Flaubert et Tourgueniev : une amitié

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 36 – Page 21

 

Flaubert et Tourgueniev

(Une amitié)

Il y a déjà longtemps, nous avons écrit de Flaubert ravagé d’amour dès l’âge de quatorze ans et demi, pour une femme inaccessible et mystérieuse qui d’ailleurs l’aima en l’écartant toujours, sauf peut-être une heure à l’âge des cheveux blancs, et qui sera l’héroïne de trois de ses livres : les Mémoires d’un fou, composées de seize à dix-sept ans, la première Éducation sentimentale, composée à vingt-deux et vingt-trois ans, et la seconde Éducation sentimentale, chef-d’œuvre de sa maturité.

Aujourd’hui nous parlerons de Flaubert ami, c’est-à-dire encore aimant. L’amour peut être la solitude, le monologue intérieur, sans qu’il soit besoin d’une réponse. On connaît le mot de Goethe : « Je t’aime. Est-ce que cela te regarde ? »

L’amitié exige le dialogue et les deux présences. Cette deuxième voix sera, en l’occurrence, celle du grand écrivain russe Ivan Tourgueniev. Flaubert eut d’autres amis très chers, dont nous parlerons. Si nous avons choisi le grand Russe de préférence aux autres, c’est par le bonheur d’une précieuse découverte : j’ai trouvé, Il y a déjà une vingtaine d’années, cent-vingt lettres inédites de Flaubert à Tourgueniev. Jointes aux huit qui avaient déjà été publiées, elles rassemblent à peu près tout ce que Flaubert adressa à son ami. D’autre part, Halpérine-Kaminski nous a antérieurement révélé environ quatre-vingt réponses de Tourgueniev. Nous avons désormais le dialogue presque entier.

II convient de présenter les personnages, issus d’horizons fort éloignés l’un de l’autre. Nous connaissons tous le premier. Flaubert naquit en décembre 1821, à Rouen, dans les locaux de l’Hôtel-Dieu, dont son père était le chirurgien en chef. Dès l’âge de dix ans, il écrivit, et la liste de ses juvenilia est impressionnante. Novembre, qu’il composa à dix-neuf ans, est presque une œuvre de maître.

On l’ignorait autour de lui. Son frère aîné, Achille, étudiait la médecine et succéderait à son père. Lui, le cadet, ne manifestait aucun goût, disons même aucune docilité, qui pût l’introduire dans une carrière quelconque. Allait-il être le raté de la famille ? On décida autoritairement qu’il ferait le droit. II vint à Paris, et il y rugit deux ans, sans aboutir à rien.

Une nuit de janvier 1844, le jeune colosse faisait route en carriole avec son frère Achille, de Pont-l’Évêque à Honfleur, iI s’abattit, comme « emporté par un torrent de flammes ». Pendant dix minutes, son frère le crut mort : il le saigna, et Gustave Flaubert se réveilla couvert de sang.

On a cru à l’épilepsie. L’épilepsie ne se déclare pas à vingt-deux ans, mais au début de l’adolescence. Ce fut une congestion cérébrale, une manière d’apoplexie, qui fut suivie pendant des mois et des années, avec des rémissions de plus en plus longues de crises nerveuses épileptiformes, où le patient conservait toujours une entière conscience.

C’en était fini des études de droit, et « de toute existence sociale ». « Ma vie active, dira-t-il, passionnée, émue, pleine de soubresauts opposés et de sensations multiples, a fini à vingt-deux ans ». La littérature va hériter de tout ce que la vie normale doit abandonner.

Avant cette grande crise, Flaubert avait commencé la première Éducation sentimentale. II la termina dès qu’il put se remettre à sa table de travail. Vint ensuite la Tentation de Saint-Antoine, qui aura été l’œuvre de toute sa vie. II l’écrivit trois fois, et ne s’en débarrassera qu’après trente ans d’obsession, ou presque, lorsqu’il publiera la troisième version en 1874.

La première est d’une abondance extrême et d’un lyrisme éperdu. Son auteur la lut à ses amis Bouilhet et du Camp, qui prononcèrent : « Nous pensons qu’il faut jeter cela au feu et n’en jamais reparler ». Flaubert bondit et jeta un cri d’horreur.

Une longue discussion s’engagea, au terme de laquelle les deux censeurs avaient persuadé Flaubert de traiter un sujet où le lyrisme serait ridiculisé. Bouilhet dit : « Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire lamentable de Delamare ? ». Ce Delamare était un pauvre officier de santé, ancien élève du père Flaubert, marié en secondes noces à une jolie femme, qui… N’a-t-on pas entendu qu’il s’agissait de Madame Bovary ?

Ce fut pendant l’automne de 1851, au retour d’un long voyage en Égypte, en Palestine et en Grèce, que Flaubert commença le célèbre roman. Il s’y met comme à un pensum. À ses yeux, c’est encore un travail d’apprenti, au terme duquel il espère qu’il aura enfin conquis la maîtrise nécessaire pour aborder une œuvre véritable.

Il a trente ans. De ce jour, et pour toujours, il est devenu l’ermite de Croisset. Et comme Croisset est devenu pour nous un lieu saint, comme nous verrons Tourgueniev y venir bien des fois, accordons-nous d’y faire en pensée un bref pèlerinage.

Croisset est un quartier près du village de Canteleu, à quelques kilomètres en aval de Rouen. La propriété était en bordure de la Seine. Elle aurait dû devenir un musée Gustave Flaubert, et elle n’a pas survécu à son occupant, alors que sur l’autre rive du fleuve, à Petit-Couronne, subsiste après trois siècles la maison de campagne du grand Corneille, devenue musée. Croisset a été vendu après la mort de Flaubert, par sa nièce, et la maison aussitôt rasée. En juin 1944, dit-on, une bombe d’avion, tombée à l’endroit où elle s’élevait, la détruisit une seconde fois, virtuellement. De tout ce qui abrita les jours et les travaux de Flaubert, il ne reste qu’un tout petit pavillon de style XVIIIe siècle, isolé au bout de l’ancien parc.

Madame Bovary. Cinq ans d’un labeur acharné, que nous pouvons suivre dans les lettres que le solitaire envoyait à Louise Colet. Le pensum, le travail de l’apprenti, devenait œuvre de maîtrise à mesure qu’il avançait, et le devenait au sentiment même de son auteur. Révélation prochaine d’où allait sortir tout le roman moderne.

