs, et ne cachait rien, Hamilcar passa auprès ; puis, en se baissant, il fit tourner sur ses rouleaux une meule très lourde, et par cette ouverture il entra dans un appartement bâti en forme de cône ».

C’est ici que s’amoncellent toutes sortes de pierreries qui fulgurent, illuminent la salle. Comme un authentique thaumaturge, Hamilcar se sent participer à la Force du monde. La scène est purement fantastique.

« Hamilcar debout souriait, les bras croisés ; et il se délectait moins dans le spectacle que dans la conscience de ses richesses. Elles étaient Inaccessibles, inépuisables, infinies. Ses aïeux, dormant sous ses pas, envoyaient à son cœur quelque chose de leur éternité. Il se sentait tout près des génies souterrains. C’était comme la joie d’un Kabyre ; et les grands rayons lumineux frappant son visage lui semblaient l’extrémité d’un invisible réseau, qui, à travers des abîmes, l’attachait au centre du monde ».

C’est d’ici également qu’on accède à « des choses mystérieuses, qui n’avaient pas de nom, et d’une incalculable valeur », en comptant jusqu’à la treizième les plaques d’airain qui tapissent le mur, et en frappant sept coups de son pouce ; une partie de la muraille tourne sur elle-même et révèle un caveau en contrebas de trois marches. On ne va pas plus loin. Hamilcar remonte à la surface, revient sur ses pas, suit alors une portion du couloir circulaire pour entrer dans les autres blocs. La visite s’achève sur la salle des parfums. L’indignation lui fait quitter les lieux précipitamment, et nous le retrouvons sans transition dans les hangars.

Ceci dit, le plan du Trésor reste tout de même assez flou. Flaubert ne décrit pas avec autant de précision qu’il paraît à première vue. On sait qu’il s’opposa toujours avec la plus grande véhémence à l’illustration de son roman, sous prétexte de laisser toute liberté d’imaginer au lecteur. Pour ce trésor, il fallait surtout donner le sentiment de richesses formidablement accumulées, de réserves inestimables. Il fallait multiplier les pièces et les couloirs qui, ainsi disposés en rond, semblent ne devoir jamais finir.

Louis Bertrand reconnaissait dans cet inventaire le Trésor du Grand Sérail de Constantinople. C’est possible. Les Mille et une Nuits non plus n’y doivent pas être étrangères. Que Flaubert ait utilisé en outre son expérience des pyramides pour les faux puits, les chausses trappes et les dalles tournantes, c’est encore très probable. Mais il me paraît assez plausible que la configuration générale de l’édifice, massive et demi-sphérique, cette comparaison avec une roue dont la chambre centrale serait le moyeu et les corridors les rayons, cette présence du couloir circulaire, l’allusion au tombeau des ancêtres, lui aient été suggérées à la fois par le Médracen et le Tombeau de la Chrétienne, qui sont les pyramides de l’Algérie.

Conclusion

Nous possédons, pour le voyage que Flaubert fit en Bretagne avec Maxime du Camp, outre des notes succinctes, d’amples développements. Flaubert, au retour, avait repris son carnet de route pour en tirer, quoiqu’il ne songeât pas à la publication, une œuvre très élaborée. Ainsi le lecteur peut-il partager aisément ses émotions devant les châteaux de la Loire, par exemple, ou les ruines de Carnac, ou le berceau de Chateaubriand…

Rien de semblable pour le voyage à Carthage : Flaubert, revenu à Croisset, se contenta de repasser les notes à l’encre, sans ajouter un seul mot qui pût aider parfois l’imagination d’un lecteur alors insoupçonné, sans corriger ce laconisme qui, à certains moments, frise le décousu ou l’ambiguïté. L’essentiel était, évidemment, qu’il s’y reconnût, lui, quand il rouvrirait son carnet ; l’important était de conserver « dans le recoin du cœur des choses inconnues, des souvenirs que nul autre ne peut s’imaginer…, et dont la réapparition vous illumine de joie et vous charmera comme dans un rêve » (122). C’est du moins ce qu’on se plaît à croire.

Car, malgré sa discrétion, il n’est pas douteux qu’il n’ait conservé de l’Algérie un souvenir vivace. Lisons les lettres qu’il écrivit à Feydeau alors que celui-ci se trouvait à Alger, peut-être entraîné là-bas par les récits enthousiastes de Flaubert :

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Ernest Feydeau en costume algérien
Stéphane Gsell – Iconographie de l’Algérie – n° 925

« Eh bien ! mon bon, qu’en dis-tu de cette Méditerranée et de cette Afrique ? Te f… tu suffisamment d’azur dans l’œil et d’air dans le ventre ? Admires-tu les dromadaires ?

Il me semble te voir dans ton costume ! Ah ! vieux gredin, comme je t’envie et que je voudrais être à tes côtés…

Et crève-toi les yeux à force de regarder… Je te plains de l’ennui que tu subiras à ton retour. La maladie des voyageurs t’empoignera.

Ah ! vieux bougre, comme je voudrais m’en aller avec toi, côte à côte, jusqu’à Tuggurt … (123)

Flaubert engagea son ami à voir Constantine, et puis Tuggurt.

« Mais puisque tu y es, va le plus loin possible. File à Tuggurt, de Constantine cela est très facile » (124).

Mais Feydeau languissait loin de Paris. Flaubert revint à la charge :

« Je t’en supplie (souligné par Flaubert), vas-y. Tu me remercieras ensuite » (125).

En vain. Feydeau se fâcha même de cette insistance :

« Si je t’ai agacé en te rabâchant Tuggurt, c’est que j’ai vu de nombreux dessins sur ce pays, qui m’ont tellement toqué, que j’avais fort envie d’y aller moi-même, étant à Constantine. Voilà Mille excuses et n’en parlons plus » (126).

L’entêtement de Feydeau à regagner la France au plus vite, sans connaître Constantine ni Tuggurt, navra certainement Flaubert dans une région sensible de sa mémoire.

On sait que Flaubert suggéra également à Feydeau d’entreprendre « un grandissime roman sur l’Algérie », ajoutant :

« Il y a plus à faire sur ce pays que W. Scott n’a fait sur l’Ecosse et un succès non moindre attend ce ou ces livres-là. Telle est mon opinion » (123).

