Les adjectifs-clés de Madame Bovary (1)

Les Amis de Flaubert – Année 1968 – Bulletin n° 33, page 16

 

Les adjectifs-clefs de Madame Bovary (I)

L’atmosphère

 

[Les exemples tirés de Madame Bovary sont pris des Éditions Garnier Frères de 1961.
Vous pouvez rechercher les passages cités dans l’édition numérisée de Madame Bovary]

« Je n’ai eu que l’idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l’existence des cloportes… » (1). Tel est l’atmosphère ou ton que Flaubert a cherché à évoquer dans son œuvre, Madame Bovary : atmosphère morne et oppressive de la vie de province vers 1850. Pour créer cette atmosphère, Flaubert, entre autres moyens, a dispersé à travers son texte certains « adjectifs-clefs » de façon telle qu’ils servent de leitmotiv dans l’évocation des tons du roman.
Le terme « adjectif-clef » peut être pris ici dans son sens ordinaire d’adjectif le plus important, ou d’adjectif qui ouvrira les portes de notre compréhension sur le style d’un texte, quoi qu’il ait dans cette étude une signification plus précise. C’est-à-dire que les adjectifs sont choisis d’après des critères objectifs plutôt que subjectifs, d’après des faits plutôt que des impressions. Bien que la terminologie et les formules puissent sembler compliquées, l’essence en est simple : les mots-clefs s’identifient par une fréquence d’emploi qui est plus forte que la fréquence normale (2) et ainsi peut-on dire qu’ils sont les plus caractéristiques d’un écrivain, ou plus exactement, d’un texte. Pour les identifier, on établit une liste de fréquence dans un ordre décroissant. Ensuite, en travaillant avec les 50 premiers mots de la liste, on calcule leur écart. L’écart, cependant, est relatif. Un mot de haute fréquence aura plus facilement un grand écart, e. g., petit d’une fréquence normale de 172 peut avoir un écart de 35, c’est-à-dire qu’on pourrait rencontrer le mot entre 137 et 207 fois, sans que cela paraisse anormal, tandis qu’avec un mot de basse fréquence, comme noir, qui a une fréquence normale de 24, un écart de 35 sera disproportionnément grand. Pour tenir compte de la relativité de cet écart, on divise l’écart simple (fréquence relative moins fréquence normale) par la racine carrée de la fréquence normale. On appelle le chiffre qui en résulte « l’écart réduit ». Exemple : le mot blanc a une fréquence normale de 25. Dans Madame Bovary, il a une fréquence relative de 72. L’écart réduit = (72—25) √ 25 = 47 / 5 = 9,4. Par définition, les mots-clefs sont les 20 mots avec le plus grand écart réduit et les adjectifs-clefs les 20 adjectifs avec le plus grand écart réduit.
D’après les lois de la probabilité, un petit écart réduit — celui avec un coefficient de moins de trois — peut être considéré comme étant dû au hasard, tandis qu’avec un grand écart — de plus de trois — il faut chercher une autre explication. Dans les études de style, on explique un grand écart comme étant le résultat d’un choix conscient ou subconscient de l’auteur pour un mot particulier.
Aussi peut-on voir, d’après la liste qui suit, que les adjectifs qui représentent le choix conscient ou subconscient de Flaubert — ceux qui sont caractéristiques de Madame Bovary — sont concrets, et que presque la moitié dénote les couleurs (voir Table I). Ce fait semble d’autant plus intéressant quand on compare les adjectifs-clefs de Madame Bovary à ceux d’autres romanciers, tels que Balzac, Stendhal, Prévost ou La Fayette. On peut voir que les adjectifs-clefs de ces écrivains sont presque tous abstraits et que pas un seul n’indique une couleur (voir Table II).

TABLE I

Les adjectifs-clefs de Madame Bovary

Fréq réelle

Fréq. norm

Fréq. rel.

