Réalisme et mystère chez Barbey d’Aurevilly, Flaubert et Maupassant

Les Amis de Flaubert – Année 1968 – Bulletin n° 33, page 4

 

Réalisme et mystère
chez Barbey d’Aurevilly, Flaubert et Maupassant

Réalisme et mystère chez Barbey d’Aurevilly, Flaubert et Maupassant : l’union de ces trois écrivains étonne au premier abord, car il semble bien difficile de comparer la métaphysique de l’un au manque de métaphysique des autres, la vision excessive et théocratique de l’un au réalisme professé par les autres. Pourtant, la vision de Barbey d’Aurevilly se fonde, elle aussi, très évidemment, sur une appréhension réaliste de l’objet : c’est parce qu’elle est réaliste qu’elle est si forte. Elle prend les caractères de « ce culte de la vérité, exprimé avec une effroyable ardeur », dont Baudelaire parlait à propos de l’écrivain. Celui-ci a d’ailleurs choqué ses lecteurs catholiques par des détails jugés crus ou bas, et son attachement à la matière a modifié jusqu’au sens de sa religion. Attachement dont on a pu soutenir, et à propos des trois auteurs dont il est ici question, que l’esprit positif des Normands était responsable. Ce n’est pas Barbey qui aurait dit le contraire, lui qui écrivait dans L’Ensorcelée : « Je me savais en Normandie, le pays de la terre où l’on entend le mieux les choses de la vie pratique et où la politique des intérêts domine tout à tous les niveaux. »

Encore faut-il  s’entendre sur la manière dont un artiste comprend les objets. Au moment même où il s’y attache, il les transpose et les charge de sens, et rien n’est plus injuste alors que le reproche de manquer d’invention. L’invention, au lieu d’être la gratuité qu’un certain romantisme appelle de ce nom, se manifeste par l’intérieur ; elle part bien de faits réels, qui la justifient, mais elle leur donne une organisation. Le regard de l’artiste, en aucun cas, ne prend les choses comme fin dernière. Flaubert a besoin de prendre ses garanties ; il le manifeste dans sa description de la chute de Félicité sur la route, dans Un cœur simple : cinglée d’un coup de fouet par un irascible cocher, elle se réveille ensanglantée. Flaubert a décrit là son propre réveil après la première crise dite d’épilepsie dont il a souffert : sur la route, parce qu’on l’avait tiré de la voiture pour l’y allonger ; ensanglanté, parce que la saignée, grand remède de l’époque, avait été pratiquée sur lui ; vérité non de situation précise, mais d’impression, que ce lent réveil sous les étoiles. Le Chevalier des Touches de Barbey paraît en 1863 : même rapport à la réalité. Le nom même du héros n’a pas été changé : il vivait encore à l’asile des fous de Caen, lorsque Barbey commença le roman. Combattant les républicains, emprisonné, condamné à mort, il fut enlevé en 1799 par ses compagnons de la prison d’Avranches — Coutances dans le roman. Mais ce que Barbey lui a ajouté, c’est son caractère : plus piètre, plus ondoyant dans la réalité, il devient surhomme et séduisant dans le roman. Si l’ »histoire » est semblable, elle prend son sens par le gonflement intérieur que lui donne Barbey, et en devient plus que réelle. Quant à Bel Ami, paru en 1885, il conte l’ascension d’un homme qui profite d’affaires coloniales à peine transposées : la conquête de la Tunisie date de 1880. Développement de la corruption financière, des journaux — Figaro, Gaulois — Bel Ami est un roman à clefs, mais c’est aussi le roman d’un parvenu imaginaire, dans la mesure même où le personnage profite sans commettre de fautes et pour ainsi dire linéairement d’une situation historique authentique.