Feydeau écrivit Alger, Le Secret du bonheur, et, dans les derniers jours de sa vie, Souna. Mais aucun de ces ouvrages ne répondit aux vœux de Flaubert qui rêvait d’un roman social montrant paradoxalement le Barbare civilisé et l’Européen ravalé à la barbarie. Ce roman, dont Flaubert ébaucha le scénario, devait s’intituler « Harel-Bey » (127). Si Flaubert avait eu le temps de le réaliser, sans doute aurait-il ouvert à l’orientalisme une voie nouvelle.

Certes, l’Algérie n’eût joué aucun rôle dans cet « Harel-Bey » (128). Mais l’idée (qui lui paraissait la meilleure, l’unique façon d’exploiter désormais la veine orientale) de faire s’affronter Je monde européen et le monde « barbare » en Algérie même, occupa longtemps l’esprit de Flaubert. On la retrouve en 1872, dans une lettre à Mme de Voisins d’Ambre, Pierre Cœur en littérature. Cette personne, ayant composé un roman algérien (elle vivait dans le pays, où son mari fit une carrière administrative), le soumit au jugement de Flaubert. Celui-ci proposa d’abord un titre « alléchant » : « Les Borgia d’Afrique ». Mais il émit aussi quelques réserves dont la principale était qu’il « aurait voulu voir, dans une scène commune, la femme arabe et la femme européenne aux prises » (129). Mme de Voisins d’Ambre produit-elle un recueil de contes algériens, Flaubert lui reproche d’accommoder son chevalier Ali en « troubadour » :

« Croyez-vous qu’un musulman puisse être aussi romanesque ? » (130).

Nous revenons donc à ce que nous avons remarqué au cours de cette étude : Flaubert, écrivain, prétend observer moins le pittoresque de pacotille que la réalité humaine. Préoccupation d’auteur, je dis bien. Elle n’empêche pas son cœur de sentir un peu autrement, à l’occasion.

On peut conclure que si le voyage de 1851 permit à Flaubert de découvrir l’Orient, celui de 1858 en Afrique du Nord raviva le goût qu’il en avait gardé. Cette tendresse maintenant ne disparaîtrait qu’avec lui, quand même il n’aurait pas la chance, comme il le souhaitait, comme il croyait le pressentir, de retourner au pays du soleil pour y mourir (131).

Le 15 février 1880, il écrivait à sa nièce :

« Depuis quinze jours je suis empoigné par l’envie de voir un palmier se détachant sur un ciel bleu et d’entendre claquer un bec de cigogne au haut d’un minaret… Comme ça me ferait du bien au corps et à l’esprit. »

Il mourut moins de trois mois plus tard à Croisset.

Mme A. BESSON

(Constantine 1966)

(1) La correspondance de Flaubert est pleine d’allusions à l’Orient, à des voyages qu’il voudrait y faire. Cf. par exemple :
« Pauvre Orient, comme j’y pense ! J’ai un désir incessant et permanent de voyage… Je voudrais vivre aux bougies ou mieux, aux lanternes chinoises, dans un appartement chauffé à 30 degrés, sur des tapis peints comme des parterres… » (à Louise Colet, 17 déc. 1851).

« D’ailleurs ces premiers beaux jours me navrent… Il me prend des mélancolies sanguines et physiques (souligné par Flaubert) de m’en aller botté et éperonné, par de bonnes vieilles routes toutes pleines de soleil et de senteurs marines » (à Louise Colet, 4 avril 1854).

Il faut lire la lettre du 12 décembre 1857 à Mlle Leroyer de Chantepie, où la tentation se fait si forte de reparler de là-bas :

« Mais je n’en finirais plus si je me mettais à vous parler des pays du soleil ».

(2) Lettre à Louise Colet, lundi soir 1 heure (janv. 1854 ?).

(3) Caillat : « Le voyage d’A. Daudet en Algérie » Rev. Afric. 1923-24.

On sait peut-être que Dumas père fut envoyé en Algérie, en 1846, pour appâter le touriste. Le Ministre de l’Instruction publique ayant demandé à Xavier Marmier comment on pourrait populariser l’Algérie, l’écrivain répondit : « Savez-vous, Monsieur le Ministre, ce que je ferais si j’étais à votre place ? Je m’arrangerais que Dumas fît le voyage que nous venons de faire et écrivît là-dessus deux ou trois volumes… Il aurait trois millions de lecteurs et peut-être donnerait-il à cinquante ou soixante mille d’entre eux le goût de l’Algérie ». — « C’est une idée », répondit le Ministre, « j’y songerai ». Dumas fit en effet le voyage, à des conditions d’ailleurs extravagantes, et en rapporta les deux volumes de « Le Véloce » auxquels nous nous référerons à l’occasion.

Est-ce l’effet de cette habile réclame, les voyageurs vinrent en Algérie, témoin cet entrefilet du « Moniteur de la flotte » inséré dans le « Moniteur algérien » du 25 avril 1858 : « Les voyageurs pour l’Afrique sont nombreux ; on ne peut en dire autant pour les lignes du Levant ».

(4) Voici le témoignage d’un voyageur de 1859, auquel nous aurons souvent recours pour éclairer ou étayer les notes de Flaubert ; Il parle d’abord des peintres et des écrivains. Puis : « L’industrie même, si prompte à saisir ce qui peut lui être utile, imite les soieries de Tunis, les tapis algériens. La mode a déjà exploité le burnous arabe qui a servi à parer tour à tour Français et Françaises, et par eux tout le monde civilisé. Pour les habits d’hommes, la mode venait naguère de Grande-Bretagne, elle viendra bientôt de l’Algérie. L’armée a commencé : le costume des zouaves est le type d’après lequel se modifieront peu à peu tous les uniformes de nos soldats. La veste à galons, le pantalon large, la guêtre mouvante, se généraliseront ; le turban seul sera remplacé par un képi quelconque. Le costume civil suivra en partie la même marche. Il y a là, en un mot, une mine inépuisable d’originalité, de nouveauté, pour rafraîchir notre Imagination usée ». Thierry-Mieg : « Six semaines en Afrique » (1861) pag, 170.