Écart réduit

1. Noir
2. Pâle
3. Blanc
4. Vert
5. Jaune
6. Bleu
7. Long
8. Immobile
9. Vide
10. Suspendu
11. Rouge
12. Brun
13. Fermé
14. Nu
15. Large
16. Gros
17. Perdu
18. Gris
19. Lourd
20. Fin

103
47
84
36
25
62
162
32
19
19
58
19
37
23
46
67
38
17
22
19

24
8
25
7
4
14
35
6
4
3
15
33
4
4
11
24
5
7
10
9

81
36
72
31
22
47
84
26
18
15
40
15
16
15
28
45
14
17
20
18

11,4
9,8
9,4
9,0
9,0
8,7
8,3
8,0
7,0
6.9
6.7
6,3
6,0
5,5
5.1
4,3
4,0
3.8
3.2
3,2

TABLE II

LES ADJECTIFS-CLÉS DE :

La Princesse de Clèves

Manon Lescaut

Le Rouge et le noir

Le Père Goriot

1. affligé
2. surpris
3. galant
4. extrême
5. violent
6. aimable
7. extraordinaire
8. particulier
9. agréable
10. embarrassé
11. digne
12. touché
13. blessé
14. fâché
15. insupportable
16. heureux
17. intime
18. grand
19. véritable
20. malheureux
1. perfide
2. tendre
3. honnête
4. sage
5. surpris
6 charmant
7. extraordinaire
8. commode
9. médiocre
10. fidèle
11. malheureux
12. unique
13. considérable
14. vif
15. satisfait
16. cher
17. doux
18. cruel
19. capable
20. heureux
1. grossier
2. jeune
3. sévère
4. affreux
5. extrême
6 .riche
7. singulier
8. magnifique
9. brillant
10. cruel
11. joli
12. noble
13. immense.
14. sage
15. terrible
16. étonné
17. tremblant
18. pâle
19. profond
20. fier
1. jeune
2. parisien
3. pauvre
4. riche
5. heureux
6. élégant
7. épouvantable
8. social
9. joli
10. faux
11. horrible
12. beau
13. cher
14. honnête
15. mauvais
16. bon
17. vieux
18. fou
19. haut
20. pur

Il paraît évident que dans son emploi de l’adjectif, Flaubert, par son style, tranche complètement sur celui des auteurs précédents.
Mais un mot dans une liste, hors du contexte, a peu de valeur. C’est le contexte qui détermine le sens particulier qu’aura un mot. Comme nous verrons d’après l’analyse des adjectifs-clefs de Madame Bovary, le contexte peut même ajouter au sens ordinaire du mot des qualités dérivées de la valeur figurative et surtout symbolique de l’adjectif. Et ses qualités supplémentaires sont justement celles qui contribuent à donner le ton au roman (3).
Si on étudie les exemples, l’un à la suite de l’autre, du même adjectif, extraits du texte mais maintenus dans leur contexte immédiat, on remarquera qu’un pattern sémantique (4) s’établit qui prend ici une valeur symbolique. Dans quelques cas, cette valeur symbolique paraît évidente, dans quelques autres, bien que moins évidente, elle peut être sentie ; enfin, dans certains exemples où le symbole n’est pas apparent, cette même valeur est acquise par analogie avec le pattern établi auparavant.
Ces patterns sémantiques semblent avoir été consciemment établis par Flaubert lui-même puisqu’il a écrit : « Le lecteur ne s’apercevra pas, je l’espère, de tout le travail caché sous la forme, mais il en ressentira l’effet (5), c’est-à-dire, il ressentira le ton morne et oppressif du roman. » Nul doute que Flaubert n’ait réussi dans ces efforts, si nombreux sont les critiques qui ont senti cette atmosphère. Ainsi, dans une étude du style de Flaubert, Antoine Naaman fait remarquer que Flaubert établit :
« un accord parfait entre la description matérielle et les sentiments…, un équilibre entre les milieux et les âmes ». Il ne dessine ses paysages que parce qu’ils enveloppent ses personnages : les jeux du soleil et des nuages, de la pluie et du vent sont réglés avec soin pour accompagner telle ou telle scène. Il se sert du milieu pour déterminer et compléter l’homme. Il se propose donc de « faire voir » ses paysages. Mais il voudrait surtout qu’on le « sente » et qu’on en rêve » (6).
Tandis qu’Eric Auerbach constate que Flaubert « raconte rarement des événements qui font vite avancer l’action. Dans une série d’images pures, images qui transforment le vide des jours sombres et uniformes en un état lourd de répugnance, d’ennui, de faux espoirs, de déceptions paralysantes et de craintes pitoyables — la destinée humaine, morne et sans but précis s’achemine vers sa fin » (7).

