Le frère de Flaubert et le strabisme

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 36 – Page 40

 

Le frère de Flaubert et le strabisme

Un de nos amis, qui dépouille systématiquement le Journal de Rouen, en vue d’une thèse de doctorat, nous a fait connaître cet article paru le 8 avril 1841. Il est intéressant à cause de Madame Bovary et de l’opération du pied-bot sur lequel nous reviendrons. Le ton de cet article montre l’enthousiasme que l’on avait alors pour ces genres nouveaux d’opérations et la célébrité qu’elle apportait à ceux qui les réussissaient.

A. D.

« Depuis quelque temps, les gens du monde autant que les hommes spéciaux de la science sont vivement préoccupés d’un procédé opératoire récemment importé en France, et qui a pour effet de redresser mécaniquement instantanément les yeux des personnes attaquées de strabisme ou vulgairement appelées louches.

Nous avons eu l’occasion d’enregistrer dans nos colonnes les succès obtenus à Paris d’après diverses méthodes qui semblent bientôt devoir se confondre en une seule par leurs progrès respectifs, tant il y a unité chez elles pour l’innocuité des effets et la bonté des résultats.

Nous n’entrerons à cet égard dans aucuns détails techniques ; mais nous ne pouvons nous dispenser de constater l’heureuse invasion que le procédé vient de faire dans notre localité par les soins de M. Achille Flaubert, fils du célèbre opérateur et chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Depuis un mois, M. Achille Flaubert a pratiqué à la clinique de l’Hôtel-Dieu un certain nombre de cas de strabisme, dont quelques-uns étaient fort compliqués, et les résultats ont, entre ses mains, répondu aux plus beaux de ceux qui ont été réalisés par les spécialistes de la capitale.

Nous avons eu connaissance des premières expériences faites ici ; nous avons voulu attendre la multiplication des épreuves et le rétablissement complet, et d’ailleurs si prompt, des organes opérés, pour en signaler les effets avec plus de connaissance de cause.

La bonne opinion que nous nous étions formée sur les premiers spécimens a encore été raffermie sur le vu des résultats d’autres opérations entreprises ici par M. le docteur Véry, collaborateur de M. Baudens, qui, ayant eu l’occasion d’opérer à Mantes une personne de Rouen, a été engagé à venir donner ses soins à d’autres personnes et a contribué ainsi à la vulgarisation des différents systèmes.

Chaque opérateur apporte à l’opération des modifications de détail qui lui sont propres ; les différences ne pourraient être discutées avec fruit que dans un journal spécial. Ce que nous avons à dire, c’est que les deux manières que nous avons été à même d’examiner ici sont également fort simples, très expéditives, causant une courte douleur assez insignifiante, une légère ophtalmie qui dure peu de jours, ne nécessitant aucun traitement, si ce n’est une simple imbibition d’eau froide renouvelée de temps à autre.

Les yeux opérés recouvrent plus ou moins complètement le parallélisme moral de la vision ; mais chez tous il y a progrès évident dans la mobilité des yeux et amélioration sensible de la vision ; chez un grand nombre, disparition entière de toute trace de l’ancienne infirmité et du passage des instruments chirurgicaux. Et ce qu’il y a surtout de précieux, pas un seul accident, soit ici soit ailleurs, à la suite de ces opérations, qui se comptent maintenant par milliers, et qui ont été tentées sur les personnes de l’âge le plus tendre comme sur les personnes d’un âge très avancé. (M. Véry a opéré ici une petite fille de trois ans et une femme de soixante ans).

On peut donc conclure que la médecine française a complètement fait la conquête de cette nouvelle branche de l’art de guérir les difformités. Au surplus le bienfait n’a fait ici que remonter en quelque sorte à sa source, et c’est le cas de dire que la France a repris son bien où elle l’a trouvé. Car, on n’a pas oublié que c’est des orthopédistes de Paris, et, pour parler plus équitablement et plus véridiquement, de notre célèbre compatriote le docteur Vincent Duval, qu’est partie l’initiative de la vulgarisation de la section des tendons et des muscles.

En rendant compte pour la première fois, il y a peu d’années, des merveilleux travaux entrepris par M. le docteur Duval pour le redressement des pieds-bots et des fausses ankyloses du genou, travaux auxquels l’Académie de Médecine et l’Académie de Sciences ont irrévocablement assigné la priorité sur tous les autres, nous avions osé proclamer qu’un monde nouveau venait d’être ouvert par là à la science opératoire. Nous en parlions, du reste, avec l’autorité de l’illustre Broussais, qui avait dit que la section des tendons, comme moyen curatif des difformités, était le fait le plus beau et le plus fécond de la chirurgie moderne.

Le génie de Broussais, sur ce point comme sur tant d’autres, avait visé juste. Quels pas la science n’a-t-elle pas faits dans cette direction depuis la prédiction de l’immortel auteur des Phlegmasies chroniques ? Des membres inférieurs, le procédé opératoire s’est successivement étendu à toutes les autres déviations ou articulations, et voilà maintenant la section des tendons et des muscles rendant la vue rectiligne aux louches et la parole facile aux bègues.

Pourtant, nous le disons avec douleur, quels honneurs civiques le pouvoir a-t-il fait descendre sur celui qui, le premier, a donné une si belle et si grande impulsion à cette branche de la science orthopédique ? Le docteur Vincent Duval, que nous sachions, n’a pas eu encore à répudier les présents d’Artaxerxès.

La fleur des champs brille à sa boutonnière. »