(5) Sainte-Beuve, dans son article du Constitutionnel, l’a justement mis en relief : « Que d’autres aillent s’amuser et s’éterniser dans ces vieilles contrées de Rome, de la Grèce ou de Byzance, lui, il était allé choisir exprès un pays de monstres et de ruines, l’Afrique, — et non pas l’Égypte trop décrite, trop civilisée, trop connue, mais une cité dont l’emplacement même a longtemps fait doute parmi les savants, une nation éteinte dont le langage lui-même est aboli, et dans les fastes de cette nation, un événement qui ne réveille aucun souvenir illustre, et qui fait partie de la plus ingrate histoire. Voilà quel était son nouveau sujet, étrange, reculé, sauvage, hérissé, presque inaccessible ; l’impossible et pas autre chose le tentait ». Cité par R. Dumesnil dans l’Introduction à « Salammbô »  Belles-Lettres, pag. XX.

(6) Ce l’est également pour tous les artistes qui fréquentent comme lui les salles de rédaction de la revue « L’Artiste » dirigée par Gautier. Cf. à ce sujet Pierre Martino : « L’œuvre algérienne d’Ernest Feydeau » in Rev. Afric. 1909.

(7) Lettre à Feydeau (fin juillet-début août 1857).

(8) Lettre à Feydeau (août 1857, vers le 5).

L’humeur de Flaubert.

(9) Notes sur le Voyage en Orient.

(10) En marge de « Salammbô »  Nizet 1954.

(1) Aimé Dupuy écrit, de façon bien surprenante, « Élise Foucault à Marseille ». C’est évidemment d’Eulalie Foucaud qu’il veut parler. Ceci dit, le souvenir de cette maîtresse méconnue pouvait-il lui gâcher le voyage après dix-huit ans ? Pour Jeanne de Tourbey, si Flaubert se montre, dans ses lettres, « parfaict amy », il la traite avec assez de désinvolture dans ses notes.

(12) « En marge de « Salammbô », pag. 43-44. A. Dupuy fait bien une part à la gaieté de Flaubert, mais secondaire. Dans ce cas, pourquoi avoir choisi pour épigraphe cette phrase : « Je ne pense nullement à mon roman. Je regarde le pays, voilà tout, et je m’amuse énormément » ?

(13) Lettre du 6 avril 1858.

(14) Thibaudet, pour la même raison, estime qu’il convient de ne pas trop prendre à la lettre ce que dit Flaubert des « affres » de son style.

(15) Lettre à Louis Bouilhet (nuit du 23 au 24 avril 1858)

(16) Lettre de la fin d’avril 1845.

(17) Lettre à Louise Colet, 4 avril 1854.

(18) Lettre à Melle de Chantepie, 23 janvier 1858.

(19) « Voyage à Carthage ».

(20) À Louis Bouilhet, 23 avril 1858. cf. lettre à Mme Jules Sandeau, 7 août 1859 : « J’aime la nuit passionnément. Elle me pénètre d’un grand calme. C’est une manie, un vice ».

(21) Lettre du 1er mai 1858.

(22) Lettre à Feydeau, 1er mai 1858.

(23) Lettre à Feydeau, 8 mai 1858.

(24) Lettre du 21 octobre 1861.

(25) « En marge de Salammbô » pages 42-43.

La traversée.

(26) Il y avait dans les hôtels des commissionnaires spécialement affectés à ce service. Flaubert, soit économie, soit attrait de la promenade, se charge des formalités.

(27) « L’Hermus » a été mis en service l’année précédente.

(28) La Compagnie des Messageries Maritimes, qui succéda aux Messageries Impériales, ne détient que de rares archives échappées à l’incendie, lors de la dernière guerre. Les seuls détails que j’ai pu obtenir concernent le bateau, et non, hélas ! les passagers de cette traversée : longueur, « 7 m ; largeur, 9 m 10 ; jauge brute, 471 Tx (renseignements communiqués par M. Doumens – Secrétariat des Messageries Maritimes  Marseille)

(29) 48 heures étaient tenues pour une belle moyenne. Or Flaubert a dû mettre 41 heures à accomplir la traversée.

(30) A. Dumas : « Le Véloce » page 87 (édition Calmann-Lévy)

(31) Les tempêtes y sont redoutables. Le 26 janvier 1841, il s’y produisit de spectaculaires naufrages dont Dumas fait l’incroyable relation : vingt-huit bâtiments disparurent dans la tornade. Le 30 décembre 1854, vingt-deux autres furent endommagés ou engloutis.

(32) Flaubert a bien écrit « rébarbatif », mais il s’agit très certainement d’un lapsus facile à expliquer. S’il avait forgé le terme à dessein, il l’aurait souligné. Rien de tel dans le manuscrit.

(33) Lettre à Louis Bouilhet, (Tunis) samedi 8 (mai 1858).

(34) « Gustave Flaubert » page 142.

(35) cf. Thierry- Mieg : « Six semaines en Afrique » pages 67 :

Cependant de nombreuses barques approchaient à force de rames ; bientôt elles entourèrent le navire ; elles étaient montées par des Maltais qui, nous accostant en mauvais français, nous demandaient par cris et par gestes, de leur donner la préférence pour nous conduire à terre… Après une légère attente, on avait donné aux mariniers maltais la permission de monter à bord pour prendre chacun les bagages respectifs des voyageurs qu’ils devaient transporter à terre. Mais quel désordre ! et quelle cohue ! Quelques matelots du navire tiraient du fond de cale les bagages et les plaçaient sur le pont ; toutefois la distribution ne devait pas avoir lieu avant que l’on eût tout monté, ce qui demanda une bonne heure. Pendant ce temps les Maltais ne cessaient de parler, de gesticuler, et de vociférer, les voyageurs, leur billet en main, de réclamer leurs effets, les matelots de les refuser, les Maltais d’essayer de les saisir néanmoins pour faire plaisir aux voyageurs, ceux-ci de se plaindre et de s’impatienter, tous d’être profondément mécontents ».

Nul doute que Flaubert ait vécu la même scène, qu’il ait retrouvé, comme à Alexandrie presque dix ans plus tôt, ce « chaos de cris et de paquets » (Voyage en Orient).