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De tous les tons évoqués par ces adjectifs, le sentiment du VIDE est le plus communément senti (8). D’autres critiques, outre Auerbach, ont remarqué les impressions de vide et d’inertie que laisse le roman. Ainsi, Martin Turnell écrit dans son livre, The Novel in France [Le Roman en France], New York, 1958) :
« Madame Bovary est une étude de l’attitude romantique…, le désillusionnement qui résulte du heurt entre le rêve intime et le vide que présente un univers hostile » (9).
Georges Poulet, de son côté, dans ses Études sur le temps humain (Paris, 1960) sent le ton en termes de temps :
« L’espace se fait le vide qui sépare le moi de l’objet, et le temps devient cet autre vide qui sépare non moins irrémédiablement le moi présent du moi passé. » (P. 318).
Le pattern sémantique crée en effet une impression de désespoir, une sensation que la coupe de la vie a été vidée et que tout est fini. Par exemple, Emma espère être invitée de nouveau au bal annuel à la Vaubyessard. Le temps passe sans l’invitation attendue. « Après l’ennui de cette déception, son cœur de nouveau resta vide… » (P. 59) (10). Dans une autre circonstance, à la fin de la soirée — une soirée fort ennuyeuse pour Emma — nous lisons que « le feu se mourait dans les cendres ; la théière était vide ». (P. 92). L’analogie entre l’état de ces objets et la vie telle qu’elle existe pour Emma est bien évidente. La sensation de dépression est exprimée d’une façon poignante par le vide de la théière.
Et encore dans un autre exemple, Emma vient de recevoir de Rodolphe la lettre lui annonçant qu’il la quittait. Elle remonte au grenier en courant :
En bas, sous elle, la place du village était vide, les cailloux du trottoir scintillaient, les girouettes des maisons se tenaient immobiles (P. 191).
Les impressions qu’Emma a de Charles reflètent aussi son propre désespoir :
Elle [Emma] enlevait les herbes rudes avec les petits dards de chardons, pendant que Charles, les mains vides, attendait qu’elle eût fini. (P. 26).
Il [Charles] prenait avec l’âge des allures épaisses ; il coupait au dessert le bouchon des bouteilles vides ; (p. 58).
L’expression « les mains vides » est frappante. Elle donne l’impression que Charles n’est pas seulement gauche, mais aussi un être vide, privé d’intelligence et de vitalité, et qui manque également de raffinement. Et n’y a-t-il pas de meilleure indication du vide de cette existence menée auprès de Charles que le fait qu’il n’a rien de mieux à faire que de couper des bouchons. Ainsi, par association avec cet acte dépourvu de sens et d’intérêt, le sens symbolique de vide se trouve renforcé.

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Associée de près à cette sensation de vide, on trouve l’immobilité mortelle créée par le pattern sémantique d’IMMOBILE. Comme d’habitude avec Flaubert, son premier usage de l’adjectif ne donne aucune indication de sa valeur symbolique :
[On lance sur Charles, dès le premier jour de classe, des boulettes de papier]. … il s’essuyait avec la main et demeurait immobile, les yeux baissés. (P. 5).
Puis nous voyons Charles et Emma, chez eux, tandis qu’Hippolyte est en train de se faire amputer la jambe :
Charles la considérait avec le regard trouble d’un homme ivre, tout en écoutant, immobile, les derniers cris de l’amputé… (P. 173).
En voyant Léon quitter Yonville, Emma, seule dans sa chambre, se sent déprimée et désespérée. Flaubert ne le dit pas ; sa description de la chambre nous communique cette sensation :
Il [Léon] crut voir une ombre derrière la fenêtre, dans la chambre, mais le rideau, se décrochant de la patère comme si personne n’y touchait, remua lentement ses longs plis obliques, qui d’un seul bond s’étalèrent tous, et il resta droit, plus immobile qu’un mur de plâtre. (P. 112).
Abandonnée par Rodolphe, Emma se replie sur elle-même et rejette le monde extérieur. Pendant des mois, elle reste inerte, presque inanimée. La durée de ce repli sur soi et son invalidité commencent avec son évanouissement :
Elle restait étendue, la bouche ouverte, les paupières fermées, les mains à plat, immobile, et blanche comme une statue de cire. (P. 194).
Et de nouveau une description qui donne le ton :
Cependant, la neige sur le toit des halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile ; ensuite, ce fut la pluie qui tombait (P. 198).
Flaubert, enfin, associe l’immobilité avec la mort :
Quant au souvenir de Rodolphe, elle l’avait descendu tout au fond du cœur ; et il restait là, plus solennel et plus immobile qu’une momie de roi dans un souterrain. (P. 200).
L’emploi d’immobile pour caractériser des objets inanimés sert aussi à créer l’atmosphère :
[Au bal à la Vaubyessard.] Sur le grand poêle de porcelaine à baguettes de cuivre, une statue de femme drapée jusqu’au menton regardait immobile la salle pleine de monde. (P. 45).
Plus tard dans le roman, Emma vient de rentrer de chez l’abbé Bournisien, à qui elle a demandé, en vain, un soutien et une direction morale. Au lieu de lui faire exprimer son état de dépression, comme le fait, par exemple, Balzac avec ses personnages, Flaubert décrit sa chambre :
Le jour blanchâtre des carreaux s’abaissait doucement avec des ondulations. Les meubles à leur place semblaient devenus plus immobiles et se perdre dans l’ombre comme dans un océan ténébreux. La cheminée était éteinte… (P. 107).
Certes, Flaubert n’a pas exagéré son mérite quand il a jugé avoir établi une harmonie parfaite entre la description et les sentiments de ses personnages.