On sait l’émotion que l’œuvre suscita dès sa publication dans la Revue de Paris, l’alarme des pouvoirs publics, les poursuites judiciaires déclenchées contre ce nouveau venu qui attentait aux bonnes mœurs et à la morale. Flaubert dut s’asseoir en janvier 1857, sur le banc des escrocs et des souteneurs, et il ne fut acquitté que de justesse, avec des « attendu » presque Injurieux.

Cinq nouvelles années d’un travail inouï, et ce fut Salammbô : roman carthaginois dont l’action se déroule environ deux cent cinquante ans avant Jésus-Christ. Roman réaliste, obéissant à la même poétique que le précédent, malgré l’abîme qui sépare les sujets, les lieux, les mœurs. Il obtint un succès considérable, de meilleur aloi que Madame Bovary, effaçant même, dans l’esprit de beaucoup, la réputation d’auteur suspect qui demeurait attachée au nom de Flaubert depuis son début.

Nous voici parvenu en 1863. Flaubert est dans sa quarante-deuxième année. C’est ici que nous l’abandonnerons pour aller chercher au fond de la Scythie, comme lui-même l’eût dit, un autre grand homme.

Ivan Serguevitch Tourgueniev est né en 1818, trois ans avant Flaubert, dans le gouvernement d’Orel.

Son père, très grand, blond, les traits fins, des yeux où flottait le regard bleu et énigmatique de la Roussalka, l’ondine slave, était un officier de cuirassiers, quasi ruiné, qui comptait plusieurs littérateurs dans son ascendance immédiate.

Sa mère, de peau noire, le nez bleu, de taille disgracieuse, avait apporté de grands biens, le vaste domaine de Spasskoïé-Selo, avec vingt villages et cinq mille paysans : nous sommes encore au temps des serfs.

Femme terrible, acariâtre, tyrannique, de qui la famille a mérité qu’on prononçât à son sujet le nom des Borgia. Sans aller elle-même jusqu’à l’assassinat, elle faisait, par exemple, déporter en Sibérie deux jeunes paysans qui avaient omis de s’incliner devant elle dans les jardins de Spasskoïé. Elle maniait le knout avec vigueur, et jamais garçons ne furent plus régulièrement fouettés qu’Ivan Tourgueniev et son frère.

Notre Ivan Tourgueniev tiendra de son père, et non de sa mère. Une taille gigantesque, qui dépassait le mètre quatre-vingt-dix, des cheveux blonds, des traits fins, et des yeux de roussalka. Ajoutons : une volonté faible.

Ses primes années furent entourées de « fraülein », de « misses », de « mademoiselle », puis de précepteurs allemands et français. Aussi connaîtra-t-il les langues occidentales, surtout le français, presque aussi bien que la sienne propre. Le français était d’usage courant à Spasskoïé-Selo. Mari et femme ne se servaient que de notre langue jusque dans leurs querelles conjugales qui étaient fréquentes.

Lorsque Tourgueniev, adolescent, commença d’écrire, la poésie l’attira d’abord, comme il est naturel ; et sa terrible mère y consentit, à condition qu’il composât ses vers en français. En revanche, Serge Tourgueniev, le père, rompant avec les traditions de son milieu, blâma son fils de n’employer que notre langue, ou l’allemande, dans les lettres qu’il lui adressait : « Pourquoi, lui dit-il, méprisez-vous votre langue maternelle ? »… Bien savoir, non seulement parler, mais écrire une lettre en russe, c’est indispensable. Pour y arriver, vous pourriez m’écrire vos journaux de la façon suivante : le lundi en français, le mardi en allemand, le mercredi en russe, et ainsi de suite… ».

Langue française, lettres et pensée française, avec tout le libéralisme qu’elles comportent, voilà ce qu’il convenait de signaler au départ, et qui explique — du moins partiellement — le plain-pied où Flaubert et Tourgueniev se trouveront un jour vis-à-vis l’un de l’autre. Cependant, il faut ajouter, pour notre chagrin que Tourgueniev fut gallophobe, jusqu’à un âge avancé.

Comment fut-il amené à vivre en France ? Où il fit son premier séjour dès sa vingt-sixième année ? Amour, quand tu nous tiens… Il avait étudié à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, puis en Allemagne où Hegel régnait. Revenu à Saint-Pétersbourg, il assista, en 1843, à des représentations de l’opéra italien ; il entendit la jeune et admirable cantatrice Pauline Viardot, sœur cadette de la Malibran, il lui fut présenté, et il l’aima pendant quarante ans.

Dès l’année suivante, il séjournait déjà chez elle et son mari, au château de Courtavenel, qui est dans la Brie. Et il prit un logement à Paris, près du Palais-Royal. C’est à Paris qu’il écrivit la plupart des textes qui formeront le recueil des Récits d’un chasseur.

Les Récits d’un chasseur eurent un retentissement considérable. On y a vu une action directe contre le servage en Russie, comme devait être la Case de l’oncle Tom de Beecher-Stowe contre l’esclavage des Noirs aux États-Unis. En vérité, Tourgueniev n’y a visé ni au combat ni au pamphlet. Sept ou huit récits seulement sur vingt-cinq, nous content simplement, objectivement, la vie des serfs.

II est vrai aussi qu’une grande pitié, un sous-entendu de réclamation sociale animent ces pages ; et son livre fut considéré en Russie comme ayant aidé à l’affranchissement des serfs. Le tsar Alexandre II, qu’on surnomma le libérateur, aurait avoué un jour : « Les Récits d‘un chasseur ont été pour beaucoup dans ma résolution ».

Nous n’en sommes pas encore là. Il s’en faut d’une dizaine d’années ; et le terrible autocrate Nicolas 1er règne toujours sur l’immense empire.

Tourgueniev y était retourné en 1850. Il ne se doutait pas qu’il ne pourrait rejoindre Pauline Viardot avant des années. Lorsque Gogol mourut, il publia sur lui un article trop élogieux, qui lui valut d’être mis en prison. Lorsqu’il en put sortir, ce fut avec l’ordre de se tenir exilé dans son domaine de Spasskoïé-Selo. Sur quoi survint la guerre de Crimée.