Les Maltais constituaient un élément essentiel de la population algérienne :

« On rencontre partout de ces Maltais en Algérie… C’est une étrange race que ces Maltais au rude visage, aux gestes vifs, aux regards pleins de feu. Ils sont doués d’une étonnante aptitude pour parler toutes les langues. Habiles à se plier à tout, industrieux et prompts à l’œuvre… » Poujoulat : « Voyage en Algérie » 1844.

« Le Maltais est généralement reconnaissable à son pantalon serré aux hanches et large de jambe, à sa chemise bleue comme son pantalon, à son bonnet brun en laine, qui recouvre une chevelure rasée par-derrière et flottant en longs tirebouchons sur les joues. Le Maltais est de taille moyenne, bien moulé, nerveux et brun : « c’est un Arabe chrétien ». Guide Piesse, 1882. Quelque chose aussi comme un Grec. S’il était resté plus longtemps en Algérie, Flaubert aurait pu trouver là des modèles pour Spendius.

Philippeville. — De Philippeville à Constantine.

(36) « Par les champs et par les grèves ».

(37) La mosquée de Flaubert a dû subir les ravages du temps. En 1882, le guide Piesse déplore qu’on la laisse à l’abandon. Celle qu’on peut voir aujourd’hui, à la même place, est bâtie sur une espèce de palier au flanc du Bou Yala.

(38) À cet endroit du manuscrit, Flaubert a repassé à l’encre des notes prises au crayon. Sous la forme « Kéber » écrite à l’encre, se lit très bien la forme « Kléber » au crayon. Il existait bien une rue Kléber.

(39) Cf. Thierry- Mieg, ouvr. cité : « Cependant je continuais à monter, passant avec curiosité devant quelques maisons arabes que j’examinais attentivement : architecture primitive, à peine du mortier pour maintenir les pierres superposées des murailles ; pas de meubles à l’intérieur ; seulement quelques nattes malpropres et quelques tapis en lambeaux ; des habitants également sales et déguenillés ; en un mot, un aspect plus repoussant qu’agréable » pag. 13.

(40) Non pas lors de son second séjour, c’est-à-dire le mardi 20 avril, comme il le note (s’embarquant pour Tunis en fin d’après-midi, il ne peut y être encore « le soir »), mais plutôt le mardi 1er juin, la veille de rentrer en France.

(41) Cf. Poujoulat : « Les gens du pays doivent s’imaginer que les Français ne songent qu’à boire ». Les cafés et les cabarets ne sont pas le monopole de Philippeville. On s’inquiète en France de voir les colons et les soldats s’adonner à l’absinthe et au champoreau. Ce vice a contribué, entre autres épreuves, à la déchéance de Gorju, ancien soldat d’Afrique (« Bouvard et Pécuchet »),

(42) Cf. Thierry- Mieg : … » puis je parcourus les différentes rues de la ville ; partout je voyais les gens assis sur les trottoirs, humant à pleine poitrine l’air frais et embaumé du soir ; et comme c’était dimanche, les cafés et les cabarets étaient remplis ; de nombreuses salles de danse recevaient des flots pressés de valseurs et de valseuses, la plupart allemands. On a l’air de s’amuser beaucoup à Philippeville, et les guinguettes, surtout celles en plein air, m’ont paru aussi nombreuses que bien achalandées », pag. 15.

(43) Voici la disposition du manuscrit, à cet endroit de la description :

roses  nopals petites fleurs bleues

en regardant la vallée : on a : à

gauche montagne à droite id°, qui

la rejoint dans ce sens : (voir page 45).

(44) Thierry- Mieg est choqué par ces voitures misérables : « On m’avait parlé d’une diligence ; je vis devant moi une patache, sans doute achetée de rencontre dans quelque bourgade de France ; couverte, il est vrai, ce qui était bien quelque chose en présence de la pluie qui commençait à tomber, mais du reste disloquée, et ouverte à tous les vents ; les fenêtres avaient disparu ainsi que les rideaux, de sorte que la pluie, entrant par les côtés, avait mouillé les coussins antédiluviens qui garnissaient les bancs. Trois méchantes haridelles efflanquées, mais indigènes, avaient été attelées à ce coche du bon vieux temps, dont les passagers n’étaient pas moins caractéristiques ».

Pourquoi se serait-on donné la peine de les redorer ou de les remplacer, puisque, d’un moment à l’autre, le chemin de fer les éliminerait toutes ? La ligne Philippeville-Constantine, justement, devait être une des premières réalisées. On en parlait beaucoup depuis 1857.

(45.) On songe à Tartarin se rendant d’Alger à Blida. Le héros tarasconnais se plaint lui aussi de l’inconfort de la voiture, et c’est bien, autour de lui, le même monde qu’autour de Flaubert, jusqu’à certain « petit monsieur » en redingote noisette, ayant tout l’air « d’un parfait notaire de village » et qui se découvrira être Bombonnel, le chasseur de panthères.

(46) Lettre du 23 avril 1858.

(47) Le Rhamadan a commencé le 14 avril avec la nouvelle lune.

(48) « Les vallées et les montagnes derrière lesquelles se cache la mer, ressembleraient aux vallées et aux montagnes de l’Auvergne, entre Orcival et le Mont d’Or, si les villages étaient moins rares ». (Guide Piesse). C’est l’opinion de Dumas.

(49) 3e épisode  « Chez les lions », chap. III.

(50) Joseph Bard. « L’Algérie en 1854. Itinéraire général de Tunis à Tanger ».

(51) Ces chiffres sont donnés par le Guide Piesse de 1882.

De 1850 à 1870 le lion inspire une abondante production cynégétique, artistique ou littéraire. Cf. Caillat : « Le voyage de Daudet en Algérie ». Rev. Afric. 1923-1924.

(52) « El Kantour, relai célèbre par l’horizon austère qui l’environne, par la vivacité et la pureté de l’air qu’on y respire… composé de quelques maisons seulement, et où l’on est presque toujours sûr de trouver un bon repas. Le voyageur, arrivé à ce point d’arrêt, éprouve une véritable joie, soit par la contemplation des grands effets de montagnes qui se développent à ses pieds ou devant lui, soit par le repos auquel il se livre après la fatigue endurée. L’hôtellerie d’El Kantour, c’est pour lui la vie dans la mort et la tente au milieu du désert ». (J. Bard. « L’Algérie en 1854 », p. 117-118).