L’essentiel, pour nos trois écrivains normands, c’est la présence des choses. Elles vérifient sans arrêt les sentiments qu’ils décrivent. Elles sont là expressément pour se charger de la psychologie des personnages, et les portraits sont tracés à travers elles. Parce que les choses sont matière inanimée en apparence, la manière, dont les personnages les sentent permet de juger de la profondeur de leurs impressions. Ainsi, les conjurés, dans le Chevalier des Touches, sont anxieux et tendus en arrivant dans Coutances. La garant de leurs sensations est la manière dont ils voient s’écouler l’eau d’une cuvette vidée par une vieille femme, ralenti cinématographique avant la lettre qui exprime la mortelle lenteur que le temps met à s’écouler pour eux. Chez Flaubert et Maupassant, deux célèbres portraits de la ville de Rouen ont été imprudemment rapprochés l’un de l’autre, voire assimilés l’un à l’autre, alors qu’ils sont opposés. Madame Bovary va trouver son amant à Rouen : c’est la liberté et le refuge à la fois que cette ville ronde, immobile, et cependant surmontée par une envolée marine. Bel Ami, lui, vient de faire un mariage avantageux, et c’est dans une euphorie d’ascension sociale qu’il découvre dans la ville le foisonnement vertical des cheminées d’usines, le Rouen travailleur qui a remplacé le Rouen mystique. Pudeur antiromantique dans ces descriptions, parce que les sentiments ne sont pas décrits en eux-mêmes : mais loin d’être supprimés, ils sont transportés au milieu du monde, qui de ce fait devient vivant.

De quel monde s’agit-il ? Le Normand imprègne d’âme les choses riches et abondantes comme sa province elle-même, et le réalisme de nos écrivains exprime souvent une joie un peu grasse, un peu campagnarde. Tous les héros de Barbey sont robustes et gros mangeurs, fussent-ils hommes d’Eglise comme l’abbé de Percy « qu’on rencontrait sur toutes les routes allant faire quelque pèlerinage à la Notre-Dame de la cuisine des châteaux les plus renommés par leur hospitalité et par leur bonne chère ». Sauf quand elles sont l’image — comme Calixte d’Un prêtre marié — de l’expiation imposée par Dieu, ses héroïnes sont opulentes, loin des chloroses romantiques, et l’on songe à la déclaration de Barbey : « En fait d’anges, je n’estime que ceux qui ont du marbre plein leur corset ». Il est devenu banal de noter l’obsession des repas chez Flaubert, dans Madame Bovary comme dans Salammbô, Saint Julien, Hérodias : en les décrivant dans leur magnificence, Flaubert laisse percer son grand désir d’absorber la substance du monde, de se jeter sur lui pour le posséder. Il en va de même pour Maupassant, dont les robustes héros voudraient avant tout prendre les choses et les êtres à bras-le-corps. Les degrés de l’ascension sociale de Bel Ami sont décrits par des repas de plus en plus succulents, et, chez ce viveur, la chair des aliments est associée à celle des femmes, les huîtres « semblables à de petites oreilles », la truite « rose comme une chair de jeune fille ». En revanche, chez Flaubert et Maupassant, la vision du héros amoureux est si matérielle qu’elle ne sépare pas la femme du cortège d’objets qui l’entourent, font en quelque sorte corps avec elle ; et c’est bien ce qui sauve le roman dit « mondain » de Maupassant de la fadeur de ceux de Bourget que ces bagues, ces étoffes, ces nourritures jamais méprisées dans Notre cœur ou Fort comme la mort. Dans l’Éducation sentimentale, de même, Frédéric s’imagine la possession de madame Arnoux ou de madame Dambreuse avec une quantité de détails domestiques : «  il s’arrêtait même à des calculs de ménage, contemplant, palpant déjà son bonheur… » « Frédéric fit la récapitulation de sa fortune… Il prendrait le grand salon comme cabinet de travail. Rien n’empêchait, en abattant trois murs, d’avoir, au second étage, une galerie de tableaux. »