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IMMOBILE et SUSPENDU se trouvent fréquemment à proximité l’un de l’autre et créent ainsi une impression de vie en suspension (11). Chaque fois que suspendu paraît dans Madame Bovary, l’action ou le mouvement sont absents, et le ton exemplifie le vide et l’inertie. Comme nous l’avons déjà vu avec Flaubert, le premier emploi du mot ne semble pas prêter à conséquences :
Il [Charles] montrait … deux petits croquis qu’il avait fait encadrer … et suspendus contre le papier de la muraille à de longs cordons verts. (P. 39).
L’exemple suivant est déjà plus lourd de sens :
On s’allait promener dans la serre chaude, où les plantes bizarres, hérissées de poils, s’étageaient en pyramides sous des vases suspendus, qui pareils à des nids de serpents trop pleins, laissaient retomber de leurs bords de longs cordons verts entrelacés. (P. 51).
Parfois la valeur symbolique de suspendu n’est pas toujours évidente. Alors, c’est par association avec d’autres mots qui évoquent l’atmosphère que le terme peut développer son propre pattern sémantique :
Au fond de l’église, une lampe brûlait, c’est-à-dire une mèche de veilleuse dans un verre suspendu. Sa lumière, de loin, semblait une tache blanchâtre qui tremblait sur l’huile. Un long rayon de soleil traversait toute la nef et rendait plus sombres encore les bas-côtés et les angles. (P. 104). ,
La couleur blanche paraît ici aussi bien que dans d’autres passages où les descriptions établissent une atmosphère mélancolique. Comme nous le verrons avec les adjectifs de couleur, blanc peut être le symbole de la mort et du déclin. D’autres exemples de développement du ton par association suivent :
« Mme Bovary avait ouvert sa fenêtre sur le jardin et elle regardait les nuages.
Ils s’amoncelaient au couchant, du côté de Rouen, et roulaient vite leurs volutes noires, d’où dépassaient par derrière les grandes lignes du soleil, comme les flèches d’or d’un trophée suspendu, tandis que le reste du ciel vide avait la blancheur d’une porcelaine… tout à coup la pluie tomba. »
(p. 113).
On peut voir que le passage précédent renferme un grand nombre de mots capables de créer une atmosphère : les nuages, le couchant, noir, vide, et la pluie.
Dans l’exemple suivant, toute action paraît interrompue — en suspens — au moment où Emma chancelante est sur le point de se jeter dans le vide au-dessous d’elle. La place du marché en bas, le sol lui-même, et le plancher ou Emma se tient, tout paraît être en mouvement. Cependant il s’agit d’un mouvement qui indique sa perte de contact avec la réalité et donc avec la vie ; un mouvement qui semble attirer Emma vers la mort ;
« Le rayon lumineux qui montait d’en bas directement tirait vers l’abîme le poids de son corps. Il lui semblait que le sol de la place oscillant s’élevait le long des murs, et que le plancher s’inclinait par le bout, à la manière d’un vaisseau qui tangue. Elle se tenait tout au bord, presque suspendue, entourée d’un grand espace. » (p. 192)

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Pour Flaubert, il n’était guère suffisant d’avoir créé une atmosphère. Il voulait que le lecteur la sente tandis qu’elle pèse sur les personnages et qu’elle les étouffe. C’est par son emploi de l’adjectif lourd qu’il développe cette atmosphère oppressive ; oppression, remarquons-le bien, qui affecte presque exclusivement Emma. Non seulement cette atmosphère oppressive agit directement sur notre héroïne, comme le montrent les exemples suivants :
l’air du bal était lourd, les lampes pâlissaient. … Emma Bovary tourna la tête… (P. 48).
Un vent lourd soufflait. Emma se sentait faible… (P. 85).