(53) « Le Véloce » pag. 100. Joseph Bard appelle le Hamma « une des plus admirables oasis de l’Afrique ». Cependant les fièvres y faisaient des ravages.

Constantine (I).

(54) Une lettre à Louise Colet (8 août 1846) révèle les sentiments de Flaubert à l’égard des Arabes : « Je suis autant Chinois que Français et je ne me réjouis nullement de nos victoires sur les Arabes, parce que je m’attriste à leurs revers. J’aime ce peuple âpre, persistant, vivace, dernier type des sociétés primitives, et qui, aux haltes de midi, couché à l’ombre, sous le ventre de ses chamelles, raille, en fumant son chibouk, notre brave civilisation qui en frémit de rage ».

(55) « L’Africain », 9 septembre 1857 – Feuilleton.

(56) « La vieille Constantine, la fille de Cirta, s’en va chaque jour ; elle se meurt ; ou plutôt elle se transforme et renaît entre nos mains, surtout depuis quelques années, avec une rapidité qui ne permettra bientôt plus de reconnaître la ville de 1838… Est-ce un mal ? Non certes… Et pourtant, pourquoi ne le dirions-nous pas ? Ce n’est pas sans un certain sentiment de regret que nous voyons disparaître pièce à pièce l’antique capitale de la Numidie, en même temps que nous éprouvons un vif mouvement de fierté en considérant les progrès que notre civilisation accomplit dans ses murs ». (« L’Africain », 18 février 1857).

(57) Dès le lendemain de la conquête, les Français avaient obtenu la mosquée Souk-el-Rhezel, place du Palais, pour en faire leur église.

(58) « L’Africain », 3 juin 1857.

Constantine (II).

(59) Les hôteliers avaient coutume de forcer ainsi les étrangers. Dumas se fit harponner par un Polonais bien avant d’avoir franchi la porte de Constantine.

(60) Les annuaires de 1858 ne signalent pas d’hôtel de ce nom. Dumas, en 1846, était descendu à « l’Hôtel du Palais-Royal ». Peut-être, à l’époque de Flaubert, l’hôtel portait-il officiellement un nouveau nom, mais continuait-on de le désigner par l’ancien ? En tous cas, il devait se trouver sur la Place du Palais.

(61) Cette place devait son nom aux chômeurs qui restaient là, à espérer de l’embauche. C’est aujourd’hui la place d’Orléans.

(62) M. Vignard garda longtemps son poste. Voici ce que dit de lui en 1865, le Dr Vital de Constantine : « Vignart (sic) administre le vide, et son sous-chef Balliste le sous-vide. Sans doute on fera du jour parmi ces administrateurs sans besogne ».

(63) Le « Moniteur algérien » du 15 mars 1858 publie une liste nominative des médecins, chirurgiens, officiers de santé, pharmaciens, etc. exerçant en Algérie au 31 dec. 1857. Charles Gadot y est inscrit. En fait, il devait appartenir à une famille de pionniers, car dans l’annuaire de 1843, j’ai noté : « Gadot et Cie pharm(acie) et nouveautés ? ? ».

(64) Flaubert écrit à tort Reboulot. Dans la liste du « Moniteur algérien », le Dr Reboulleau est enregistré ainsi :

Reboulleau Mathieu-Eugène F., diplômé de la Faculté de Paris, reçu le 23 oct. 1833. Date du visa d’entrée en Algérie : 28 nov. 1851.

(65) Guide Piesse.

Th. Gautier et N. Parfait avaient fait représenter, au Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 12 nov. 1846, un drame en 5 actes et 6 tableaux : « La Juive de Constantine ».

(66) On sait que Flaubert s’attirait les railleries avec son goût pour ce que les Goncourt appelaient un « gros Orient » d’étagères ; que, selon Anatole France, tout ce qui se rapportait à l’Orient le « jetait dans l’extase ».

(67) « Une espèce de despote éclairé que l’on pourrait presque nommer le Louis XIV des beys de Constantine ». Marion : « L’épopée des gorges du Rhummel ».

(68) Guide Piesse.

(69) Lettre à Louis Bouilhet, 23 avril 1858.

Constantine (III).

(70) « L’haschaschia doit fumer du chanvre toute la journée, mépriser le danger, s’abstenir de femme et faire vœu de pauvreté…

L’haschaschia mange peu, souvent pas du tout ; sa grande fête, lorsqu’il mange, est de manger en commun avec ses compagnons le hérisson ou le porc-épic tué par lui…

Celui qui travaille d’un état quelconque doit apporter le produit de son travail à la communauté…

Un de ses triomphes est sa rentrée dans la ville après la mort de l’animal (le porc-épic) ; il doit en ce cas… tenir ses chiens en laisse de la main gauche, avec une chaîne de fer, son bâton de la main droite, et porter sur son dos dans un sac de toile son porc-épic, de manière à ce que les dards de l’animal percent la toile… ».

« Le Véloce », pag. 188-189.

(71) « La chasse au lion et les autres chasses de l’Algérie », pag. 163.

(72) « Salammbô », chap. IV.

(73) Dans la documentation dont je disposais. Il va sans dire que celle de Flaubert était plus exhaustive, et le dernier mot resterait à l’auteur de « Salammbô ».

(74) « Le Véloce », pag. 55-56 (T. II)

(75) « La chasse au lion et les autres chasses de l’Algérie », page 20. Un jour que Gérard venait de tuer une hyène avec son sabre, l’Arabe qui le suivait lui dit : « Ne te sers jamais plus de ton sabre, il te trahirait ».

(76) Cf. Thierry-Mieg p. 161 : « Je remontai le lit du torrent et aussi près que possible. Quelques Arabes y étaient occupés à pêcher ou à se baigner. J’arrivai jusqu’au-dessous de magnifiques voûtes naturelles, qui sont une des plus remarquables beautés de Constantine ; il y en a plusieurs qui se suivent à peu de distance… Je parvins à m’avancer jusque sous la première voûte qui dégouttait d’humidité. Au bruit que je fis, des nuées d’oiseaux de proie qui avaient établi leurs nids dans toutes les crevasses de ce roc sombre, s’envolèrent en poussant des cris rauques et sinistres. Arrivés à la seconde voûte, je ne pus aller plus loin ; il en tombait une véritable pluie qui me perçait. D’ailleurs je ne savais plus où poser les pieds ».