Il ne réapparaît en France qu’à la fin de 1856, chez les Viardot, va et vient, à Genève, à Rome, à Soden, dans l’île de Wight, menant une vie de tzigane, pour revenir toujours à Paris, malgré sa haine de ce qui est français, dit-il, mais où sont ses amours. Il se moque, dans ses lettres à ses amis russes, de la lyre grinçante de Hugo, des gloussements de Lamartine, du faux réalisme de Balzac, du radotage de George Sand, bref de tout ce qu’il appelle notre « graillon littéraire ». Mais en 1857, il découvre une œuvre qui fait tomber ses épithètes méprisantes, un roman le plus beau qui soit, le seul roman français qui compte et qui de longtemps comptera à ses yeux : Madame Bovary.

Lui-même avait publié, entre autres, Roudine, un chef-d’œuvre, Un nid de gentilshommes, enfin Pères et enfants qui retrace la lutte de deux générations et où fut lancé le mot nouveau de « nihiliste ». Or Pères et enfants vaudront à Tourgueniev, en Russie, autant d’attaques et de désaffection que les Récits d’un chasseur lui avaient valu d’éloges.

Nous arrivons ainsi au début de 1863, où Tourgueniev touche à sa quarante-cinquième année, et où nous avions laissé Flaubert aussitôt après la publication de Salammbô.

Les deux géants se rencontrèrent pour la première fois le 23 février 1863 au dîner Magny, dîner ainsi appelé du nom du restaurateur Magny chez qui on le servait. Ce dîner célèbre, bimensuel, avait été fondé un peu auparavant par Sainte-Beuve, Edmond et Jules de Goncourt, Gavarni et quelques autres.

Certes Flaubert et Tourgueniev se connaissaient déjà par leurs œuvres. Je crois toutefois que Tourgueniev connaissait beaucoup plus celles de Flaubert que Flaubert celles de Tourgueniev. Et il peut se faire que l’admiration et la sympathie vouées à un auteur ne s’étendent pas à l’homme. Ce ne fut point le cas ici. La sympathie humaine fut immédiate entre les deux auteurs. Elle ne se contentera pas des hasards et des réunions littéraires pour se manifester. Dès la huitaine un commencement de lettres s’instaure entre eux, qui durera jusqu’à la mort de Flaubert.

Il n’est que de les suivre sur cette route, en leur cédant souvent la parole.

Ce fut Tourgueniev qui ouvrit le dialogue. Il envoya deux de ses volumes, envoi sans doute promis lors du fameux dîner, et comprenant : 1° la seconde série des Scènes de la vie russe, parue chez Hachette cinq ans plus tôt, 2° Dimitri Roudine, recueil de nouvelles, paru l’année précédente. Une lettre y était jointe, qui invitait Flaubert à une soirée chez son nouveau correspondant : « Nous avons quelques amis, entre autres Mme Viardot qui est désireuse de faire votre connaissance. Ce serait une façon de diminuer quelque peu le regret que j’éprouve de vous avoir rencontré si tard dans la vie ».

« regret que j’éprouve de vous avoir rencontré si tard dans la vie. » Rien ne peut mieux indiquer le charme tout de suite subi, ni mieux insinuer l’espérance d’un avenir amical.

Flaubert ne put se rendre à cette soirée, sans doute déjà pris dans ses bagages ou déjà parti ; et c’est de Croisset qu’il adressa cette réponse, cette toute première lettre au futur ami, demeurée jusqu’ici inconnue :

« Cher monsieur Tourgueniev,

« Comme je suis reconnaissant du cadeau que vous m’avez fait !…. Depuis longtemps, vous êtes un maître pour moi. Mais plus je vous étudie et plus votre talent me tient en ébahissement. J’admire cette manière à la fois véhémente et contenue, cette sympathie qui descend jusqu’aux êtres les plus infimes et donne une pensée aux paysages. On voit et on rêve.

« De même que quand je lis Don Quichotte, je voudrais aller à cheval sur une route blanche de poussière et manger des olives et des oignons crus à l’ombre d’un rocher.  Vos Scènes de la vie russe me donnent envie d’être secoué en télègue au milieu des champs couverts de neige, en entendant des loups aboyer. Il s’exhale de vos œuvres un parfum âcre et doux, une tristesse charmante, qui me pénètre jusqu’au fond de l’âme.

« Quel art vous avez ! Quel mélange d’attendrissement, d’ironie, d’observation et de couleur ! Et comme tout cela est combiné ! Comme vous amenez vos effets ! Quelle sûreté de main !

« Tout en étant particulier, vous êtes général. Que de choses senties par moi, éprouvées, n’ai-je pas retrouvées chez vous ? (Suivent quelques exemples tirés de quelques nouvelles). Mais ce qu’on n’a pas assez loué en vous, c’est le cours, c’est-à-dire une émotion permanente, je ne sais quelle sensibilité profonde et cachée ».

Ces lignes ne définissent pas seulement Tourgueniev ; elles définissent aussi Flaubert et son art, surtout ceci : « Tout en étant particulier, vous êtes général », qui est la définition même du type classique. N’est-ce pas le cas pour Mme Bovary, pour le pharmacien Homais, individus que l’on connaît distincts de tous les autres hommes, jusqu’à être hallucinants, et en même temps types généraux.

Tourgueniev, fier de tels éloges, envoya aussitôt un troisième recueil : « Nouvelles scènes de la vie russe », que Flaubert jugea en cette sorte :

« Je viens de lire votre nouveau volume. Je vous y ai retrouvé, et plus intense, plus rare que jamais. Ce que j’admire par-dessus tout dans votre talent, c’est la distinction — chose suprême. Vous trouvez le moyen de faire vrai sans banalité, d’être sentimental sans mièvrerie, et comique sans la moindre bassesse. Sans chercher les coups de théâtre, vous obtenez, par le seul fini de la composition, des effets tragiques. Vous avez l’air très bonhomme, et vous êtes très fort. « La peau du renard jointe à celle du lion », comme dit Montaigne. Et après avoir cité certaines figures de personnages : « C’est une de vos qualités que de savoir inventer des femmes » : elles sont idéales et réelles, elles ont l’attraction et l’auréole ».

Nouvelle lettre du romancier russe, avec nouvelle annonce d’un prochain envoi, qui sera celui de Pères et enfants. « Je vous bourre, mais il y a de votre faute ».

« Bourrez-moi donc, réplique aussitôt Flaubert. J’attends votre livre avec impatience, et je le lirai avec délectation, j’en suis sûr ».

