Le senestrochère de Dambreuse

Les Amis de Flaubert – Année 1968 – Bulletin n° 33, page 34

Le senestrochère de Dambreuse

« … Il n’est pas un des acteurs que je ne puisse nommer, je les ai tous connus ou côtoyés, depuis la Maréchale jusqu’à la Vatnaz, depuis Frédéric, qui n’est autre que Gustave Flaubert, jusqu’à Madame Arnoux qui est l’inconnue de Trouville transportée dans un autre milieu… » écrivait, à propos de l’Éducation Sentimentale, Maxime Du Camp, en 1883, dans ses Souvenirs littéraires.

Il n’en fallut pas plus pour que les exégètes recherchent tous les personnages qui étaient cachés sous les noms fictifs du roman. Madame Elisa Schlésinger, cela n’était pas difficile, fut la première identifiée derrière Madame Arnoux. Avec moins de certitude, il est vrai, ils substituèrent au nom de Jacques Arnoux celui de Maurice Schlésinger. Ils s’aperçurent aussi, ce que Maxime Du Camp n’avait pas voulu reconnaître, que si Flaubert était pour une part Frédéric Moreau, lui, Du Camp, y était aussi figuré, surtout dans les amours de Frédéric et de Madame Dambreuse, ainsi que Louis Bouilhet dans quelques traits du héros de l’Éducation Sentimentale. De là, il fut relativement facile de supposer que Madame Dambreuse n’était autre que Madame Delessert, l’amie de Prosper Mérimée et de Maxime Du Camp, et que Baptiste Martinon était Mérimée lui-même.

Enfin, les chercheurs purent ou voulurent prouver que Charles Deslauriers était tantôt Alfred Lepoittevin, tantôt Louis Bouilhet, pour les bons côtés du personnage, mais – ce que c’est que d’avoir une mauvaise réputation -,  encore une fois Maxime Du Camp pour les mauvais.

Hussonnet, le bohème, s’identifia avec Jules Fleury-Husson, dit Champfleury, quoique certains aient voulu que le nom de Husson ait été inspiré à Flaubert par Madame Husson, l’amie de Maxime Du Camp, dit « le mouton ». Hussonnet, pour d’autres, serait une composition de Gustave Claudin, le journaliste rouennais, et de Maxime Du Camp, encore une fois. Gerbal, pion au collège de Rouen, devint Mirbal, pion au collège de Sens, et Félix Tournachon, dit Nadar, devint Pellerin.

Quant à Dussardier, ce serait une lointaine copie de Louis Bouilhet.

Madame Pradier, qui avait donné déjà d’elle-même pour Madame Bovary, donna encore beaucoup pour Rosanette et un peu pour la Vatnaz, qui fut surtout le portrait d’Amélie Bosquet. Louise Roque rappelle un peu Gertrude Collier, et si l’on se souvient que, pour écrire son roman, Flaubert éprouva le besoin de se retremper dans l’atmosphère de Trouville où évoluaient ses fantômes, il passa non loin de la pointe de la Roque et de Saint-Samson de la Roque, dans le Marais Vernier. On peut penser que le nom du père Roque et de sa fille vient de là.

Quant au financier Dambreuse, ce serait Pouyer-Quertier, personnage très en vue à Rouen.

« … M. Dambreuse s’appelait de son vrai nom le comte d’Ambreuse : mais, dès 1825, abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti, il s’était tourné vers l’industrie, et l’oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l’affût des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat, il avait amassé une fortune que l’on disait considérable ; de plus, il était officier de la Légion d’honneur, membre du Conseil général de l’Aube, député, pair de France un de ces jours, complaisant du reste, il fatiguait le ministre de ses demandes continuelles de secours, de croix, de bureaux de tabac ; et, dans ses bouderies contre le pouvoir, il inclinait au centre gauche. Sa femme, la jolie Madame Dambreuse, que citaient les journaux de modes, présidait les assemblées de charité. En cajolant les duchesses, elle apaisait les rancunes du noble faubourg et laissait croire que M. Dambreuse pouvait encore se repentir et rendre des services (1) ».

