Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 35 – Page 39

Voltaire à Canteleu

Quand Voltaire exilé revint d’Angleterre en France en 1728, son exil ne prenait pas fin pour autant : le ministère lui assigna Saint-Germain-en-Laye comme résidence obligatoire. Là, du moins, on put lui communiquer les documents nécessaires pour écrire son Histoire de Charles XII. Il obtint même une « approbation ». Le volume fut tiré à deux mille six cents exemplaires ; mais, avant la mise en vente, il fut saisi, parce qu’on s’avisa qu’il pourrait déplaire au roi régent de Pologne ; et personne n’a jamais vu un seul exemplaire de cette édition-là.

Alors Voltaire se tourna secrètement vers la Normandie. Son ancien et cher camarade de collège, Cideville, conseiller au parlement de Rouen, se chargea de lui procurer un éditeur rouennais clandestin, et de lui obtenir la cécité bienveillante du premier président, M. Camus de Pont-Carré. Ces prémisses étant secrètement établies, Voltaire clama aux quatre échos qu’il préférait reprendre le chemin de l’exil et qu’il rentrait en Angleterre pour une durée de cinq mois. Il partit ostensiblement en mars 1731, et il arriva… au village secret de Canteleu. Lequel ?

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Il existe trois Canteleu en Normandie, tous trois dans le département de la Seine-Maritime. Le plus petit, hameau d’une trentaine d’habitants, est rattaché à la commune de Notre-Dame-de-Gravenchon, près de Lillebonne. Le second Canteleu, environ cinquante habitants, appartient à la commune de Luneray, qui est sur la ligne Dieppe-Fécamp, fort loin de Rouen. Le troisième Canteleu, grosse commune et non plus hameau chétif, est celui de Voltaire, incontestablement, à savoir celui de Gustave Flaubert.

Voltaire ne venait point en ces lieux pour la première fois. Une excellente et accueillante amie, Mme de Bernières, résidait depuis de nombreuses années au château de la Rivière-Bourdet, qui est assez proche, sur la paroisse de Quevillon. Bien avant son exil anglais, Voltaire avait été son hôte à diverses reprises, ainsi que plusieurs de ses amis comme Thiériot et l’abbé d’Amfreville. Aujourd’hui, s’il n’était plus cet hôte parce qu’on l’eût trop aisément débusqué dans ce château trop ouvert, du moins y poussait-il ses promenades dissimulées. Mais son refuge était Canteleu. Nous disons Canteleu, les dates ne se prêtant pas à une présence dans Croisset même ; et il a dû se loger dans une discrète maison confortable du plateau.

La maison de Croisset avait été achetée par les moines de l’abbaye bénédictine de Saint-Ouen, de Rouen. C’était leur maison de campagne. Ils ne l’ont d’ailleurs gardée que sept ans. Une tradition, connue de Flaubert, voulait même que l’abbé Prévost, devenu un temps moine bénédictin de cette abbaye, ait écrit à Croisset Manon Lescaut. C’est possible, mais à une époque où Croisset n’appartenait déjà plus à Saint-Ouen. De toute façon, René Dumesnil a pu dire : « Il y a des lieux où souffle l’esprit ». Avec quelle force plus grande eût-il pu le dire s’il avait connu la présence de Voltaire à Canteleu !

De mars à juin 1731, Voltaire y écrivit Ériphyle, sa tragédie la mort de Pompée, et mit la dernière main à son Histoire de Charles XII, qui dut paraître grâce aux soins de l’ami Cideville.

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Certain jour de juillet 1852, Flaubert écrivait de Croisset à Louise Colet : « Je lis maintenant le soir, dans mon lit, l’Histoire de Charles XII, du sieur Voltaire. C’est corsé. Voilà de la narration au moins ». Et ce disant, il ignorait que l’Histoire de Charles XII avait été probablement achevée et parfaite dans son propre village. « Il y a des lieux où souffle l’esprit ».

Gérard-Gailly.