Les rideaux jaunes… laissaient passer doucement une lourde lumière blonde. Emma tâtonnait en clignant les yeux… (P. 153).
Les ardoises laissaient tomber d’aplomb une chaleur lourde, qui lui serrait les tempes et l’étouffait… (P. 191).
mais aussi elle l’environne :
Le joueur d’orgue de Barbarie passait son orgue sur son dos et s’éloignait d’un pas lourd. Elle le regardait partir. (P. 61).
Aux Comices Agricoles les vaches … clignaient leurs paupières lourdes sous les moucherons qui bourdonnaient autour d’elles… des messieurs s’avançaient d’un pas lourd, examinant chaque animal… (P. 128).

Dans les phrases précédentes lourd ne signifie pas littéralement « qui a du poids ». Emma n’est pas vraiment écrasée par l’air. « L’air était lourd » signifie qu’il était plus chaud, plus immobile, plus humide que d’habitude et qu’il manquait sans doute d’oxygène. On peut faire la même remarque sur « vent lourd et chaleur lourde ». L’adjectif décrit essentiellement les impressions subjectives que l’individu ressent au contact de ces phénomènes concrets. L’air, le vent, ou la chaleur paraissent peser sur l’individu, et l’étouffer de telle sorte qu’il se sent oppressé. Flaubert veut que le lecteur rappelle subconsciemment ses impressions subjectives toutes les fois que lourd paraît, même lorsque ces impressions ne s’appliqueraient nécessairement pas au nom modifié, ex : pas lourd, lourde paupière, et ennui lourd :
puis elle remontait… et, défaillant à la chaleur du foyer, sentait l’ennui plus lourd qui retombait sur elle. (p. 60).
Lourd à proximité de chaleur évoque la sensation d’une atmosphère étouffante et oppressive et ce sont ces caractéristiques qui qualifient ennui.
Aussi, en qualifiant de lourds les individus, leurs actions, les objets, et les éléments, Flaubert a pu nous faire sentir cette existence étouffante et oppressive, que mène Emma.

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La vie à Tostes, pour Emma, était oppressive et déprimante. Selon Flaubert, « l’avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien FERMÉE » (p. 59). Évidemment, Emma n’avait aucun moyen de savoir que toute tentative pour échapper à cette triste existence serait vouée à l’échec. Il était donc tout à fait normal qu’elle cherche à en sortir. Nous voyons sa première tentative d’évasion quand elle et Charles quittent Tostes pour Yonville-l’Abbaye. Malheureusement, la vie n’était pas meilleure à Yonville, car si elle a réussi à fuir Tostes, elle n’a pas réussi à échapper à l’existence vide qu’elle y avait connue.
Les allusions aux portes fermées et volets clos sont fréquentes. Ces derniers ont toujours été un symbole de manque de sociabilité, ayant apparence froide et sombre, tandis que les premières soulignent cette atmosphère lugubre. Emma a dû le sentir à Yonville quand elle regardait par la fenêtre de sa chambre : « Il était midi : les maisons avaient leurs volets fermés » (p. 85). « …les mauvais jours de Tostes recommencèrent. Elle s’estimait à présent beaucoup plus malheureuse… » (p. 116). N’ayant pas réussi à échapper à la monotonie de la vie provinciale par la fuite, elle cherche à y échapper par le repli sur soi : « les volets fermés, avec un livre à la main, elle restait étendue… » (p. 116). Elle se retire symboliquement de la vie.
Avec l’arrivée de Rodolphe, l’existence d’Emma commence à montrer des signes de vitalité, ce que Flaubert décrit symboliquement par une porte ouverte : « et la porte de la salle, il [Rodolphe] s’en aperçut, n’était pas fermée » (p. 146).
Durant sa liaison avec Rodolphe, Emma sent que la vie vaut la peine d’être vécue. Ceci est apparent dans la description que Flaubert nous fait d’Emma :
« Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu’à cette époque : elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l’enthousiasme, du succès, et qui n’est que l’harmonie du tempérament avec les circonstances » (p. 181).
Symboliquement, cette nouvelle vitalité, cette joie de vivre, est représentée par l’absence, à part une seule exception, de l’adjectif fermé. La seule exception est évidemment un présage des malheurs à venir : « les rideaux fermés du petit berceau de Berthe faisaient comme une hutte blanche qui se bombait dans l’ombre, au bord du lit » (p. 182).
Avec le départ de Rodolphe, fermé reparaît à plusieurs reprises dans le texte, coïncidant avec la croyance d’Emma qu’elle est destinée à une vie d’ennui, privée d’existence — une sorte de mort vivante.
Plus tard, la liaison d’Emma avec Léon paraît, au premier abord, répéter l’affaire qu’elle a eue avec Rodolphe. Cependant, sous la surface une autre histoire se déroule. La valeur symbolique de portes fermées, volets clos, etc. nous mène à croire que l’activité et le bonheur apparents sont plus représentatifs d’une danse macabre que d’une gaie bacchanale :
« et elle disait de temps à autre, à voix basse et les paupières à demi-fermées » (p. 219)
« une voiture à stores tendus… plus close qu’un tombeau » (p. 228).
« Et ils vivaient là, volets fermés, portes closes…» (p. 238).