Ceci est du 20 avril 1863. Or, c’est précisément cette année 1863 — où s’ouvre l’amitié des deux grands romanciers — qui met fin à la résidence de Tourgueniev à Paris, du moins pour longtemps. Pauline Viardot renonce au théâtre, abandonne la France et va s’installer à Bade avec sa famille, d’une façon qu’elle croit définitive. Bien entendu, Tourgueniev l’y suit. Il se fera même construire à Bade, tout près de chez elle, un petit hôtel de style Louis XIII.

De Bade, il continue d’aller et de venir en Prusse, en Autriche, à Spasskoïé-Sélo ; et il reparaît de temps à autre à Paris, pour des séjours assez brefs. Il ne manque pas d’y rencontrer Flaubert, qui le « chérit » déjà, et qui voudrait bien l’attirer à Croisset. L’autre lui promet d’y venir et se dérobe, parce qu’il faut rentrer le plus vite possible à Bade : c’est un ordre.

Tourgueniev a invité Flaubert à Bade dès le début. Cette invitation se doublait d’une autre, qui l’émouvait singulièrement, celle de Mme Schlésinger, qui vivait retirée à Bade. Les deux amis ne se sont-ils pas fait la confidence de leur passion ? Sans doute, pour l’un, et sauf de rares saisons, ce fut l’absence constante de la bien-aimée et la non-réalisation. Pour l’autre, ce fut la réalisation et la présence presque continuelle. Au fond, c’est la même chose, le même sentiment, et on pourrait dire le même climat. Mme Viardot fut toute musique. Mme Schlésinger fut toute musique aussi : Flaubert a rencontré chez elle les Berlioz, les Wagner. Et les deux femmes vivent dans le même lieu, qui est également toute musique.

Flaubert faillit aller à Bade en juillet 1866 et y renonça à la dernière minute. Tourgueniev, après cinq ans dilatoires, vint, le dimanche 22 novembre 1868, à Croisset, qu’il trouva « un bon nid pour y faire éclore des oiseaux chanteurs ». Flaubert lui lut des fragments de l’Éducation Sentimentale, seconde version, dont l’héroïne était précisément la dame de Bade.

Toutefois, les six premières années, déjà si tendres de cette amitié, n’offrent pas encore la contexture plus serrée des suivantes. La raison n’en est pas dans le fait que Tourgueniev vivait éloigné et que ses apparitions en France furent assez espacées et assez brèves. La raison tient au cœur de Flaubert, et c’est ici le lieu de préciser quel il fut en amitié.

S’il se défendit toujours contre la femme, s’il leur interdit l’entrée du temple, il eut l’amitié exigeante, parce que lui-même se donnait beaucoup. Et ce serait une chose utile, en même temps qu’émouvante, de tracer une biographie complète de Flaubert, non plus par la succession de ses amours, toujours accessoires, mais par la succession de ses amitiés.

Tout enfant, il avait eu comme ami un camarade de collège, Ernest Chevalier. Mais les amitiés de collège sont souvent des accidents plutôt que des élections.

Après Ernest Chevalier, vers la quinzième année, Alfred Le Poittevin, qui était largement son aîné. Celle-là fut un amitié profonde, qui intéressa jusqu’au principe même de sa pensée et qui le marqua pour toujours. Alfred Le Poittevin mourut jeune, il faut lire la lettre que Flaubert écrivit à cette occasion : une lettre, a-t-on dit, à se mettre à genoux devant. Vingt-cinq ans plus tard, il dédiera aux mânes d’Alfred Le Poittevin La tentation de Saint-Antoine et il accueillera le neveu d’Alfred comme un fils, il le formera aux Lettres, il en fera un grand écrivain français : ce neveu du mort toujours aimé s’appelait Guy de Maupassant.

À Le Poittevin avaient succédé Maxime du Camp et Louis Bouilhet, surtout Louis Bouilhet, qui lui fut un frère plus qu’un ami, l’accoucheur de sa pensée, l’alter ego, et qui mourut à 47 ans, en juillet 1869. Tourgueniev allait hériter de lui, et c’est à partir de ce moment que l’amitié de Flaubert pour le grand Moscove acquiert toute sa force.

Pas tout à fait encore. Il y eut la guerre de 1870 et sa tragique coupure.

Nous produirons plus loin les sentiments que les malheurs de la patrie inspirèrent à Flaubert. Ceux de Tourgueniev nous meurtrissent, sans trop nous surprendre, il se trouvait à Bade quand la guerre éclata. Autour de lui, les Allemands s’enfuyaient vers l’Est, croyant à la victoire et à l’invasion française. Il demeura, bien qu’il crût aussi à la victoire de la France et qu’il la déplorât. Selon lui, Napoléon III avait tendu un guet-apens à Bismarck ! ! ! Selon lui, « les Prussiens représentaient la civilisation et l’avenir, les Français, la routine et le passé ! ! ! Nos soldats à « figure bestiale » allaient piller, violer, tuer les gens désarmés ! ! !

Nos premiers revers le déconcertèrent et le réjouirent. Il ironisa contre nous sur « l’incivilité des Allemands qui ont osé couvrir de honte le peuple invincible ». Mais quand il vit les flammes de Strasbourg et toute la suite, ses sentiments se modifièrent singulièrement.

Est-il besoin de préciser ceux de Flaubert ? Certes, depuis toujours, il lançait l’anathème contre ses compatriotes : c’était chez lui fureur d’artiste, d’anti-bourgeois, et cela ne comportait aucune préférence pour tels ou tels étrangers. Il pouvait même se croire dégagé de tout patriotisme, comme la plupart des hauts esprits au temps du Second Empire. Mais quand la patrie saigna, il devint fou de douleur, vieillit de dix ans en dix mois et les grandes crises nerveuses de sa jeunesse le ressaisirent.

Lorsque les deux amis retrouvèrent le contact épistolaire au printemps de 1871, Flaubert, tout en appelant éperdument Tourgueniev à Croisset, ne put lui taire sa haine des Prussiens, bien qu’il connût depuis longtemps les sentiments du Russe. Je trouve, dans une lettre du 17 juin que j’ai retrouvée :

« Vous devez me trouver bien inepte avec ma haine de la Prusse. Je lui en veux surtout de cela : de m’avoir donné les sentiments d’une brute du XIIe siècle. Mais qu’y faire ? Croyez-vous qu’à une autre époque des lettrés, des docteurs, se soient conduits comme des sauvages ? »

Et devançant un peu les dates, je lis ces très émouvantes lignes du 13 novembre 1872 :

« Votre dernière lettre m’a attendri, mon bon Tourgueniev. Merci de vos exhortations. Mais, hélas ! mon mal est, j’en ai peur, incurable. Outre mes causes personnelles de chagrin (la mort en trois ans de presque tous ceux que j’aimais) l’état social m’accable… La bêtise publique me submerge. Depuis 1870, je suis devenu patriote. En voyant crever mon pays, je sens que je l’aimais. La Prusse peut démonter ses fusils. Pas n’est besoin d’elle pour nous faire mourir.

