La fortune de la famille de Flaubert

 Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 35 – Page 21

La fortune de la famille de Flaubert

Extrait de l’article de Jean-Pierre Chaline :
À la recherche de la bourgeoisie rouennaise du XIXe siècle

[…] Les recensements nominatifs du siècle dernier indiquent, à côté des noms, adresses et professions, le nombre de domestiques ; voilà un indice, parmi bien d’autres, qui distinguera la bourgeoisie ; nul doute que celui qui dispose d’un cocher, sans parler du valet ou de la femme de chambre, soit un bourgeois, mais à partir de combien de domestiques le sera-t-on, où fixer le seuil en un temps où la domesticité était très répandue ?

Il faut trouver autre chose. Pour l’historien d’aujourd’hui, les sources essentielles de l’étude de la bourgeoisie sont constituées par les documents notariés et fiscaux.

L’intérêt des minutes notariales est connu ; elles permettent de rencontrer nos bourgeois à deux moments décisifs de leur carrière : le mariage, grâce au contrat qui est de règle à l’époque, et le décès, grâce aux inventaires et partages de successions. Malheureusement, le délai légal de 125 ans en interdit la consultation pour la majeure partie du XIXe siècle.

Restent les documents fiscaux : grâce à eux, on atteindra la bourgeoisie sous l’angle fondamental, celui de l’argent.

Ce sont d’abord les listes censitaires.

Jusqu’à la Révolution de 1848, qui instaura le suffrage universel, l’exercice du droit de vote resta lié à la possession d’une certaine fortune révélée par le paiement de l’impôt ou cens.

La base du cens datait de la Révolution : c’étaient les contributions foncière, mobilière, des portes et fenêtres et la patente ; elles subsisteront, à peu près inchangées, jusqu’en 1914, date à laquelle on les surnommera les « quatre vieilles ».

De 1815 à 1848, un régime électoral censitaire bien précis règne en France : pour voter, il faut payer au moins 300 F d’impôt, chiffre abaissé à 200 F après l’avènement de Louis-Philippe. L’administration dresse donc pour cela des listes d’électeurs, avec nom, profession et cens détaillé ; voilà un bon moyen de découvrir les bourgeois à travers les plus gros contribuables. Quelques chiffres : Rouen comptait, en 1820,  1.047 électeurs ; grâce à l’abaissement du cens, il y en aura 2.743 en 1847, chiffre bien faible en apparence, et pourtant, avec un électeur pour 36 habitants, un des plus élevés de France. À la différence de ce que l’on croit souvent, ces électeurs rouennais n’étaient pas tous, et de loin, de grands bourgeois (il y avait peu de nobles en ville) ; la patente et une large diffusion de l’immeuble, donc de l’impôt foncier, donnaient le droit de vote à une foule de boutiquiers, la plupart payant de 2 à 500 F de cens ; au-dessus s’esquissait une haute bourgeoisie payant 2-3.000 F, et parfois beaucoup plus : un électeur de 1820 est inscrit pour 18.000 F, chiffre énorme pour l’époque. Des bourgeois donc, mais pas tous les bourgeois ; en l’absence de tout impôt sur les traitements et revenus mobiliers, les fonctionnaires, avocats, ou médecins atteignaient difficilement le seuil électoral s’ils n’étaient en même temps propriétaires fonciers.

C’est ainsi que le docteur Pouchet, fort célèbre plus tard pour sa querelle avec Pasteur, sur la génération spontanée, n’atteignait pas les 200 F. Et si le docteur Achille Flaubert, frère de Gustave, le dépassait, c’était uniquement pour des biens fonciers de Croisset ; sans eux, il n’eût pas été électeur, son traitement de chirurgien n’étant pas imposé.

Le cens donnera donc une idée de la bourgeoisie rouennaise par le biais de ses contributions, mais ces quelques exemples montrent les limites d’une source qui, de toutes manières, s’arrête à 1848.

L’autre source fiscale, bien plus riche, mais aussi plus austère et plus difficile à utiliser, est constituée par les déclarations de mutation par décès faites à l’Enregistrement (6).

Toute personne non indigente qui meurt dans la ville doit faire l’objet d’une déclaration ; en fait, dans la ville bourgeoise opulente qu’est Rouen au XIXe siècle, la proportion des déclarations de succession ne dépasse pas 30 % des défunts majeurs, sans compter donc l’énorme mortalité infantile ni les autres défunts mineurs qui, en général, n’avaient aucun bien à déclarer. Autrement dit, 70 % au moins des adultes meurent, à Rouen, dans un dénuement total ou au moins suffisant pour que leurs héritiers puissent dissimuler le peu qu’ils laissent. Encore les 25 ou 30 % de défunts avec déclaration ne sont-ils pas tous des bourgeois : un tiers environ sont des domestiques, des ouvriers, de tout petits employés. Même en tenant compte d’une mortalité bien plus forte dans les couches populaires, on voit que la bourgeoisie rouennaise forme une catégorie tout à la fois dominante et très minoritaire.

La famille de Flaubert

L’apport de l’Enregistrement est considérable : chaque année, on a une moyenne de 1.000 déclarations donnant chacune une foule de détails sur le défunt et sa fortune. Bien sûr, la fraude existe, mais on peut la considérer comme une constante, et ce qui importe est moins de connaître le montant exact d’une fortune que de pouvoir comparer des groupes ou des périodes. Or, les déclarations de successions combinent les avantages de la monographie individuelle et de l’étude statistique, puisqu’elles fournissent beaucoup de détails sur chaque cas, et qu’il y a un grand nombre de cas. Grâce à l’Enregistrement, on pourra dresser une sorte de pyramide des fortunes rouennaises déclarées en telle année, sur laquelle on situera facilement telle personne connue.

Voici, par exemple, Achille, Cléophas Flaubert, père de l’écrivain ; comme il est mort en 1846, nous pouvons citer sa déclaration de succession, qui est du 4 juillet.

Elle nous apprend que le défunt était l’époux d’Anne, Justine Fleuriot, qu’il était docteur en médecine, chirurgien-chef à l’Hôtel-Dieu et chevalier de la Légion d’Honneur ; son domicile était 33, rue Lecat. Il laisse trois enfants : Achille qui lui succède à l’Hôtel-Dieu ; Gustave, « propriétaire vivant de son revenu », et Caroline, épouse Hamard. On nous précise encore qu’il s’était marié en 1812, et que les apports des futurs s’élevaient à 15.000 F.

Suit l’inventaire de la fortune, qui atteint 215.029 F pour les valeurs mobilières. La déclaration ne concerne que les biens à Rouen, mais l’on sait par la liste électorale censitaire de 1846, que le docteur payait pour près de 2 000 F d’impôt foncier, en Normandie, et surtout dans l’Aube ; c’était donc avant tout un grand propriétaire, et sa fortune totale devait avoisiner le demi-million.

Ces chiffres n’ont d’intérêt que si l’on peut les reporter à la pyramide générale des fortunes déclarées en 1846 (cf. figure) ; on voit alors que le docteur était l’un des plus riches Rouennais, et la comparaison avec les apports au mariage, fort modestes, donne une idée de son ascension.

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Jean-Pierre Chaline
À la recherche de la bourgeoisie rouennaise du XIXe siècle