La maison « unmentionnable » de Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1968 – Bulletin n° 33, page 26

 

La maison « unmentionnable » de Flaubert

La publication par l’Académie des Sciences de l’U.R.S.S. de la totalité des œuvres d’Ivan Tourgueniev, ainsi que de sa correspondance restée en partie inédite, permet de résoudre la petite énigme qu’a notée M. Gérard Gailly dans son édition des lettres de Flaubert à Tourgueniev (Editions du Rocher de Monaco, 1946). Voici le passage (page 35). Flaubert écrit à Tourgueniev un mardi de (février-avril 1873) : « Je comptais vous voir dimanche, soit chez moi, soit dans la maison « unmentionnable ». Vous y verrais-je demain soir ? « Et voici la réponse que donne Tourgueniev à cette question, dans une lettre datée du lendemain mercredi matin (Tome X, lettre n° 3060) : « Je vais venir certainement dimanche, peut-être plus tôt — j’irai probablement ce soir chez la p(rince)ss Mathilde. » 

Comme l’indique M. Gérard-Gailly, cette maison « unmentionnable » est bien celle de la princesse Mathilde. Mais, ajoute-t-il  « pourquoi unmentionnable et comment ? Y avait-il  en 1873 quelque convenance pour ne pas avouer qu’on fréquentait encore ce salon impérial ? »

A cette question nous croyons pouvoir répondre en nous référant au tome IX de l’édition russe où sous le n° 2836 on peut lire la lettre suivante de Tourgueniev à Flaubert, restée jusqu’ici inédite et dont l’original se trouve à la bibliothèque Lowenjoul. (La date indiquée est fin février- 21 mars 1872 et les arguments du commentateur sont les suivants : la lettre fut nécessairement écrite après que Flaubert fit la connaissance de la famille Viardot à la fin de février 1872 ; d’autre part, comme Tourgueniev mentionne « jeudi », il ne convient pas de la dater plus tard que le dernier jeudi précédant le 25 mars, jour où Flaubert quitta Paris pour Croisset).

En voici le texte : « Mon vieux Flaubert, j’ai oublié hier de vous prévenir de ne pas dire à ou devant Viardot que j’ai dîné chez la princesse ; il a une grande haine pour l’Empire (je vous dirai pourquoi un jour) et il serait affligé de savoir que je fréquente ses ennemis. Mme V(iardot) sait – elle – où j’ai été. On vous attend ce soir. Il n’y aura personne que moi.

Au revoir.

Jeudi                                                                                       Votre fidèle J. T.

Voici donc résolue cette petite énigme, grâce au trait de caractère de Tourgueniev — sa soumission à la famille Viardot — qui lui valait de la part de Flaubert les qualificatifs de « poire molle » et de « vieux chiffon ».

Florence Branche.