Pouyer-Quertier, lui, né en 1820, à Etoutteville-en-Caux, dans la Seine Maritime, après trois ans passés en Angleterre pour y étudier à fond les fabriques de cotonnades, à son retour, s’établit à la fois comme peigneur, filateur et tisseur de coton, employant dans ses usines de Seine Maritime et de l’Eure neuf cents ouvriers, ce qui était énorme pour l’époque. En 1847, il créa une boulangerie économique destinée à procurer du pain à dix centimes au-dessous de la taxe pour plus de trois mille personnes. En 1854, élu maire de Fleury-sur-Andelle, il devint aussi conseiller général de l’Eure pour ce canton, se fit élire membre, puis président de la Chambre de Commerce de Rouen. Il devint ensuite administrateur de la succursale de la Banque de France de cette ville, président du Comité de secours pour les ouvriers cotonniers, et entra en 1857 au corps législatif comme député de la première circonscription de la Seine Inférieure. A partir de 1860, il se mêla d’une façon active aux discussions parlementaires et critiqua le régime économique que le gouvernement impérial venait d’inaugurer. Réélu en 1863, il accentua son opposition et se fit le champion des idées protectionnistes.

Tel était Pouyer-Quertier quand Flaubert, en mai 1864, entreprit le plan de son Éducation Sentimentale. Si l’on met de côté les dates qui ne concordent pas, puisqu’en 1825 Pouyer-Quertier n’avait que cinq ans, les destinées des deux hommes peuvent se comparer, mais avec beaucoup plus de puissance et d’élévation dans la réalité que dans la fiction. Cependant, il faut avouer que nombre d’industriels de cette époque eurent une vie publique, presque semblable à celle que Flaubert prête à Dambreuse. Quant à la vie intime, au comportement particulier, aux idées personnelles données à son personnage, Flaubert ne pouvait les prendre chez Pouyer-Quertier. Il ne l’a pas fréquenté, malgré qu’il ait écrit dans sa correspondance : « Quand je pense que mon ami Pouyer-Quertier va revenir au pouvoir »… C’est en dérision, il était bien trop grand bourgeois pour lui.

Flaubert, plus tard, reprendra Pouyer-Quertier, « L’Alcide de du Ruissel » (2) comme modèle pour son Rousselin du Candidat, mais alors « L’hercule de Martainville » (3) sera arrivé au faîte de sa renommée (4).

Les chercheurs en sont restés là ; cependant, on doit bien penser que Dambreuse, personnage assez énigmatique, comme la plupart des personnages flaubertiens, n’est pas lui non plus l’expression d’un modèle unique, mais formé de traits de caractères épars, observés dans son entourage par Flaubert. Ainsi, certains détails de la fin du financier et son enterrement avec le mercantilisme des pompes funèbres peuvent être des ressouvenirs de la mort de son père et de sa sœur Caroline.

Un des traits de caractère particuliers de Dambreuse était qu’il avait abandonné sa noblesse pour se livrer à l’industrie, mais avait conservé toutefois ses armoiries… « de sable au senestrochère d’or, à poing fermé ganté d’argent, avec la couronne de comte, et cette devise : par toutes voies ».

En Normandie, sur son écu, une seule famille noble a un senestrochère. C’est une branche des Bouchard, mais qui semble être éteinte au temps de Flaubert. Quant au dextrochère, trois familles normandes l’ont pris, ce sont les Le Vaillant, dont le château est près d’Étrepagny, et qui ont pour devise : « A cœur vaillant, rien d’impossible », les Cotentin de Tourville, et les Granville, branches qui semblent également éteintes de nos jours. Les dextrochères, et surtout les senestrochères, les uns étant des bras droits et les autres des bras gauches, sont des meubles très rares en France.

Cependant, une branche normande de la famille des De Prévost : les Prévost de Sainte-Hilaire, dont l’écu est d’azur à trois étoiles d’or et au chef de sable, a mis au-dessus comme timbre un dextrochère tenant une épée ayant une étoile d’or en pointe, le tout issant d’une couronne soutenue par deux sirènes. Au-dessous de ces armoiries on lit la devise : « Belle sans blâme plus n’est possible » (5).