Emma vit continuellement PERDUE dans une rêverie remplie d’amants, d’aventure et de gaieté. Les rares moments où elle ne se trouve pas perdue, c’est lorsque le monde imaginaire coïncide avec la réalité de l’existence : à la Vaubyessard, « dans les cabinets de restaurants où l’on soupe après minuit… à la clarté des bougies… » (p. 55).
« quant au reste du monde, il était perdu, sans place précise et comme n’existant pas. Plus les choses, d’ailleurs, étaient voisines, plus sa pensée s’en détournait » (p. 50).
Quand les soupers, la danse, et la gaieté ont pris fin, quand ses amant l’ont abandonnée et qu’elle est seule à faire face au « reste du monde », elle est désorientée et se perd dans ce qu’elle trouve être un miasme de médiocrité et de non-existence. Cependant, cette vie — ce monde qu’Emma trouve si vide et si stérile, et dans lequel elle se sent si étouffée et si opprimée, est créé par elle-même. Comme c’est si souvent le cas, elle voit ses propres défauts dans ceux qui l’entourent. C’est parce qu’elle attribue aux autres ses propres défauts, c’est parce qu’elle discerne chez les autres ces impressions qui correspondent à ses propres sentiments que Flaubert, en caractérisant comme perdus ceux qui l’environnent, peut renforcer le ton du roman :
« à travers leurs manières douces, perçait cette brutalité particulière que communique la domination de choses à demi faciles… le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues. (p. 48). »
« Lui aussi, le perruquier, il se lamentait de sa vocation arrêtée, de son avenir perdu, et rêvant quelque boutique dans une grande ville… (p. 60). »
« Il [Charles] se voyait déshonoré, ruiné, perdu ! (p. 172). »
Emma, elle-même, quel que soit le côté vers lequel elle se tourne, se sent perdue. Elle est ou bien perdue dans son univers romantique, du fait qu’elle n’a plus contact avec la réalité, ou bien perdue dans le monde réel du fait qu’elle n’est pas capable d’y trouver une vie heureuse :
« Elle était assise par terre, entre ses genoux, les bandeaux dénoués, le regard perdu, (p. 174). »
« elle vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain, (p. 181). »
« et qu’aucun secours ne vint, qu’aucun soleil ne parut, il fut de tous côtés nuit complète et elle demeura perdue dans un froid horrible qui la traversait, (p. 116). »
Le sens figuré et symbolique des adjectifs précédents contribuent à créer l’atmosphère de l’histoire. Les adjectifs suivants : gros, large, et fin renforcent cette atmosphère. Il n’y a pas de valeur symbolique attachée à ces trois mots ; le sens qui leur est donné par le contexte est surtout littéral. Gros et large, par leurs qualifications concrètes traduisent cette atmosphère lourde et oppressive. Fin établit cette même atmosphère par contraste et ironie.

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L’adjectif GROS caractérise l’objet qu’il modifie de grossier, rude ou épais et s’il s’agit d’une personne, de corpulent, de lourd. Dans les deux cas, il indique un manque de raffinement et représente des qualités qui blessent la sensibilité d’Emma, jeune femme romantique éprise de tout ce qui est délicat et raffiné :
« C’était un gros petit homme le père Rouault de cinquante ans…» (p. 14).
« interrompit l’hôtesse Mme Lefrançois, en haussant ses grosses épaules…» (p. 70).
« Il [Charles] avait sa casquette enfoncée sur les sourcils et ses deux grosses lèvres tremblaient » (p. 95).
Les vêtements que ces braves provinciaux portaient certes, n’étaient pas plus raffinés qu’eux-mêmes :
« Le garçon de la poste… traversait le corridor avec ses gros sabots…» (p. 55).
Le pattern sémantique de LARGE donne l’impression que quelqu’un ou quelque chose manque de raffinement et d’élégance. Étant donné que large est neutre de ton, c’est-à-dire, que ni le sens littéral, ni le sens figuratif n’implique la grossièreté ou le manque de raffinement, il faut croire que ce sens est dérivé d’autres éléments du contexte. Les exemples suivants illustreront ce point :
« Le long des bâtiments s’étendait un large fumier » (p. 13).
« Des taches de graisses et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des petits boutons… (p. 164).
« des pelures d’épiderme larges comme des écus de trois francs…» (p. 25).