(77) Flaubert rapproche le récit que son guide lui fait d’un tableau de Joseph Court dont on ignore où il se trouve à l’heure actuelle. Ayant été jugé fort médiocre par le Conservatoire, dédaigné par la Ville de Rouen, il fut vendu par enchères publiques, à Rouen, en 1886. Mlle Popovitch, Conservateur des Musées de Rouen, a eu l’obligeance de joindre à ces renseignements une description succincte du tableau, relevée dans le Catalogue de la vente Court de 1866 (après la mort du peintre). La toile figure sous le n° 1 : « Fuite de Ben-Aïssa, lieutenant d’Achmet, gouverneur de Constantine. Au moment où l’armée française pénètre dans la ville de Constantine, Ben-Aïssa, craignant de tomber au pouvoir des Français, ou d’être victime des habitants qui avaient beaucoup souffert pendant le siège, se sauve au moyen des cordes qui avaient été attachées d’avance par les assiégés, et renverse tout ce qui s’oppose à sa fuite ». Si Court, comme il ressort des remarques de Flaubert, a représenté le bey à l’extérieur de la ville, il a eu raison, en dépit de Flaubert : le prince suivait la situation d’une colline voisine.

(78) Cette promenade doit avoir lieu dans l’après-midi. C’est le matin que la gorge est ensoleillée.

(79) Flaubert a oublié le nom du Bou-Merzoug, affluent du Rhummel. Ce nom lui reviendra pourtant, bien plus tard  à la suite de quelque lecture ? — tandis qu’il écrit « Bouvard et Pécuchet ». Les deux cloportes se passionnent pour les dolmens bretons, et Gorju, l’ancien de l’armée d’Afrique, leur dit : « Je connais mieux ; en Algérie, dans le Sud, près des sources du Bou Mursoug on en rencontre des quantités » — détail parfaitement exact. Accessoirement : lorsque Gorju ajoute « la description d’un tombeau ouvert devant lui, par hasard. — et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les deux bras autour des jambes », il n’est pas moins fidèle à la vente. Larseneur a tort de ne pas le croire. En voici la preuve :

« Les dolmens et cromlechs en Algérie et en Tunisie sont souvent réunis en très grand nombre sur un petit espace. On en a l’exemple près de Constantine, à Bou Nouara, à Sigus aux sources du Bou Merzoug, à Roknia… Ces monuments sont des tombeaux où les morts ont été ensevelis et non brûlés. Les morts sont généralement ensevelis les bras croisés et les jambes pliées ». A. Berthier : « L’Algérie et son passé », pag. 444o,

(80) « Salammbô », chap. VI.

De Philippeville à Tunis.

(81) Et non pas Nobeli.

(82) Cette mosaïque, qui resta longtemps encore à la même place, fut un jour transportée au Musée de Philippeville. Mais durant la guerre d’Algérie, le Musée ayant été converti en habitations, les collections furent mises à l’abri dans des caisses où elles demeurent enfermées à l’heure actuelle. La Direction des Antiquités à Alger ne détient pas de photographie. Force nous est donc de nous rabattre sur l’album Delamarre de 1845, dont il n’est pas impossible que Flaubert ait connu l’existence.

(83) « Rusicade et Stora », pag. 63-64-65.

(84) Texte explicatif des planches Delamarre  Paris 1912.

(85) Il se trouve, dans le Musée de Djémila (Constantinois), une admirable mosaïque retraçant la légende de Dionysos : sa beauté provient précisément de « l’exiguïté presque infinitésimale » des cubes.

(86) Lettre du 23 avril 1858  minuit.

(87) « Le Véloce », pag. 97.

(88) M. Dubuc me signale que le Cap de Fer est le seul endroit de la Méditerranée où l’on soit à l’abri des vents de N.E.

(89) Il y a ici invraisemblance dans les notes de Flaubert. C’est le mardi soir qu’il s’est embarqué. Or il écrit : « Le vent d’Est nous force à passer la nuit au Cap de Fer. Le lendemain mardi et le mercredi, restés au Fort Génois ». Ces notes ont été rédigées après l’événement et il confond les dates. Ce qu’il y a de sûr, c’est que le bateau prend un jour de retard : il arrivera à Bône le jeudi seulement.

(90) E. Bavoux, cité par le guide Piesse.

(91) Le sujet avait été mis au concours par l’Académie française en 1855.

(92) « Quand on a avalé du saint Augustin autant que moi… et qu’on n’en est pas crevé on a la constitution robuste à l’endroit des lectures embêtantes » (à Louise Colet, 2 juillet 1853). Venant d’avaler trente-trois féeries de suite, il ne trouve pas de meilleure comparaison qu’avec saint Augustin, pour donner la mesure de son écœurement : « Quel pensum ! C’est avec saint Augustin et le cochon de lait ce que je connais de plus lourd » (à Edmond et Jules Goncourt, début de juillet 1862).

(93) Le responsable du pénitentiaire de Lambèse se nommait Farrenc. Si ce personnage avait quelque point commun avec le directeur de la poste à Constantine, Flaubert pouvait tenir de bonne source des renseignements sur les transportés.

En 1853, à Bruxelles, avait paru, d’Eugène Sue, « Jeanne et Louise, ou les familles de transportés », histoire de la famille d’un bourgeois transporté à Lambessa à la suite du coup d’état du 2 déc.

(94) AiméDupuy dans un ouvrage intéressant sur « l’Algérie de la conquête et les écrivains de la métropole » étudie, entre autres auteurs, Hugo qui, dans les « Châtiments », s’insurge contre cette Algérie concurrençant Cayenne ; G. Sand, qui put craindre a certain moment d’être exilée, pour avoir travaillé à soustraire « des démagogues, ses amis, aux rigueurs de Lambessa ».

(95) Selon Thierry-Mieg il faut, par beau temps, 17 heures de navigation.

De Tunis à Constantine.

(96) Lettre à Louise Colet, 14 déc. 1853.