Goûts de bons vivants, obsession du monde des jouissances matérielles. Mais ici commence précisément le retournement de la psychologie des personnages, car leur appétit est si fort qu’il ne parvient pas à se satisfaire. Il ne le pourrait que par une possession globale et subite, une assimilation pour mieux dire à cette matière qui obsède, mais qui oppose aussi un obstacle infranchissable. Car cette matière est en elle-même, une fois pour toutes, et l’homme au contraire est en projet : il est soumis au temps, friable, changeant, nu devant les choses. Nulle part mieux que dans les romans de Flaubert ne se marque cette forme aiguë de dépossession par appétit de posséder. Son temps n’a pas de sens, mais il est une série de moments qui restent isolés les uns des autres ; chaque expérience tombe dans le néant, sans avoir rien apporté à celui qui la vit. Frédéric Moreau passe de l’une à l’autre : ses voyages en diligence, en fiacre, en bateau, le portent vers des pièces encombrées d’un bric-à-brac qui figure la position sociale de leur habitant. Ce ne sont que cheminées ornées de sujets, petits meubles, lourdes tentures, chez Dussardier comme chez Mme Arnoux et les Dambreuse. Il se trouve enfin démuni, tout comme Madame Bovary au terme de ses expériences, traduites elles aussi par le passage sans signification d’une maison à une autre, d’une chambre d’hôtel à une voiture fermée. Maupassant est hanté par l’idée que nous ne posséderons la matière que par la dissolution de notre propre corps et le retour répugnant à un monde qui, alors, loin d’être dévoré par nous, nous dévorera : dans ses Contes, la mort est souvent traduite par des images de décomposition et de bouillie, charogne, cadavre en menus morceaux ; elle obsède même Bel Ami, ce héros triomphant en apparence, mais si épouvanté à l’idée de s’évanouir dans « le fumier des germes ». Quant aux héros de Barbey, ils se collettent avec la maladie, le meurtre, les guerres ; le héros le moins actif en apparence — celui d’Un prêtre marié — est attiré par l’étude de la source même de la vie, « la formation et la décomposition de ce sang qui avait étouffé son père ». La dépossession de ces personnages est telle qu’ils finissent dissous eux aussi, comme chez Maupassant : le chevalier des Touches devient fou parce que le roi, pour qui il a tout fait, n’a pas reconnu ses services, et il est comparé au roi Lear ; Sombreval se jette dans l’étang, et son cadavre n’est pas retrouvé ; l’abbé de la Croix-Jugan, dans l’Ensorcelée, est tué au moment où il allait se réconcilier avec Dieu. Car chez Barbey devenu catholique, l’obsession de la dépossession est si forte qu’elle dépasse la foi : jamais il n’a pu écrire un roman de l’expiation, alors que le Prêtre marié devait en être un, comme le manuscrit nous le prouve ; chose énorme, Dieu est pour ce croyant le grand dupeur des hommes, laissant la place au Diable. Influence de Byron ? Mais si le Diable est bien le principal personnage de ses romans, il ne se manifeste qu’à travers les détails les plus précis des maladies, des accidents de la vie campagnarde, des aventures d’une guérilla, de telle sorte que la chose même devient trompeuse. C’est l’épaisseur d’une vie à la fois violente et journalière qui étouffe ses héros.

Le rapport de l’homme aux choses est si malaisé que, pour supprimer la distance, nos trois écrivains en viennent à décrire des perversions d’ordre psychanalytique ; sadisme, déformations sensuelles, sont autant d’approches désespérées. Le mystère n’est pas, pour l’auteur, dans l’esprit du pervers, car sa conduite est parfaitement analysée. Un homme est amoureux physiquement des fleurs, dans Un cas de divorce ; toujours chez Maupassant, un instituteur pile du verre dans les bonbons qu’il offre aux enfants de son école. Saint Julien de Flaubert raffine, tout enfant, sur le meurtre d’une petite souris. Les Chouans font une horrible partie de quilles avec les têtes des républicains dans le Chevalier des Touches. Ces gens ne sont nullement présentés comme des monstres. Ils veulent seulement pénétrer, détruire, se substituer à Dieu en faisant mieux que lui comme donneur de mort, en lui volant sa fonction. Faute de pouvoir fabriquer la matière — seule manière de l’expliquer parfaitement — on la défait ou on l’agresse. La couleur pourpre du sang est celle de certains chapitres de Saint Julien l’Hospitalier. Le sang coule dans tous les romans de Barbey, marque au front Calixte comme signe de l’expiation. Agression vaine d’ailleurs : l’homme est puni de sa recherche par sa propre destruction. Julien tue ses parents, Sombreval sa fille. L’interdit qui frappe l’homme dans ses essais de possession est figuré par l’interdit suprême de l’inceste, dont le thème est tout à fait évident chez Barbey et dans certains contes de Maupassant, et latent chez Flaubert : la légende médiévale de Julien présente celui-ci, de façon moins allusive, comme fuyant la malédiction œdipienne.