Comme nous le voyons, large est employé fréquemment dans un contexte où le nom qu’il modifie exprime un manque de finesse et de délicatesse : « tas de fumier, taches de graisse et de tabac », etc. Il en résulte que large lui-même, par association avec ces noms, devient, à un certain degré, un qualificatif qui marque la grossièreté.
Un adverbe ou une phrase adverbiale, en modifiant large, peut aussi contribuer au ton :
« le petit cheval trottait l’amble dans les brancards qui étaient trop larges pour lui. »(p. 51).
« redingotes à grandes basques flottant au vent… à poches larges comme des sacs. » (p. 25).
C’est donc par association que large acquiert le sens de rudesse. S’il y avait quelque doute quant à l’interprétation de cet adjectif, il semblerait naturel que l’on soit enclin par le pattern préétabli à lui attribuer un sens peu favorable. Il y a des cas, par exemple, où le pattern sémantique préétabli mène le lecteur à conclure que ce qui est large, quoi que ce soit, est un peu trop large :
« La chambre… avait au fond, contre la muraille, un large lit sans rideaux… »(p. 86).
« et son pantalon à larges raies découvrait aux chevilles ses bottines… » (p. 129).
« qui découvraient ses chevilles avec les rubans de ses souliers larges… » (p. 18).
Les souliers, mentionnés dans la citation précédente, appartiennent à la première femme de Charles et tout le monde sait qu’un large soulier de femme manque d’esthétique et sans aucun doute semblerait déprimant à des âmes plus fortes qu’Emma.

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Ce n’est pas sans signification que FIN est un antonyme de gros et de lourd. Par opposition avec fin, ces deux adjectifs et l’atmosphère qu’ils créent, semblent trancher davantage. Ainsi, les traits délicats d’Emma présentent un vif contraste avec ceux des gens qu’elle voit tous les jours :
« Ils [les ongles d’Emma] étaient brillants, fins du bout… » (p. 14).
« Ses cheveux… étaient séparés sur le milieu de la tête par une raie fine…  » (p. 15).
« le bout de sa langue, passant entre ses dents fines, léchait à petits coups… » (p. 21).
Comparez ces traits à ceux déjà mentionnés de Charles : « deux grosses lèvres », de Mme Lefrançois : « ses grosses épaules », et de l’abbé Bournisien avec sa « poitrine large ».
La description du bal à la Vaubyessard représente un mode de vie qu’Emma idéalise :
« Le sucre en poudre même parut plus blanc et plus fin qu’ailleurs. » (p. 46).
« Leurs habits… semblaient d’un drap plus souple, et leurs cheveux… lustrés par des pommades plus fines.  »(p. 46).
Comparez ceci avec le monde où elle vit :
« Il [M. Rouault] aimait le gros cidre, les gigots saignants… » (p. 22).
« Ils [les conviés au mariage] avaient des habits… vestes de gros drap… » (p. 25).
Ailleurs, Flaubert emploie fin ironiquement pour viser au même effet que ci-dessus :
[Charles a fait le projet de faire cadeau à Emma d’une photographie de lui] « c’était une surprise sentimentale qu’il réservait à sa femme, une attention fine… » (p. 109) .

[Ayant été abandonnée par Rodolphe, Emma cherche une consolation dans la religion] « elle se croyait prise par la plus fine mélancolie catholique qu’une âme éthérée pût concevoir » (p. 200).
[Homais a préparé un petit discours pour informer Emma de la mort du père de Charles]  « c’était un chef-d’œuvre de prudence et de transition, de tournures fines et de délicatesse… » (p. 233)

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Les adjectifs-clefs, NU et LONG, ne développent pas de patterns qui établissent une atmosphère particulière et par conséquent ne seront mentionnés que brièvement. Dans tous les exemples, sauf un, nu qualifie des parties du corps. Il est évidemment employé pour faire ressortir la nature sensuelle d’Emma. Flaubert décrit ce qu’Emma voit et éprouve. Sa sensualité la porte à remarquer tout ce qui est nu.
Flaubert semble choisir long pour des raisons prosodiques plutôt que sémantiques préférant le mot pour sa sonorité et la liberté qu’il lui laisse d’arranger le rythme de la phrase.