(97) Lettre à Louise Colet, janv. 1854.

(98) Lettre à Feydeau, mai 1859 ?

(99) Lettre à G. Sand, 20 juillet 1870.

(100) Lettre à Louise Colet, 19 mars 1854.

(101) Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 18 janv. 1862.

(102) Lettre à Mme Sandeau, 7 août 1859.

(103) Barbier. Itinéraire de l’Algérie.

(104) À ceci près que Flaubert n’avait peut-être pas appris les formules de présentation, comparons avec le récit de Barbier (in « Itinéraire de » l’Algérie », 1855, pag. 1314) :

« On a vu venir le voyageur, on l’attend, les chiens aboient, tout le douar s’anime.

À portée de la parole, il s’arrête et crie : « Y a moula el Kheima. haouf dif Rebbi ! — « O maître de la tente ! un invité de Dieu ! »

On lui répond : « Marhaba Bik » — « Sois le bienvenu ! »

Alors on s’empresse autour de lui : s’il est à cheval, on lui tient l’étrier pour l’aider à descendre et lui faire honneur ; la tente est ouverte il y entre, et, sans savoir ni son nom, ni sa qualité, ni d’où il vient, ni où il va, et sans le lui demander, on lui donne des dattes, des fruits secs et du lait, en attendant le taâm ou repas du soir.

Est-ce un chef, un homme important ? Le chef de la tribu choisit les convives qui lui feront compagnie.

Le lendemain, s’il désire partir, sa monture, dont il n’a pas eu à s’inquiéter, est amenée, on le remet en route, et les souhaits l’accompagnent ».

(105) Les colons étaient tenus de construire leur maison sur tel modèle et dans tel alignement. Le journaliste Clément Duvernois réclame un régime plus libéral. À l’époque où Flaubert visite l’Algérie, ce même Duvernois, dans un ouvrage intitulé « L’Algérie, ce qu’elle est ; ce qu’elle doit être », alerte l’opinion française sur la nécessité urgente de réviser l’administration dans ce pays.

(106) Dans « Le secret du bonheur » (1864), Feydeau décrit une communauté en train de se former. On y reconnaît le réalisme désolant de Flaubert :

« On voyait à la porte des cabarets des hommes coiffés du chapeau français et vêtus de quelque mauvaise redingote rapiécée se hâter d’avaler un verre d’absinthe ou de vermouth, puis allumer leur pipe, et, jetant une lourde cognée sur leur épaule, se diriger vers la forêt… Des familles d’Allemands au teint hâve, à l’air résigné, pauvres gens que la misère avait chassés de leur pays et qui venaient la retrouver dans une contrée où la chaleur la rend plus pesante, offraient de se louer au premier venu, et montraient leurs bras musculeux, ne pouvant se faire mieux comprendre. Des Espagnols de Mahon, debout contre les murs, attendaient des chalands qui ne venaient guère ; des négresses accroupies à terre, mornes comme des statues, vendaient de petites galettes ; des Maltais partaient pour la pêche, bousculant les passants et trébuchant sous le poids de leurs filets ; des Provençaux péroraient avec de grands gestes ; et le bruit des marteaux et des scies, les cris, les hennissements, les abois des chiens, produisaient un vacarme assourdissant, qui faisait de cet embryon de bourgade une sorte de tour de Babel en miniature ». Cité par Pierre Martino in « L’œuvre algérienne d’Ernest Feydeau »  Rev. Afric. 1909  3e trimestre. Après son propre voyage en Algérie (1860), Feydeau confronta-t-il son expérience et ses opinions avec celles de Flaubert ?

(107) À l’opposé de Flaubert, Balzac s’enthousiasmait pour l’œuvre de la France en Algérie ; à condition que l’entreprise fût menée raisonnablement, on pouvait attendre des résultats « immenses ». Vigny se plaignait qu’on oubliât les héros de la guerre d’Algérie : « Les faiseurs de réputation fouillent partout pour trouver des héros et ils ne s’informent pas de ceux-là qui sont tout faits ». Aux yeux de Lamartine, c’était un devoir pour la France de ne pas abandonner l’Algérie (cf. Aimé Dupuy « l’Algérie de la conquête et les écrivains de la Métropole »).

(108) Il semble que quelque chose de ce fonctionnaire négligé soit passé dans les huissiers chargés de faire la saisie chez Rosanette :

« Le lendemain. Me Athanase Gautherot se présenta, flanqué de deux acolytes, l’un blême, à figure chafouine, l’air dévoré d’envie, — l’autre portant un faux-col et des sous-pieds très tendus, avec un délot de taffetas noir à l’index ; — et tous deux, ignoblement sales, avec des cols gras, des manches de redingote trop courte ».

À propos de Gautherot : En 1856, pour tenter de résoudre le problème de l’eau — toujours crucial — à Constantine, on avait fait appel à un hydroscope. L’affaire, dont on avait beaucoup parlé, jusque dans « L’Illustration », s’acheva devant les tribunaux. Le personnage s’appelait Gautherot.

(109) Cf. Anatole France : « À peine étais-je depuis cinq minutes chez Flaubert que le petit salon, tendu de tapis d’Orient, ruisselait du sang de vingt mille bourgeois égorgés. En se promenant de long en large, le bon géant écrasait sous ses talons les cervelles des conseillers municipaux de la ville de Rouen ». Cité dans l’ouvrage de Georges-Émile Bertrand : « Les jours de Flaubert » 1947.

(110) Cf. « L’Africain » du 27 mai 1857 :

« Par décret du 29 avril dernier il est fait concession au sieur Faucheux et Cie d’un terrain domanial d’une contenance de 1007 hectares 60 ares 72 centiares, dépendant du domaine d’El Aria, situé à l’est de Constantine, sur la route de cette ville à Guelma ».

Trois mois plus tard, la société ayant existé entre Auguste Eynaud, Théodore-Ferdinand Faucheux et Henri Place, tous trois domiciliés à Paris, était dissoute. Pourquoi la ferme Faucheux portait-elle exclusivement le nom de Faucheux ? Pourquoi Flaubert souligne-t-il ce nom d’un trait ?