« La bourgeoisie est tellement ahurie qu’elle n’a plus même l’instinct de se défendre : et ce qui lui succédera sera pire. J’ai la tristesse qu’avaient les patriciens romains au IVe siècle. Je sens monter du fond du sol une irrémédiable barbarie. J’espère être crevé avant qu’elle n’ait tout emporté. Mais, en attendant, ce n’est pas drôle. Jamais les intérêts de l’esprit n’ont tenu moins de compte. Jamais la haine de toute grandeur, le dédain du Beau, l’exécration de la littérature enfin n’a été si manifeste….

« …Je ne peux plus causer avec qui que ce soit sans me mettre en colère ; et tout ce que je lis de contemporain me fait bondir… Ce qui ne m’empêche pas de préparer un bouquin où je tâcherai de cracher ma bile. (C’est le projet de Bouvard et Pecuchet). Je ne me laisse donc pas abattre, comme vous voyez. n’aurais plus qu’à piquer une tête dans la rivière, avec une pierre

Si je ne travaillais pas, je n’aurais plus qu’à piquer une tête dans la rivière, avec une pierre au cou. 1870 a rendu beaucoup de gens fous, ou imbéciles, ou enragés. Je suis dans cette dernière catégorie ».

Revenons. Flaubert va donc revoir Tourgueniev au cours de l’été 1871, Louis Bouilhet est mort. Sainte-Beuve est mort. Son cher petit Duplan est mort. Jules de Goncourt est mort. Le bon Théo — Théophile Gautier — va mourir. Et il dit, il redira désormais sans cesse : « Je n’ai plus que vous… Vous êtes le seul homme au monde…, etc. ». Ce n’est pas tout à fait exact. Il a encore sa chère bon maître du bon Dieu, George Sand, qui berce parfois comme un enfant le géant meurtri. II n’y a pas entre elle et lui, il est vrai, la même communauté de conceptions littéraires, morales, philosophiques, qui existe entre lui et Tourgueniev.

Je note, à l’adresse du Moscove qui s’attarde en Angleterre après les événements tragiques, une série haletante : une lettre du 1er août 1871, une du 7 août, une du 13 août, une du 16 août, où Flaubert le presse. Et Tourgueniev, qui avait promis, juré, ne vint pas. Pendant dix ans, on verra se répéter plusieurs fois cette scène, appels, attente fiévreuse, et déceptions. Du moins, sur la déception d’août 1871, une grande espérance s’est levée. Après huit années, les Viardot sont contraints d’abandonner Bade, — conséquence de la guerre. Ils reviennent à Paris, où ils s’installent vers la fin de l’année 1871, et Tourgueniev avec eux, d’une façon définitive.

Nous ne pouvons songer à parcourir pas à pas cette route de dix années qui nous reste. Nous choisirons quelques instants et quelques vues. D’abord celle de la prééminence de Tourgueniev dans l’affection de Flaubert.

D’autres amis existent, qui sont de qualité et antérieurs à la guerre : un Ernest Renan, un Hippolyte Taine et Edmond de Goncourt. D’autres surviennent après la guerre : le charmant Alphonse Daudet, le grave et puissant Émile Zola, deux disciples. Mais aucun ne répond complètement aux exigences de pensée et à la sensibilité esthétique de Flaubert. L’un est trop peu dense. L’autre, limité et buté. Pour un Goncourt, la littérature française commencerait presque à Balzac, et il rejette tous les classiques, y compris les Grecs et les Latins. L’ignorance de Zola est proverbiale : il a vu par hasard jouer Macbeth et il trouve Shakespeare ennuyeux, mort, nul, parce que ce n’est pas un contemporain ! ! ! De plus, presque aucun n’a le culte de l’art, ni même une humanité suffisante.

L’humanité et l’humanisme de Tourgueniev embrassent tout, quand même il s’y glisserait des jugements et des goûts opposés à ceux de Flaubert (sur Chateaubriand par exemple). Il est aussi intelligent qu’il est instruit, jusqu’à connaître, lui étranger, les petites momies de notre littérature, jusqu’à réciter un jour à son ami, de mémoire, des tirades entières de Luce de Lancival ! Il est à la fois un juge excellent et un créateur, et il est artiste autant dans sa personne que dans ses œuvres. Enfin, c’est un féminin, d’une exquise bonté ; et sans doute ajoutait-il à tout cela on ne sait quel charme, de la voix, du regard, du geste, que nous ne pouvons connaître.

Alphonse Daudet nous a peint l’union, le mariage — le mot n’est pas trop fort, dans son plus haut sens — des deux géants. « Il y avait, dit-il, un lien, une affinité de naïve bonté entre ces deux natures géniales. Flaubert, hâbleur, frondeur, Don Quichotte, avec sa voix de trompette aux gardes, la puissante ironie de son observation, ses allures de Normand de la conquête, est bien la moitié virile de ce mariage d’âmes. Mais qui donc, dans cet autre colosse aux sourcils d’étoupe, aux méplats immenses, aurait deviné la femme, cette femme à délicatesses aiguës que Tourgueniev a peinte dans ses livres, cette Russe nerveuse, alanguie, passionnée, endormie comme une Orientale, tragique comme une force en révolte ? »

Durant ses séjours parisiens, Flaubert recevait le dimanche. Tourgueniev y venait, si la goutte ne le clouait pas chez lui. C’est surtout lui qui parlait. L’autre, attentif, respectueux, buvait ses paroles. Et Maupassant, à son tour, nous le décrit « en écoutant Tourgueniev avec religion, fixant sur lui son large œil bleu aux paupières mouvantes, puis répondant à cette voix douce et faible de sa propre voix de « gueuloir », qui sortait comme le chant du clairon sous sa moustache de vieux guerrier gaulois ».

Une troisième citation ? De l’intéressé lui-même et que j’extrais de la lettre inédite du 13 mars 1873 : « Vous êtes pour moi le seul être humain que je considère, le seul littérateur qui existe, le seul ami qui me reste ».