Une autre famille aussi, celle des Thomas Waddington, a pris un timbre au-dessus de son écu et peut se lire ainsi : « Dextrochère tenant une hache d’armes de sable à la fleur de lis d’or dans le fer, futé du même, le tout issant d’une couronne de chevalier.

Thomas Waddington avait pour devise : « Redde Suum Cuique » soit : rendons à chacun ce qui lui appartient (6). Très lettré, il avait composé une bibliothèque assez importante pour motiver un ex-libris à ses armes Abandonnant peu à peu sa noblesse et son parti, il s’était tourné vers l’industrie. Il eut certainement, avant l’Éducation Sentimentale, une grande réputation dans le monde industriel rouennais.

Son père William Waddington, sujet anglais, avait épousé la fille unique d’un de ses compatriotes, Henry Sykes, qui était venu s’établir comme joaillier au Palais Royal. La Révolution ayant paralysé le commerce des bijoux, il alla fonder, en 1792, à Saint-Rémy-sur-Avre, une des premières filatures et un des premiers tissages de coton qui aient été établis en France. Ce fut comme l’embryon d’où sortit tout le groupe des usines éparses dans la fraîche vallée de l’Avre. William Waddington, en 1816, pour services rendus à la France, reçut les lettres de grande naturalisation et son fils Thomas, né à Londres le 25 décembre 1792, devenu français lui succéda dès 1818.

L’importante affaire s’accrut alors d’une fonderie de fer, d’une filature à Saint-Léger-du-Bourg-Denis, près de Darnétal, et la fortune ne cessa de s’accroître, concrétisée par les châteaux de Vert-en-Drouais, de Saint-Rémy-sur-Avre, de Saint-Léger-du-Bourg-Denis. Thomas Waddington, dirigeant les usines de Verneuil-sur-Avre et de .Saint-Léger-du-Bourg-Denis vint résider à Rouen de 1837 à 1855, au 40 bis, rue de Crosne-hors-la-ville, puis jusqu’au 5 septembre 1869, date de sa mort, 23, rue du Contrat-Social, partageant son existence entre ses usines et son château de Saint-Léger, et son domicile rouennais, pour avoir, près de la Préfecture, l’oreille dans tous les bureaux (7).

C’est à Rouen que naîtra son fils Richard, le 22 mai 1838, qui eut après 1870 une vie politique et publique très active et importante. Quant à l’autre fils, William-Henri, qui était né en 1826, à Saint-Rémy-sur-Avre, il entra à l’Académie en mai 1865 et, adoptant les idées politiques de son père, se présenta cette même année à la députation comme candidat de l’opposition.

Le comportement de Thomas Waddington eut-il  une influence sur l’élaboration du caractère de Dambreuse ? On peut seulement noter que l’écrivain ne pouvait rien ignorer de l’industriel qui demeurait à quelques pas de l’Hôtel-Dieu de Rouen et juste en face de la maison où vint demeurer Gustave et sa mère, après la mort d’Achille-Cléophas, en 1846. Le dextrochère a pu être connu de lui, comme la devise qu’il a retournée du thème plein de charité en thème égoïste pour les besoins du roman.

L. Andrieu, Conservateur de la Bibliothèque Flaubert, à Croisset.

 

 

(1) Gustave Flaubert — l’Éducation Sentimentale.

(2 et 3)  Corresp. Lettres à la Princesse Mathilde, août 1877 et à Guy de Maupassant — Nov. 1877 — Le Ruissel et Martainville sont des rues et des quartiers populaires de Rouen.

(4) Pour les personnages de l’Éducation Sentimentale, lire : René. Dumesnil — l’Éducation sentimentale de Gustave Haubert — Malfère — les grands événements littéraires — 1936.

(5) Ces renseignements ont été recueillis sur l’ex-libris du capitaine Prévost de St-Hilaire, au 4ème dragon. Chose curieuse, cet ex-libris se trouve dans le livre de Maxime Du Camp : Les six aventures, paru en 1857. Est-ce un hasard ?

(6) L. De la Roque, Devises héraldiques.

(7) Le domicile de prédilection de Thomas était Saint-Léger et c’est dans le cimetière de cette commune qu’il tint à ce que repose sa dépouille mortelle et celle de sa femme.