Nos trois auteurs, séparant radicalement leurs personnages de cette matière qui les attire tant d’autre part, en viennent à montrer qu’il existe une présence ironique de l’objet. Il possède une existence autonome, nous observe, se moque de nous ou nous maudit. Cela est bien évident, et peut-être trop, chez Barbey et Maupassant. La lande de l’Ensorcelée livre dès le départ le caractère maléfique du roman, et le château miré dans un étang d’eau stagnante qui est le cadre d’Un prêtre marié rappelle de bien près la nouvelle de Poe La chute de la Maison Usher. Des personnages de bergers sorciers, d’ignobles prophétesses, sont là pour interpréter les choses et les coïncidences. Chez Maupassant, le conte fantastique est exploité comme un genre, l’hallucination est reconnue comme source littéraire : le cadavre d’une chienne noyée rencontre inopinément un baigneur qui se trouve être le responsable de l’exécution, des meubles quittent une maison pour se transporter chez un antiquaire de Rouen… Certes, le mystère, source du mysticisme chez Barbey et de la folie chez Maupassant, le mystère qui sourd des choses, ne manque pas d’intérêt ; mais peut-être sa donnée est-elle trop évidente parfois, sa signification trop claire. Il tourne souvent au procédé.

C’est chez Flaubert qu’il est plus passionnant de la déceler. Flaubert a fui l’hallucination de toute la force de sa volonté, nous le savons par ses lettres à Louise Colet ; il a repoussé l’attirance qu’exerçaient sur lui les fous ; et il a évité le procédé du fantastique, sauf dans la première Education sentimentale où parait un chien noir et funèbre comme un insistant présage. C’est le fantastique qui s’est imposé à lui, si l’on peut encore donner ce nom à certaines coïncidences. Disons qu’il existe chez Flaubert une objectivité malveillante.

L’objet, au départ, ne possède aucune signification. Il est même le plus banal qui soit : couronne ou bouquet de mariée dans Madame Bovary, statue du curé de plâtre qui orne le jardin de Tostes, et encore barque sur la mer ou sur la Seine, bouquet de violettes ; dans l’Éducation sentimentale, lustre de vieux Saxe, coffret, garçonnière quelconque rue Tronchet. Choses de tous les jours, médiocres, qui vont devenir des signes : mais des signes pour le lecteur, qui embrasse le destin entier du personnage flaubertien. Le personnage, lui, ne comprend pas, ou il comprend trop tard, alors que son destin est irrémédiable.

Une première catégorie de ces objets — catégorie nombreuse — signifie l’incurable médiocrité de l’amour qui vit de méprises et d’inconstances. Emma trouve, en compagnie de Léon, un ruban de soie ponceau dans une barque ; le ruban appartient à la maîtresse d’un soir de son ancien amant, Rodolphe. Léon achète à Emma un bouquet de violettes : il vient dans les mains du mari, qui le respire avec délices. Dans l’Éducation sentimentale, le lustre et le coffret passent à plusieurs reprises de la possession de Mme Arnoux à celle de Rosanette, la maîtresse d’Arnoux, et Frédéric s’accoutume à les voir tantôt à l’une, tantôt à l’autre ; la garçonnière qu’il  avait amoureusement préparée pour Mme Arnoux devient le théâtre de ses amours avec Rosanette. Objets qui, par leur pérennité même, deviennent l’image de la décomposition et de la mobilité des personnages ; objets de trafic et de promiscuité, dont la présence est une sorte de déploration muette de la comédie humaine.

D’autres ont une valeur de destin. On les trouve surtout dans Madame Bovary. Le bouquet de mariée de l’ancienne Madame Bovary accueille Emma le soir même de son mariage ; elle brûle son propre bouquet après le bal de la Vaubyessard ; mais ce symbole conjugal, elle le retrouve en l’espèce de la couronne de mariée de son double théâtral, Lucie de Lammermoor, et c’est avec une couronne, elle aussi, et en costume de mariée, qu’elle sera enterrée. Le curé de plâtre qui orne le jardin de Tostes, si connu d’elle, elle ne le reconnaît pourtant pas quand elle revient du bal de la Vaubyessard, et à partir de ce moment il se défait comme s’il suivait les progrès de l’ennui d’Emma — ses progrès vers l’adultère : il s’écaille pendant l’hiver, se casse durant le déménagement vers Yonville. Enfin, le rêve de la mer et de la barque, image de la liberté, est caressé par Emma depuis son adolescence au couvent. Image qui se retrouve quand la voiture où elle consomme l’adultère avec Léon est, dit Flaubert, balancée comme un navire, quand Emma fait des promenades en barque sur la Seine avec Léon. Mais elle ne prend tout son sens que lorsque le cercueil d’Emma, balancé par les porteurs, avance « comme une chaloupe qui tangue à chaque flot ». Impression que Flaubert avait ressentie en suivant l’enterrement de son ami Le Poittevin ; il lui donne ici toutes ses harmoniques.

