Du nouveau sur la Maison de la Turque

Les Amis de Flaubert – Année 1969 – Bulletin n° 35 – Page 43

 

Du nouveau sur la Maison de la Turque

En cette année du centenaire de l’Éducation Sentimentale, une redécouverte de ses lieux essentiels n’est peut-être pas inutile. On sait la place que tient Nogent-sur-Seine dans le roman. J’ai essayé de la dégager dans un article de ce Bulletin, en mai 1966. Je n’aurais pas repris ce thème si des précisions ne m’avaient été fournies concernant la Maison de la Turque. Il y a trois ans, j’affirmais, avec les restrictions d’usage, que Flaubert avait décrit une maison très ancienne du quartier de la Pêcherie, qu’il avait légèrement déplacée pour brouiller les cartes. Cette maison, tassée sur ses croisillons de bois au-dessus d’un étroit passage, si elle satisfaisait l’imagination, laissait planer un doute : rien, en effet, dans l’histoire de Nogent, n’indiquait là une ancienne maison de rendez-vous.

Une lettre est venue confirmer mes doutes… en éclairant ma lanterne. Elle émanait d’une vieille Nogentaise, ex-propriétaire de l’actuelle « Auberge du Bon Roy Henri », restaurant renommé situé précisément dans ce quartier de !a Pêcherie. Selon cette dame, l’auberge est la Maison de la Turque. En effet, après examen, son histoire et son emplacement coïncident exactement avec ce qu’en dit Flaubert.

Son ancienneté, d’abord. La maison a quatre siècles. On distingue encore, donnant sur la rue de la Pêcherie, le portail muré de la chapelle Saint-Vinebaut, qui date du début du 16e siècle. Le bâtiment actuel est l’ancien presbytère, devenu ensuite fabrique de corsets, puis maison de jeux et maison de rendez-vous. Cela, l’ancienne propriétaire l’affirme. L’actuelle salle de restaurant était un billard « où l’on voyait encore, m’écrit-elle, la marque des pieds ».

Considérons son emplacement et souvenons-nous du roman : « Cependant, à vingt toises des ponts, une lumière brillait dans la lucarne d’une maison basse ». Cette lucarne existe réellement : c’est une petite fenêtre d’environ 1 m de large sur 0 m 70 de haut, seule ouverture visible des ponts (ces ponts où précisément se trouvent Frédéric et Deslauriers). Ma correspondante est persuadée de l’existence de la Turque et regrette d’avoir brûlé les actes de vente des propriétaires successifs. Sous cette fenêtre, écrit-elle, se trouvait un grand évier de grès. Dans cette pièce mal carrelée, était une très grande cheminée Louis XVI en pierre. Je pense que ce pouvait être la cuisine de la Turque et qu’elle s’y tenait souvent ».

Un seul détail ne coïncide pas avec la description de Flaubert : celui-ci parle de « maison basse » et la lucarne se trouve au premier étage. Mais, outre que les ponts dominent tout le paysage environnant, l’écrivain a peut-être voulu insister sur le caractère louche, dissimulé, de l’endroit.

Enfin, et cette précision a son importance, la maison donne sur une ruelle très sombre, par une porte dérobée, qui est encore visible, bien que murée. Cette porte nous livre le secret d’une des dernières phrases du livre : Frédéric et Deslauriers « se glissèrent chez la Turque ». Il fallait, en effet, non seulement emprunter l’étroite rue de la Pêcherie, mais encore se faufiler dans la ruelle obscure pour monter discrètement chez la Turque.

Il apparaît donc que l’actuelle « Auberge du Bon Roy Henry » a été, il y a cent ans, le modèle de Flaubert. Malheureusement, son aspect n’évoque plus guère celui d’antan. Les façades, qui étaient à pans de bois et torchis, ont dû être consolidées ; on a crépi la maison.

D’une façon plus générale, il en est de même du Nogent de Flaubert : la place d’Armes a perdu ses marronniers et voit surgir actuellement un Hôtel des Postes et une Maison des Jeunes. La maison des cousins de Flaubert a été rachetée par une banque : les buis centenaires du jardin ont été arrachés ; l’aspect général de la maison, cependant, demeure, après la restauration de l’édifice. Le passé, peu à peu, cède la place.

C. Chevreuil.