Une lettre inédite de Flaubert à Louise Colet

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 36 – Page 33

 

Une lettre inédite de Flaubert à Louise Colet

M. Jacques Suffel, nous a transmis cette lettre inédite. Elle est datée du 3 janvier 1853, par Louise Colet. Elle concerne en grande partie le poème « La Paysanne », et fait suite en quelque sorte à la lettre n° 361 de l’édition Conard (tome III de la Correspondance). Elle porte le cachet de la Bibliothèque Nationale.

Lundi soir, 3 janvier 1853

Tu m’éblouis par ta facilité. Comment en si peu de temps peux-tu faire des corrections si importantes ! et bonnes ! Courage… courage, te voilà arrivée, tout à l’heure, à avoir fait une œuvre. Bouilhet a été enchanté du moulin d’huile qui était bien difficile. C’est merveilleux de précision et de netteté, il ne reste à corriger que « au fond » parce que nous avons plus haut « au flanc » et ce vers en entier :

« Aux visiteurs offrent des bancs au bord » « qui est radicalement mauvais. T’aperçois-tu maintenant, que grâce aux suppressions lyriques, toute la fin de Jean marche. Je t’assure que nous avons été hier, tous deux bien contents, et je m’applaudis d’avoir été chien, comme on dit, au collège — il reste quelques verrues encore qu’il faut enlever au plus vite — Quand on a de si beaux yeux que vous, belle Muse, on n’y doit pas garder de chiassée ?

A. Vers faible et plat.

B. Vert choque, avec l’aspiration fort vrai pr (pour) un homme qui est au milieu des neiges de « respirer l’air en feu ». Quand je crevais de soif dans le désert de Cosseïr, je voyais devant moi des carafes d’eau glacée, sur des tables de restaurant et non, mon fauteuil au coin du feu. Cette correction est bien facile, tu peux mettre doux paysage mais alors, il faudra retirer beau parce que ce serait deux épithètes de même nature, l’une près de l’autre. Mieux ? ? etc., ou si tu pouvais supprimer toute épithète à château (qui est dans ta pensée le château) ce serait encore mieux.

C. Je persiste à soutenir que ces deux vers, d’une inversion forcée, ne sont pas satisfaisants (peut-être, barré), s’il y avait ( ?).

Vous attirez nos atomes vers vous.

(poussières de nos pères barré)

pour les saisir, poussière de nos pères.

ce serait plus clair. Mais si mou ! Et d’ailleurs cette poussière qui attire des atomes ! La poussière (chose physique et visible) les atomes (conception métaphysique, sympathique) et qui se prend pratiquement aussi dans le sens de poussière). Mis tous les deux face à face, en opposition, c’est subtil, et amphigourique d’expression, seulement, car l’intention est bonne. C’est là la remarque la plus grave de toute cette fin.

D. Le terme, voir ma dernière lettre (dans le coin haut de la page).

E. Banal.

F. Folle couvée, en opposition n’est pas raide, ta variante.

De petits gueux une folle couvée, vaut mieux. Mais j’aime petits garçons. Remets-moi sur le ms (manuscrit) ces deux vers, nous complèterons.

G. Puissant, paître pr (pour) dire faire paître est l’expression poétique voulue, ça rentre dans le système de la poésie toute faite d’avance par le mot. C’est comme fleurir (actif) que j’ai en haine, fleurir ses amours ! fleurir sa boutonn. (boutonnière), mauvaise école ! Pr quoi (pourquoi) pas le mot franc, et imagé.

Le pauvre Jean va menant le bétail

H. Labeur, mot lourd, et prétentieux ici, (et : barré) il n’y a pas de façon de relever ces mots communs-là (et qui ne sont pas les simples) qu’au figuré, « le labeur de son inquiétude pr (pour) suppose etc. (ce so : barré) l’idée est : quand cet ouvrage, cette occupation lui manque : cherche là-dedans. Labeur, veut dire travail par excellence, travail avec l’idée de douleur. laborare (en latin) travailler, souffrir.

I. Un peu de bon tabac, mal écrit.

J. ce vers est ponsif (poncif)

K. tu viens de nous dire que le fossoyeur un jour leur fait défaut, c’est fini, c’est net, c’est expliqué. le fossoyeur est mort, et puis voilà deux vers qui nous font un petit drame de ce qui vient d’être exprimé narrativement.