Pour Flaubert, comme pour un poète, « de grandes ressemblances balafrent le monde ». Mais nous ne les déchiffrons pas. Les choses nous sont à la fois familières et étrangères à jamais. Quand nous nous figurons qu’elles nous apporteraient le bonheur, c’est que nous sommes séparées d’elles par un obstacle matériel, c’est-à-dire que le bonheur est imaginaire. Madame Bovary mère est chez son fils « comme quelqu’un de ruiné qui regarde, à travers les carreaux, des gens attablés dans son ancienne maison ». Des carreaux encore séparent les paysans ébahis des gens qui dansent à la Vaubyessard ; des carreaux de couleur, dans le manuscrit de Madame Bovary, séparent Emma du jardin du château qu’elle regarde tout empourpré par la transparence. Cela va jusqu’au désir d’un monde tout imaginaire, celui du théâtre de Rouen, celui aussi des pierrots et des danseuses qui ornent l’abat-jour d’Emma, à Yonville. La combinaison du thème du théâtre et du thème de la vitre est flagrante dès le début du roman, quand un marchand ambulant fait tourner, derrière la fenêtre d’Emma, de minuscules personnages mécaniques dans un salon lilliputien. Dans la réalité, le personnage de Flaubert est paradoxalement heureux, lui qui voudrait tout vivre, lorsqu’il n’existe plus pour lui ni temps, ni espace, comme il arrive pour Emma au théâtre de Rouen ou pour Frédéric qui, au sortir de chez Mme Arnoux, « n’avait plus conscience du milieu, de l’espace, de rien ». De tels états, hélas, sont rares. Le personnage a d’ordinaire le nez sur les choses, dans ses décors d’étouffement : « ignoble petite Venise » des rues du vieux Rouen, diligence à petits carreaux, chambres calfeutrées, aux fenêtres givrées comme à Tostes, au plafond bas comme à Paris, restaurants minables de l’Éducation sentimentale ; et ses paysages parisiens nocturnes où le ciel, avec ses lourds nuages, semble peser sur la ville même. La description d’Yonville, entouré de chaumières étouffantes, avec les attributs qui permettent d’identifier ses demeures, lion de l’auberge, fœtus du pharmacien, drapeau de l’église, est faite au présent par Flaubert : immutabilité spatiale et temporelle se rejoignent. L’objet, c’est l’impénétrable qui nous presse et nous surveille. Il recèle en lui-même un mauvais mystère : par un retournement de l’analyse, lui qui était chargé des sentiments du personnage se dresse contre lui et le dévore.

Réalisme et mystère vont de pair chez nos trois écrivains normands ; mais chez Flaubert, le mystère sort en quelque sorte malgré lui de la matière. Ambiguïté de ces trois œuvres ; ambiguïté que leurs auteurs possédaient en eux-mêmes : taillés en hercule, avec leur air de bons vivants, ce sont des géants abattus. « J’ai dans le cœur le suintement vert des cathédrales normandes », disait Flaubert, qui avait horreur que l’on fît son portrait, comme s’il abandonnait alors quelque chose de lui ; nous ne connaissons guère son visage à l’âge où il écrivit Madame Bovary. Pour Maupassant, avant même d’être malade, il écrivait : « Je suis de la famille des écorchés » ; quant à Barbey, il vécut toute sa vie avec le souvenir d’un désespoir d’amour, et il se réfugia derrière cette façade qu’est le dandysme.

On peut, semble-t-il, définir à travers leur œuvre une mélancolie d’une espèce très particulière, une sorte de « spleen normand ». Elle dit la tristesse de la vie à travers la joie de la vie, car l’appétit pour les choses est, pour ces écrivains, à la mesure de la déception qu’elles causent en dernière analyse. Symbolisé par l’eau, eau stagnante de l’étang et du marais chez Barbey, eau lente de la Seine d’où vient le Horla et où voyage Frédéric Moreau, ce spleen a une saveur très particulière : il annule une très grande force vitale. Un tel dosage entre amour de la matière et angoisse devant elle, une telle « folie objective », ne sont pas courants dans la littérature française : héritage peut-être, dans notre province, de lointains ancêtres nordiques.

  Marie-Claire Bancquart,

Professeur à la Faculté des Lettres de Rouen.