Aussi est-il avide de recevoir ses visites dans sa cabane, où l’on est mieux qu’à Paris pour causer. Ces visites, il les voudrait fréquentes et longues, huit jours, quinze jours, et l’on travaillerait ensemble. Mais elles ne sont jamais que de deux jours, trois au maximum, parce que Mme Viardot ne permet pas davantage. Souvent, elles n’ont pas lieu, à cause des terribles accès de goutte, qui retiennent Tourgueniev à la chambre.

Quand celui-ci prend son départ annuel pour la Russie, généralement, vers la fin de mai, Flaubert est mélancolique. Il lui écrit (la formule est charmante) : « Quand partez-vous ? ou plutôt, quand revenez-vous ? Nous aimant comme nous nous aimons, il est triste que nous soyons ainsi séparés l’un de l’autre… Quand reverrai-je votre gigantesque et exquise personne ?… Votre vieux Gustave vous embrasse à pleins bras ».

Il y a les cadeaux de l’amitié. En juillet 1877, Tourgueniev rapporte de Russie une somptueuse robe de chambre. Voici le remerciement de Croisset (27 juillet 1877) :

« Splendide ! J’en reste béant. Merci, mon cher vieux. Ça, c’est un cadeau. Ce royal vêtement me plonge dans des rêves d’absolutisme et de luxure. Je voudrais être tout nu dedans et y abriter des Circassiennes. Bien qu’il fasse actuellement un temps d’orage et que j’aie trop chaud, je porte la susdite couverture, en songeant à l’utilité dont elle me sera cet hiver. Franchement, vous ne pouviez me faire un plus beau don… Cet automne, nom d’un nom ! il faudra venir ici et y rester. Une apparition de 24 ou de 36 heures est une chose cruelle et qui me révolte d’avance… ».

Les cadeaux de bouche. Aux fromages de Normandie et aux chemineaux, qui sont une friandise rouennaise, répondent des caviars et des saumons. « Hier soir, j’ai reçu la boîte. Le saumon est magnifique ; mais le caviar me fait pousser des cris de volupté ; je le mange à peu près sans pain, comme des confitures… trois fois merci, ô Saint Vincent de Paul des comestibles !… »

Parfois, libéré de sa goutte, Tourgueniev vient en plein hiver à Croisset, le 11 décembre, avec deux bouteilles de Champagne sous le bras, pour fêter l’anniversaire de son ami normand.

Il y a les cadeaux littéraires, les plus précieux, encouragements, discussions, jugements d’œuvres. Flaubert corrige tel texte de Tourgueniev traduit par lui-même en français, et bien que le Russe écrive en notre langue parfaitement. Tourgueniev traduit en russe Un cœur simple, de Flaubert, Saint-Julien l’hospitalier ; et ces traductions, paraît-il, valent les originaux.

Tous les livres de Tourgueniev obtiennent à Croisset l’accueil du cœur et de l’esprit. Après les exemples que nous en avons cités plus haut, en voici deux autres encore :

Flaubert qui a reçu le recueil Histoires étranges, refoule d’une semaine le plaisir de le lire, parce qu’il est embarqué dans une forte besogne. Et le surlendemain, 31 mai, il écrit :

« Je n’y ai pas tenu. J’ai ouvert votre livre malgré les serments de vertu que je m’étais faits, et je l’ai dévoré. Quel immense bonhomme vous êtes ! Je ne vous parle pas du Roi Lear de la steppe… mais de Toc Toc et surtout de l’Abandonnée. Je ne sais pas si jamais vous vous êtes montré plus poète et plus psychologue. C’est une merveille, un chef-d’œuvre. Et quel art ! Que de malices d’exécution sous cette apparente franchise !… Le jeune homme qui colle et qui a peur de se compromettre, le juif avec sa famille, le jeune Victor et surtout Elle, votre abandonnée, m’ont enchanté. J’en poussais des exclamations de joie dans mon fauteuil. Comme ça fait du bien d’admirer !… ».

Quelques mois plus tard, il reçoit le roman Les eaux printanières. Lettre du 2 août :

« C’est encore moi, mon bon ! Je veux vous dire que j’ai lu Les eaux printanières… Elles ne m’ont pas ravagé comme l’Abandonnée mais j’en ai été troublé, mouillé, et comme vaguement distendu. C’est l’histoire de nous tous, hélas ! Quel homme que mon ami Tourgueniev ! Quel homme !… Ah ! voilà un roman d’amour s’il en fut ! Vous en savez long sur la vie, et vous savez dire ce que vous savez, ce qui est plus rare.

« Je voudrais être professeur de rhétorique pour expliquer vos livres. Notez que je ne les expliquerai pas du tout. N’importe, je crois que je ferai comprendre même à un idiot certains artifices qui m’épatent (et il fournit un exemple).

« Pour qualifier votre dernière œuvre, je ne trouve pas d’autre mot que celui-ci, qui est bien bête : charmant. Mais donnez-lui sa vraie signification, laquelle est profonde. Cela vous met le cœur en amour, on sourit, et on a envie de pleurer… »

À la fin de juillet 1874, Flaubert avait commencé Bouvard et Pécuchet dans des transes effroyables. « Il me semble que je vais m’embarquer pour un très grand voyage, vers des régions inconnues, et que je n’en reviendrai pas ».

On connaît le sujet de ce livre singulier et profond : deux anciens employés de bureau se retirent à la campagne ; ils veulent s’instruire, et traduire leur instruction en expériences vivantes ; ils font de l’agriculture, de la médecine, de l’archéologie, de la géologie, de la pédagogie. Ils échouent dans tous les domaines, par défaut de méthode, et pour avoir été induits en ces fautes par les auteurs qu’ils ont étudiés…

Tourgueniev fut d’avis qu’un sujet comme celui-là, qui comporte une satire intellectuelle ou philosophique, et qui ne peut prétendre à représenter une existence d’homme véritable, devait être traité presto, sous la forme brève et allusive du conte, à la manière de Voltaire, ou de Swift. Flaubert résista :

« Malgré l’immense respect que j’ai pour votre critique (car chez vous le Jugeur est au niveau du Producteur, ce qui n’est pas peu dire), je ne suis point de votre avis sur la manière dont il faut prendre ce sujet-là. S’il est traité brièvement, d’une façon concise et légère, ce sera une fantaisie plus ou moins spirituelle, mais sans portée et sans vraisemblance, tandis qu’en détaillant et développant j’aurai l’air de croire à mon histoire, et on peut faire une chose sérieuse et même effrayante. Le grand danger est la monotonie et l’ennui. Voilà bien ce qui m’effraye cependant… et puis il sera toujours temps de serrer, d’abréger. D’ailleurs il m’est impossible de faire une chose courte. Je ne puis exposer une idée sans aller jusqu’au bout. »

Ce travail effrayant, pour lequel l’auteur dut lire des centaines et des centaines d’ouvrages, fut interrompu net l’année suivante. Flaubert fut ruiné par la déconfiture d’Ernest Commanville, négociant en bois, son neveu par alliance. Sans hésitation il sacrifia jusqu’à son dernier lopin de terre pour sauver sa nièce Caroline, qu’il avait élevée et instruite.