Si tu pouvais ( ?) au lieu de ton premier fossoyeur employer une périphase (périphrase) courte et bien nette, comme celui qui les gardait… (mais c’est difficile) évitant par là la répétition du mot fossoyeur, ton second à

« qu’on cherche en vain un autre fossoyeur »

ferait un effet plus gd (grand), c’est infaillible.

L. enlève-moi donc sinistre et mets tranquille, quand on peint d’une façon si magistrale, est-ce qu’on est participant du tableau. Ce seul mot de sentimens et d’appréciation morale me gâte mon impression je voyais les vers, et ici avec sinistre j’entends qu’on (en : s barré) parle d’eux, sinistre me rappelle l’auteur, il me (ne) se met dans la littérature, quand j’étais dans la nature. D’autant que tu as funèbres qu’il ne faut pas changer, parce que là, il est pris au propre. Mais funèbre et sinistre sont presque synonymes — à la porte sinistre ! — Voilà tout. c’est fort beau, nous allons causer tout à l’heure de la fin de Jeanneton. Mais prends un peu de courage et de temps, et tu verras que lorsque tout sera fini, recopié et imprimé, tu éblouiras du côté artistique (seulement, je ne parle pas de l’autre) de ce poème. — et quand tu compareras ta version définitive avec ce que c’était avant, tu trouveras un abîme. – il ne faut arrêter la manie du mieux et du regrattage, que lorsqu’on s’aperçoit que l’idée générale y perd ; j’aime mieux le mauvais goût que la sécheresse. Or il y avait, dès les premiers pts (points) dans la paysanne quelque chose de vivace et de vrai de couiller pr(pour) employer une métamorphose indécente qui m’a ravi, ça avait le souffle — qu’importaient les défauts ? (Mais p. là : barré), quant à la valeur intrinsèque. Mais quant à la durée et à la Beauté de l’œuvre, il importait. La matière est qque (quelque) chose de si lourd à porter pr (pour) l’idée (et de si embêtant en soi), qu’on en allège (le pas : barré) de poids que par sa perfection même. rappelons-nous ce grand mot de gœthe (Gœthe) qui est attristant (en soi : barré), mais consolant pour nous autres, (pour : barré) les petits. « J’aurais peut-être été un poète, si la langue ne se fût montrée indomptable » et il parlait de l’allemand qui a la quantité et la (ryme : barré) rime à la fois, la facilité de composer des mots et d’en faire comme dans le grec !…. tu n’étais pas habitué, dis-tu, à ce dur métier, oui il est rude. il y a des jours où il m’apparaît comme plus qu’humain, il m’est maintenant impossible d’écrire une phrase de suite, bonne ou mauvaise, je suis aussi gêné pr (pour) la place, dans ma phrase, que si je faisais des vers et ce sont les assonances à éviter, les répétitions de mots, les coupes à varier, et enfin dire proprement et simplement des choses vulgaires, ce qui est peut-être le comble de l’art, en tant que difficulté.– Mais patience, chère Muse, courage mon pauvre cœur aimé, encore cinq ou six ans de cette férocité-là, et tu verras où tu en seras. Après ton Acropole, il faudra faire un plan écrit (et scène par scène avec tous les mouvements indiqués d’avance) de ton drame.– quand il sera bien arrêté, marche et sois sûre du reste. Quant au style, s’il est comme celui de la Paysanne, il enfoncera tout ce qui a paru depuis douze ans y compris le gars Augier. N’aie pas peur nous leur grimperons sur le dos à tous ces merdaillons-là ! est-ce que ça vibre ? est-ce que leur cœur palpite ? y a-t-il dans leur yeux des larmes de joie devant le Beau ? leurs mains tremblent-elles en lisant les Maîtres ? est-ce qu’ils ont la fo i ? cette foi dont parlait Jésus, qui suffit à remuer les montagnes, est la même qui fait les gdes (grandes) choses partout. La Sainteté n’est qu’une croyance ; et la Poésie qui est une manière de voir, n’arrive à ses résultats extérieurs que par une conviction enthousiaste du Vrai. On s’étonne de la perfection de certaines chansons populaires, celui qui les a faites n’était souvent qu’un imbécille (imbécile), (une bête : barré), mais ce jour-là, l’imbécille a senti plus fort que les gens d’esprit, il faut sentir.- eh bien est-ce que tu n’as, au plus profond de toi, (car ce n’est ni le cœur, ni la tête, mais plus loin, (ou : barré) plus haut) comme un grand lac où tout se reflète, où tout miroite, un murmure perpétuel qui veut s’épandre, une fluidité qui veut sortir. Ah oui ! Ah oui ! Car je ne t’aimerais pas, comme je t’aime.–

