Roland Barthes et la nouvelle critique

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 36 – Page 44

 

Roland Barthes et la nouvelle critique

Roland Barthes, l’un des maîtres de la nouvelle Critique, interrogé par André Bourin (Nouvelles Littéraires, 5 mars 1970), a donné sa pensée sur Flaubert, en réponse à une question posée par le journaliste :

— Ce sont bien des raisons économiques et politiques qui vous ont influencé pour fixer cette date de rupture ?

— Oui. La situation du milieu du XIXe siècle tenait à la fois du sartrisme et du marxisme, dans la mesure où c’est l’époque où, économiquement, la démocratie bourgeoise se constitue véritablement en classe dominante. De son propre point de vue, ses conquêtes ne sont plus à faire : elles ont été couronnées, au fond, par la révolution industrielle 1848-1850. C’est là une considération strictement marxiste. Mais j’y ai mêlé une approche de type sartrien, portant sur la notion de bonne ou de mauvaise conscience, de bonne ou de mauvaise foi d’une classe sociale. Et j’ai cru pouvoir dire qu’à ce moment-là, la littérature bourgeoise, ou la littérature en tant que produit spécifique de la bourgeoisie, ne pouvait plus épouser spontanément et naïvement les alibis ou le système de valeurs morales de sa classe sociale, que commençait alors un déchirement de conscience entre l’écrivain et sa classe, et que ce déchirement se répercutait, paradoxalement, beaucoup plus directement dans les problèmes de forme que dans les contenus.

Voyez, par exemple, Flaubert. Il peut, quant au contenu, être considéré comme un écrivain typiquement bourgeois, sans problème, sans angoisse politique (cela Sartre l’a bien montré), mais au niveau de la forme (et en cela il apparaît comme un initiateur de la modernité) Flaubert a vécu un drame de l’écriture, un drame de ce qu’on appelait et ce qu’on appelle encore maintenant le style. Mais cela va beaucoup plus loin que le style. Vous connaissez toutes les phrases absolument poignantes de Flaubert sur le travail de la forme. Elles montrent qu’effectivement, il vivait avec déchirement la séparation, la sécession, le sevrage, si je puis dire, de l’écriture littéraire, loin, précisément, de la bonne conscience.