À la nouvelle du désastre, Tourgueniev voulut accourir à Croisset. Le malheureux lui répond (30 juillet 1875) : « Ma cervelle est anéantie. Je me sens désormais incapable de quoi que ce soit. Je ne m’en relèverai pas, mon cher ami. Je suis attaqué dans les moelles. Quelles journées nous passons ! Comme je ne veux pas que vous les partagiez, je remets à plus tard la visite que vous me promettez dans votre lettre d’hier. Nous ne pouvons pas vous recevoir maintenant. Et Dieu sait pourtant qu’une embrassade de mon vieux Tourgueniev me desserrerait le cœur ! »

Le sacrifice devait être bien insuffisant. La faillite judiciaire fut du moins évitée, et Croisset, sauvé. Mais des billets écrasants furent souscrits ; et le pauvre géant va voir ses dernières années ployer sous la misère.

Sous l’action de Tourgueniev, et aussi de George Sand, il essaya de se raccrocher à de menus travaux, qui devinrent d’ailleurs des chefs-d’œuvre : Un cœur simple,Saint-Julien, Hérodiade. Puis, après deux ans d’interruption, il reprit Bouvard et Pécuchet.

On voudrait produire de lettre en lettre la plainte de ce travail effrayant. Mais il faut se presser, et se borner :

8 juillet 1878 : « Je travaille toujours avec acharnement mon abominable bouquin… En de certains jours je me sens broyé par ce fardeau. Il me semble que je n’ai plus de moelle dans les os, et je continue comme un vieux cheval de fiacre, fourbu, mais courageux ».

22 décembre ; il appelle son vieux chéri : « J’ai eu de tels embêtements d’argent, des inquiétudes si violentes, que je m’étonne d’avoir encore la boule à peu près d’aplomb sur les épaules… Jamais je n’ai eu envie de quelqu’un comme j’ai envie de vous. La société de mon cher Tourgueniev me fera du bien au cœur, à l’esprit, et aux nerfs ».

Au début de l’année 1879, il touche le fond. On s’émeut à Paris. Il faut absolument sauver de la misère cette gloire des Lettres françaises. La princesse Mathilde, Taine, Zola, l’éditeur Charpentier, Mme Adam, d’autres, sollicitent les pouvoirs publics ; c’est Tourgueniev qui mène le chœur.

Le pauvre et pur Flaubert se sent mourir de honte et de rage. Il refuse. Il refuse. À la fin de janvier, il glisse sur le verglas de son jardin ; il se casse la jambe, cassure très mauvaise et compliquée, qui le mettra dans le plâtre pour des mois.

Mille gens lui écrivent. Tourgueniev, lui seul, accourut de Paris à Croisset ; et pendant toute une nuit, il parle, il plaide, il prie, il supplie, il réussit. Lui seul pouvait réussir. Flaubert a cédé ; il accepte les secours qu’on veut lui obtenir, mais dès qu’il pourra, il les restituera. Et Tourgueniev retourne à Paris, aborde Gambetta dans une soirée chez Mme Adam, lui présente sa requête. Le grand tribun, qui se soucie fort peu de Flaubert, rejette presque grossièrement la requête. Finalement, ce fut V. Hugo, paraît-il, qui obtiendra de Jules Ferry le viatique nécessaire, 3.000 francs, sous une étiquette décente.

Là-bas, dans son lit de souffrance, Flaubert travaille à Bouvard et Pécuchet. En été, il put faire une apparition à Paris : ce sera la dernière. II revient à sa table de Croisset. Il écrit à son ami : « Dans un an, j’y serai encore attelé… En de certains jours, il me semble que je suis saigné aux quatre membres, et que ma crevaison est imminente. Puis je rebondis, et je vais quand même, voilà ».

Tourgueniev devait se rendre prochainement en Russie pour de difficiles affaires de succession. « Votre voyage en Russie, lui mande alors Flaubert, comme travaillé d’un pressentiment, m’embête extraordinairement, mon pauvre vieux. Il me semble que ce départ-là est plus sérieux que les autres. Pourquoi ?… Arrangez-vous pour que votre absence ne soit pas longue, et revenez vite en France où sont vos amitiés et vos tendresses ».

Mais cette absence allait durer quatre mois.

Sautons-en trois. Il écrit le 7 avril 1880 : « Pradier, quand il travaillait aux Invalides en 1848, avait coutume de répéter : — Le tombeau de l’Empereur deviendra le mien — tant il était fatigué de sa besogne. Moi, je puis dire : — Il est temps que la fin de mon livre arrive, sinon, ce sera la mienne… Du reste, je n’y comprends plus goutte, et j’ai les membres moulus, avec des crampes d’estomac. Je ne dors presque plus… ».

Huit jours plus tard :

— Je suis exténué de fatigue. Bouvard et Pécuchet m’embêtent, et iI est temps que ça finisse. Sinon, je finirai moi-même.

Mon intention est d’être à Paris vers le 8 ou le 10 mai, probablement de dimanche prochain en trois semaines… Quand vous verrai-je ? Au milieu de mai ? Qu’il me tarde de vous embrasser !… ».

« De dimanche prochain en trois semaines », c’est-à-dire le 9 mai. Il comptait s’amuser à Paris. Il avait même, pour cela, « caché un magot dans un pot », un magot pas très gros.

Le vendredi soir 7 mai, il avait prié à dîner son voisin, médecin et ami, le docteur Fortin. Aussitôt la table desservie, il déclama longuement du Corneille. Le grand Corneille aura été la suprême lecture de l’autre grand Normand.

Samedi 8 mai. Flaubert dormit jusqu’à huit heures du matin. Il prit un bain très long, déjeuna, puis gagna son bureau, où il écrivit quelques lettres qui annonçaient son arrivée à des amis parisiens.

