Gustave Flaubert et la critique russe de 1870

Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 35 – Page 30

 

Gustave Flaubert et la critique russe de 1870

La « première rencontre » des lecteurs russes avec Flaubert eut lieu, comme on sait, en 1858, quand parut Madame Bovary. Cependant, le roman n’eut pas le succès souhaité, il ne provoqua pas d’écho dans la critique russe de l’époque. Seul, Ivan Tourguénieff, dans son avant-propos à l’édition russe de Forces perdues de Maxime Ducamp (1868) attira l’attention de ses compatriotes sur Flaubert, caractérisant ce roman comme « un des plus en vue de la nouvelle école française ». Mais ces paroles, soit dit en passant, ne purent changer l’état des choses. Elles ne changèrent guère après la parution de la traduction russe de Salammbô (1868).

La position de la critique russe vis-à-vis de Flaubert ne commença vraiment à se modifier qu’après la parution en russe de L’Éducation sentimentale (1870). D’ailleurs ce changement d’opinion n’était pas encore unanime. Parmi les critiques des pays démocratiques, le roman n’éveillait que peu d’enthousiasme. Ne refusant pas à Flaubert « une certaine puissance d’observation » (1) et même « une parfaite connaissance des mœurs de toute la société parisienne » (2), ils n’en classaient pas moins l’Éducation sentimentale dans la catégorie des « lectures légères ».

La majorité des journaux, cependant, accueillirent le roman avec sympathie. Même la slavophile Zaria (3), qui considérait généralement la littérature française contemporaine comme « immorale et exaspérante », apprécia hautement le réalisme de Flaubert en tant que « sans indulgence », « solide », sobre et « objectif » (4).

Polémiquant avec Edmond Scherer, Alexis Souvorine répliquait catégoriquement aux partisans de Flaubert, accusant ce dernier « d’indifférence » et de « cynisme » (5) Tout ce que Flaubert écrit, protestait Souvorine, est soit exagéré, soit injuste. L’objectivité de l’artiste passe facilement pour de l’indifférence et sa vision hautaine de la réalité pour du cynisme. L’artiste mérite des reproches quand, par son appréciation bornée des choses, il dénigre ses propres personnages, mais il garde toute sa valeur quand il s’agit de dépeindre les tableaux réels de la vie (6). Son défaut, insistait-il plus loin, est de glisser sur la surface des choses sans les approfondir, analysant sans indulgence même ce qui paraît à première vue le plus attirant (7).

C’est une opinion presque identique qu’affichait Hermann Laroche dans ses écrits (publiés sous le pseudonyme de « Lev Mélioubov »), mais son argumentation était plus nuancée et plus convaincante. Il opposait le « réalisme sans indulgence » et « l’objectivité de Flaubert » au roman français tendancieux et personnel, représenté principalement par les œuvres de Victor Hugo, Alexandre Dumas père et Eugène Sue. Dans les ouvrages de ces derniers, il semblait que le raffinement consistât dans cette propre rhétorique dont se moquaient si cruellement les romantiques français quand il s’agissait des œuvres de leurs ancêtres. Le « pathos » et les passions s’y perdaient dans de belles phrases vides et les rêveries d une imagination déchaînée n’excluaient pas la froideur des sentiments et l’effet théâtral (8).

Pour le lecteur russe, continuait Laroche, le « roman à thèse » (9) français a depuis longtemps perdu tout son attrait : tous les personnages se ressemblent car chacun d’eux est d’un « moralisme froid » (10). Entretemps, le sujet se développe à l’intérieur de l’œuvre, il s’y fait sentir dans toutes ses parties, il est partout dans une représentation vivante, véridique, précise et largement captivante de la réalité (11).

C’est bien ainsi, pour l’opinion de la critique, que Flaubert décrit la réalité. Il n’impose pas au lecteur ses propres sympathies ou antipathies, le thème de ses romans reste secret, il ne « saute pas aux yeux », on le trouve « là où se meuvent ses personnages, dans l’action, dans les tourments de la vie » (12). L’art de Flaubert rappelle en partie la manière de Balzac, mais on n’y retrouve pas les « exagérations monstrueuses », « les situations épouvantables » et les « effets galvanisateurs » qui sont le propre des œuvres de l’auteur de la Comédie humaine. L’art de Flaubert est toujours irréprochable, naturel et impartial.

Par ailleurs, dans aucun de ces articles il n’était question que les principes esthétiques de l’auteur de l’Éducation sentimentale eussent une influence en Russie. Combattre pour Flaubert signifiait en ce temps combattre pour la vérité, pour l’authenticité dans l’art, pour la victoire sur les courants littéraires officiels russes de l’époque, pour le triomphe de l’art « contemporain ».

Pierre Zaborov, Institut de littérature russe (Maison Pouchkine) Léningrad.

(1) Délo (l’Œuvre), 1870, n° 7, p. 102.

(2) Otetchestvennie Zapiski, (Les Annales de la Patrie), 1870, n° 8, p. 295.

(3) Salvophile désignait alors les opposants aux idées occidentales (N. du tr.).

(4) Zaria, (LAurore), 1870, n° 7, p. 122.

(5) G. Flaubert, (L’Éducation sentimentale), Paris 1923, p. 695-697.

(6) Vestnik Evropy (Le Messager de l’Europe), 1870, n° 1, p. 273.

(7) Ibid. p. 274.

(8) Russky Vestnik (Le Messager Russe), août 1870, p. 641.

(9) En français dans le texte..

(10) Russky Vesnik, août 1870, p. 672.

(11) Ibid.

(12) Ibid. p. 673.