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Si l’on considère la série d’adjectifs-clefs étudiée plus haut, on peut noter que Flaubert évite l’emploi du symbolisme classique. C’est à partir d’adjectifs qui n’ont habituellement pas de valeur symbolique qu’il établit une certaine forme de symbole. Il ne s’agit pas d’un symbole classique donné a priori à un mot pour transformer le texte où on l’insère, mais du procédé inverse. Chez Flaubert, le sens du mot se charge de valeur symbolique à la suite des divers contextes où il se trouve placé. C’est le pattern (le moule) qui crée le symbole.
Même lorsque les mots que Flaubert emploie ont une valeur symbolique classique, comme dans le cas des couleurs, il ne fait pas appel à ce symbole. Les valeurs symboliques qu’il donne aux couleurs se dégagent toujours du contexte, comme nous le verrons dans les exemples qui suivent.

Robert Allen,
Rutgers University
New-Jersey (U. S. A.).

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(1) Cité par Pierre Monnier, « Flaubert Coloriste », Mercure de France, VCLXIII (décembre, 1921), p. 409.

(2) Nous parlerons ici de trois sortes de fréquence : fréquence normale, fréquence absolue, et fréquence relative.
La fréquence normale représente la moyenne numérique de l’emploi d’un mot. Ceux qui sont cités dans cette étude viennent du French Word Book, éditeur, Geo Vander Beke (New York, 1929), et sont pris dans 88 textes de 13.000 mots chacun, totalisant près de 1.150.000 mots. Les textes datent de la fin du 18e, du 19e, et du début du 20e siècle.
La fréquence absolue représente le nombre de fois qu’un mot a paru dans un texte.
La fréquence relative représente, ici, le chiffre obtenu quand la fréquence absolue est calculée proportionnellement à cent mille mots.

(3) On n’essaie pas de prétendre ici que l’adjectif seul établisse l’atmosphère du roman. Bien entendu, les autres parties du discours y contribuent autant. Et certes, les adjectifs ne contribuent pas tous, ni au même degré, à établir les tons du roman. D’ailleurs dans les études de langue, il ne faut pas s’attendre à trouver une parfaite uniformité.

(4) Le mot «pattern » est un terme linguistique qui a été emprunté par les linguistes français à leurs confrères américains. Il a le sens de « moule » ou de « patron », c’est-à-dire, qu’étant donné des contextes, des conditions ou des environnements (le moule ou patron) qui se ressemblent, si on y place un mot d’une même catégorie, on peut s’attendre à des résultats analogues.

(5) Œuvres Complètes de Gustave Flaubert, Correspondance, Quatrième série (18541861), (Paris, 1927), p. 3.

(6) Les Débuts de Gustave Flaubert et sa technique de la description (Paris, 1962), p. 427. La première phrase est citée du livre d’Albert Thibaudet, Gustave Flaubert, (Paris, Gallimard), 1935, p. 257.

(7) Mimesis (Berne, 1959), p. 456. Traduit de l’allemand : Er erzählt auch sonst nur selten Ereignisse, die die Handlung schnell vorwärtstreiben ; durch lauter Bilder, die das Nichts des gleichgültigen Alltags zu einer lastenden Zuständigkeit des Widerwillens, der Fadheit, der falschen Hoffnungen, lähmenden Enttäuschungen und kläglichen Ängste gestalten, schiebt sich langsam ein graues und beliebiges Menschenschicksal seinem Ende zu.

(8) Nous ferons abstraction, pour le moment, des adjectifs de couleur qui représentent un moyen classique de donner du « ton » au roman et qui forment un ton assez homogène.

(9) Traduit de l’anglais : Madame Bovary is a study of the romantic outlook… the disillusionment which spings from the Clash between the inner dream and an empty hostile universe.

(10) Les exemples tirés de Madame Bovary sont pris des Éditions Garnier Frères de 1961.
Les adjectif-clefs ont été mis en italiques pour permettre au lecteur de suivre plus facilement les patterns sémantiques.

(11) On trouve ces deux mots aux pages suivantes : 50 et 51, 77 et 78, 112 et 113, 141 et 143, 150 et 153, 191 et 192, 233 et 235.