Vers dix heures et demie, il éprouva un malaise. Il ouvrit une fenêtre et cria à une bonne d’aller chercher son voisin, le docteur Fortin. Celui-ci venait de sortir. La bonne, revenue, trouva son maître tout étourdi, qui lui dit :

— Je vais avoir, je crois, une espèce de syncope. Il est heureux que cela m’arrive aujourd’hui. Ç’aurait été bien embêtant demain, dans le chemin de fer.

Il saisit une bouteille d’eau de Cologne, se frotta les tempes et se coucha « doucement » sur son ottomane. Sa parole s’embarrassa : « Rouen… Nous ne sommes pas loin de Rouen… Hélot… Je les connais, les Hélot… ». la face gonflée.

La cuisinière courait déjà à Rouen. Hélot, médecin des

Après ces murmures, il se renversa, les mains se crispant, hôpitaux, était un ami du docteur Achille Flaubert. Elle ne le trouva pas, mais un docteur Tourneux, à qui elle dit :

— Dépêchez-vous, docteur. Je ne sais pas ce qu’a monsieur Gustave. Il nous effraie.

À midi Tourneux pénétrait dans la bibliothèque, où ne régnait aucun désordre. Il voit Flaubert étendu « la figure vultueuse, sans apparence de respiration ». Il écoute le cœur, qui bat, encore, très faible. II trempe un marteau dans l’eau bouillante, l’applique au creux épigastrique, n’obtient qu’une légère auréole. Quelques minutes et Flaubert n’était plus, ayant succombé à une hémorragie ventriculaire. Il avait cinquante-huit ans et cinq mois.

Maupassant le veilla trois jours.

On a beaucoup épilogué sur cette mort. On a prétendu qu’il s’est agi d’épilepsie et non d’apoplexie, d’épilepsie avec son désordre soudain et sa bave, non d’apoplexie avec sa perte graduelle de la parole et de la conscience. C’est la famille qui aurait voulu cette longue mise en scène et cette substitution de l’apoplexie, par pudeur, avec la complicité de Maupassant, voire celle du médecin.

Une tierce hypothèse existe, que nous avons recueillie sur les lieux mêmes, et d’ailleurs strictement orale, mais qui s’est longuement maintenue malgré son défaut de tout soutien écrit : Flaubert, sous la violente rafale d’une contrariété imprévue, se serait suicidé dans un accès de fièvre chaude.

Tourgueniev se trouvait encore en Russie, où la nouvelle le frappa. Il revint bientôt en France. Ce fut lui que Maupassant chargea de Bouvard et Pécuchet et de sa publication posthume. Et il fut au premier rang de ceux qui songèrent à lui rendre le plus tôt possible l’hommage du bronze et du marbre ; mais ceci allait lui valoir une singulière avanie, et nous est une occasion d’évoquer en terminant l’étrange attitude de la Russie envers l’un de ses plus glorieux fils.

On l’avait copieusement insulté, parce qu’il s’était laissé entraîner en France par une « bohémienne » (Mme Viardot), et parce que la Russie n’a jamais aimé et n’aime toujours pas — je crois — que ses nationaux séjournent en Occident. Après les Récits d’un chasseur, le voilà au pinacle. Après Pères et enfants, nouvelle offense. Et toujours les mêmes critiques contre cette résidence en France, presque assimilée à une trahison. Ces critiques avaient atteint le point culminant vers 1876. Puis, en 1879, à sa grande surprise, il est accueilli à Moscou par des ovations délirantes, lors de l’inauguration d’un monument en l’honneur de Pouchkine. Ovations dans les rues, ovations dans les banques, ovations dans les Hautes Écoles, hier encore emportées contre lui. Un an plus tard, 1880, voici que la mort de Flaubert, ou plutôt son amitié pour lui, déchaîne à nouveau les sifflets.

Il avait donc été question d’élever un monument au grand Rouennais dans sa ville natale. Tourgueniev chercha à recueillir publiquement des souscriptions en Russie. Cet acte si simple fut considéré comme une insulte à la patrie russe. Les journaux traitèrent Tourgueniev de « femme publique ». Les lettres injurieuses affluèrent à Paris, rue de Douai, et jusqu’à des lettres recommandées. Pourquoi, disait-on, cette platitude envers la France ? Pourquoi, quand Gogol attendait toujours le sien ? Et une fois de plus, pourquoi ce séjour là-bas ?

C’est en France qu’il mourut, à Bougival, dans sa villa des Frênes, le 3 septembre 1883, après d’horribles souffrances, d’un cancer à la moelle épinière. (Cette villa des Frênes est actuellement occupée par Gaby Morlay) (1).

Son corps fut emmené à Saint-Pétersbourg. Là, revirement suprême, ses obsèques furent un triomphe comme on n’en avait jamais vu. Une foule prodigieuse, deux cent quatre-vingt-cinq délégations, parmi lesquelles celles des Terroristes, les accompagnèrent. Les prisonniers politiques de toutes les prisons russes firent déposer sur son cercueil une couronne avec cette inscription : « De la part des morts, à l’immortel ».

Les obsèques de Flaubert, elles, avaient été presque villageoises, et avaient ressemblé à un chapitre de Madame Bovary.

Cette correspondance, que nous avons publiée (2), atteste tout Flaubert, son cœur, sa flamme, sa sainteté, pourrait-on dire, et ses détresses héroïquement subies, bref ce moi qu’il voulait supprimer de son œuvre. Et nous ne pouvons mieux faire que de répéter ces quelques mots de Paul Bourget, écrits avec divination bien avant qu’on ne possédât les confessions épistolaires du grand homme : et notamment celles à Tourgueniev.

« Ô malheureux et noble écrivain I Et vous croyez que vous pouvez être le prosateur que vous êtes, et ne pas vous confesser tout entier rien que dans le choix de vos épithètes, la qualité de votre langue, votre éloquence même contenue ? Cela est si vrai que dans cette œuvre de volonté, que vous avez rêvée impersonnelle et scientifique, c’est votre personne que nous allons rechercher, que nous découvrons, que nous plaignons et que nous aimons .

 

Gérard-Gailly.

(1) Gaby Morlay est morte depuis que ces lignes ont été écrites.

(2) Gustave Flaubert — Lettres inédites de Tourgueniev — Présentation et notes par Gérard-Gailly — Éditions du Rocher Monaco (2.500 exemplaires) 227 pages.