(111) « Le célèbre pont romain El Kantara… s’est écroulé il y a peu d’années, et il faut aujourd’hui, pour passer, descendre une pente formée de longs degrés comme un escalier de géant, et si longue, qu’arrivé au bas on ne doute pas d’être au fond du précipice. On se trouve seulement en face d’un beau pont voûté en pierre de taille. On le franchit, non sans émotion, car on entend plutôt qu’on aperçoit au-dessous, dans une fente obscure, à une profondeur immense, le Rummel qui bouillonne en cascades mugissantes ; et l’on voit se dresser devant soi une montée tout aussi roide et tout aussi longue que l’était la descente. De plus elle est pavée, et les chevaux ferrés y glissent facilement. Nous arrivâmes en haut sans accident jusqu’à la porte d’El Kantara, ouverture basse et étroite, suivie d’un couloir sombre par lequel on débouche sur une place ornée d’une fontaine jaillissante… ». Thierry-Mieg  Ouvrage cité, page 139.

(112) Le manuscrit donne les noms de « MM. Vignard, Viel, Niepce, Cagnot (et non Vignot, qui ne paraît qu’après).

(113) Un Constantinois de vieille souche, M. Joseph Bozzo, a bien voulu me communiquer, extrait des notes de son père, l’avocat Louis Bozzo, ce portrait de M. de Palma : « Homme énergique et entreprenant, dédaigneux du danger, il était installé à Constantine avant l’occupation. Il vivait sous la protection du consul d’Italie et jouissait ainsi des faveurs de Hadj Ahmed Bey… Il acquit par son intelligence, son activité, une opulente fortune. Sa haute probité, son esprit de justice lui valurent l’estime de tous les indigènes ».

(114) Cf. « L’Africain » du 8 avril 1857.

(115) Flaubert ne donne pas le nom du navire. Aimé Dupuy parle de « L’Oasis ».

(116) Ajoutons que, sauf le bain turc, il n’a connu qu’un confort minime depuis plusieurs jours : « J’arrive un peu échauffé. Voilà quinze jours que je ne me suis déshabillé que trois fois ».

À Bouilhet, 3 juin.

(117) Dans l’Annuaire de la Société archéologique de Constantine (1854-1855) se trouvait un article de F. Becker. Dans l’Annuaire de 1856-1857, un article signé Foy, chef de bataillon du Génie. Des planches accompagnaient ces communications.

La curiosité de Flaubert touchant les monuments dont nous allons parler avait pu être déjà éveillée par un article de la Revue archéologique (1857) : « Algérie – Étude sur le Médracen et sur le Tombeau de la Chrétienne », par L. Leclerc. On sait que Flaubert consulta, pour « Salammbô » certains numéros de cette Revue.

(118) Le Médracen, haut seulement de 18 m., avec un diamètre de 58 m., est plus écrasé que le K’bour Roumia, dont la hauteur totale devait être de 40 m. avec un diamètre de 64 m. — approximativement.

(119) Massinissa ou Syphax, ces hypothèses sont discutées à l’heure actuelle.

(120) Shaw, voyageur du XVIIIe siècle, écrit au sujet du Tombeau de la Chrétienne : « La forme de cette construction et l’opinion qu’elle a été élevée sur un trésor considérable ont pu amener les Turcs à l’appeler « Maltapasy » (le Trésor du Pain de Sucre).

Dans l’édition de 1876, Larousse écrit les choses les plus farfelues sur le Tombeau. Retenons du moins ceci : « Ce gigantesque monument enferme, dit-on, dans ses flancs, des monceaux de pierres précieuses… des boisseaux de perles et de rubis… ».

Ces citations sont tirées de l’ouvrage de l’architecte Marcel Christophe, restaurateur du Tombeau. À la page 31, on lit :

… »le tombeau a eu de tous temps, et il a encore, la réputation de posséder, enfermés dans ses flancs de pierre, d’incommensurables trésors et de fabuleuses richesses, naturellement ! En pouvait-il être autrement ? Que pouvait bien être cette gigantesque montagne de pierres taillées, plus haute que la colonne Vendôme, sinon un solide coffre-fort… et l’on écrirait un épais volume si l’on voulait rassembler toutes les légendes qui courent à son sujet, depuis la Tunisie jusqu’au Maroc ! »

(121) Parmi les légendes auxquelles le K’bour Roumia a donné naissance, l’une raconte que la mer arrivait, sous le tombeau, par une galerie secrète.

Conclusion.

(122) Voyage aux Pyrénées (Bagnères-de-Luchon).

(123) Lettre du 4 juillet 1860.

(124) Lettre du 5 août 1860. Le voyage à Tuggurt facile ? ? Que l’on en juge d’après un touriste de 1856, d’ailleurs satisfait de son expédition : « À Constantine une diligence vous ouvrira son coupé pour vous conduire à Batna, qui est à 120 km plus loin… En arrivant à Batna on descend à l’hôtel où s’arrête la diligence de Constantine. Les chambres sont peu meublées, et d’une propreté douteuse. La cuisine y est variable comme la température du lieu… De Batna à Tuggurt le voyage se fait à cheval. Avec 3 à 400 F on a un bon cheval.

Allez à Tuggurt et au Souf, chers touristes, et alors vous pourrez dire : j’ai vu l’Afrique. Le voyage de Paris à Batna, de Batna à Biskra, de Biskra à Tugurt, au Souf et retour sur Biskra et Paris, est une affaire de 40 jours et une dépense de 2.500 F seulement, et encore en comptant largement pour parer aux caprices… » (J. Zaccone : « De Batna à Tuggurt et au Souf »).

(125) Lettre datée approximativement : début septembre 1860.

(126) Lettre datée approximativement : début octobre 1860.

(127) Cf. M.J. Durry : « Les projets inédits de Flaubert » (pag. 104-108).

(128) C’est dans une nouvelle, « Casque-en-Cuir », que l’Algérie aurait servi de décor. Flaubert ne mena à bien cette histoire de femme d’estaminet parvenue, en quête de portraits d’ancêtres (cf. M.J. Durry, pag. 124).

(129) Lettre du 24 sept. 1872.

(130) Cité par Ch. Tailliart, à l’article « Pierre Cœur, Contes algériens ».

(131) Lettre à Mlle Leroyer de Chantepie, 12 déc. 1857.