Puisque j’en suis aux conseils, encore un. encore deux plutôt.– je serais fâché que tu eusses envoyé la note, ne te mêle de rien, reste dans ton trou, le plus tranquillement possible à faire de l’Art,– et puisqu’on ne t’attaque pas, n’attaque pas. ne donne prise à rien. « Cache ta vie » dit Épictète. Autre conseil : je suis aussi athée que toi, (dans son état moderne) toute d’analogie et d’instinct. Mais je crois au sens spécial de certains bons hommes qui sont nés pr (pour) ça, et ont pioché. j’ai vu mon père guérir bien des gens où d’autres avaient manqué et dire qu’il ne savait pas prquoi (pourquoi), que ce qui sauvait (l’autre : barré) l’un, tuait l’autre, etc. tes souffrances au cœur m’inquiètent, il ne faut pas badiner avec les affections de ces organes-là, si on s’y prend à temps ce n’est rien. Va donc voir quelqu’homme sérieux, comme Andral je suppose Bouillaud, ou Chomel. et fais-toi très bien visiter. Qu’est-ce que ça coûte ?

Abordons maintenant la fin de la Paysanne. J’ai bien fait de m’y prendre de bonheur (bonne heure) à t’écrire car ma lettre n’est pas encore prête d’être finie.

en médecine, et plus. Mais non pas en médecine. Je ne crois pas à la science qui est

Mort de Jeanneton

Je crois que le mouvement lyrique, venant après un commencement de tableau (lequel est repris ensuite) arrête l’effet de ce tableau, le suspend. Mais à cause des deux derniers vers et dans le cas où tu veuilles le garder, vois toujours quelques remarques.

1 « en relief dans un champ » mal écrit

2 « au souvenir quand l’âme se rallume »

« luit le, embarrassé, lourdaud

3 oiseau de feu de tes cendres, mal écrit, mal écrit.

Vient ensuite une remarque embêtante et qui m’embête moi-même, ce sont les chansons des oiseaux ; nous avons plus haut Jeanneton qui chante, et plus bas Jean qui fredonne une chanson guerrière ? vois si qque (quelque) part, tu ne peux pas enlever le mot chanson.

4 (depuis : barré) Dans tout ce qui entre les souvenirs par degrés remontaient et qques (quelques) moutons etc. je trouve que le style baisse là, le tissu est plus lâche, elle revit d’abord, est fort mauvais. tu as beau me dire que c’est par l’âme, ceci est un commentaire, c’est le bonheur qui l’appelle là-bas, vulgaire expression de la Grande Opéra.– son corps s’étend sa tête, l’oreiller brûlant de durs cailloux, tout cela est pénible.

Or voici ce que je propose, continue après « les souvenirs par degrés  remontaient » les moutons qui passaient, le tintement des chèvres, le gargouillis de l’eau du Rhône, des flocons de laine ou mieux des brins de bruyère, rasant le sol au vent du soir et puis Jeanneton s’affaisse, s’affaisse, son œil se ferme, tu veut (veux) parler, montrer par sa physionomie ce que tu as voulu mettre dans le mouvement « Oh c’est l’amour », et parbleu on le devine bien son sentiment donc il ne faut pas le dire, mais le monter., ses vieux cheveux blancs tombent sur les romarins, un sourire passe sur sa bouche, de petites convulsions de ses membres maigris, et elle expire doucement au bruit…. (un détail très spécial, très provençal qui soit en nature ce que ton moulin est en mœurs).– il faut (finir : barré) faire cette fin en queue de rat, que ce soit aminci, (éteint : barré) instable ou calme — de gdes (grandes) ombres bleues, et contrastant avec le raide, de la scène du cimetière qui est loupée carrément, (si ça se passait ici, je mettrais le cri intermittent du coucou pendant que cette femme meurt par terre.– si tu as besoin de détails d’oiseaux, d’odeurs, la douce odeur du gnotemflar ( ?) ne te gêne pas ?) pr (pour) lesprendre pr haut (quitte à y revenir) mais tâche de tout concevoir d’un jet—

(pages 28 à 32)
(La date 3 janvier 1853, est de la main de Louise Colet)