Croisset aujourd’hui

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 37 – Page 3

 

Éditorial

Lorsque nous retournons au pavillon de Croisset, en bordure de la Seine, et que nous essayons de retrouver parmi les constructions récentes les horizons familiers qui furent ceux de Flaubert pendant trente-cinq ans, nous nous demandons quelle serait son attitude, en face de ceux que nous observons aujourd’hui ? Il est certain que cet ancien hameau paisible de pêcheurs de Seine a bien changé depuis un siècle.

Il s’est considérablement rapproché de la ville turbulente, à cause de la ligne d’autobus qui le dessert. Il est vrai que le bateau qui faisait l’aller et le retour entre Rouen et La Bouille, existant depuis le XVIIIe siècle, diminuant sensiblement le temps et le trajet des habitants du Roumois venant à la ville, n’existe plus depuis une trentaine d’années et par conséquent ne s’y arrête plus. Flaubert s’y intéressait beaucoup : des amis l’empruntaient aussi bien à l’aller qu’au retour, comme lui-même, quand il lui en prenait la fantaisie : c’était le moyen le plus rapide.

Le chemin de halage de Croisset, en bordure de sa propriété, est devenu une route goudronnée et très fréquentée par les camions et les automobiles. Au point que pour notre réunion traditionnelle de mai, que nous avions l’habitude, quand il faisait beau, de tenir sous l’allée de tilleuls, à cause du bruit fusant des moteurs, plus qu’à celui plus étouffé des navires, gênant l’audition des paroles, nous avons cru nécessaire de nous replier sagement dans l’une des salles de la mairie de Canteleu-Croisset, ce qui ne nous empêcha pas ensuite de faire une visite de recueillement au pavillon.

Le père de Flaubert avait revendu sa propriété de Déville, pour ne pas entendre le bruit des rares trains de la future ligne de Rouen au Havre. Le fils n’aurait pas supporté davantage les bruits actuels, ceux de la route, du fleuve et également du chantier de constructions navales sur l’autre rive. Croisset n’est plus Croisset et nous nous en apercevons davantage chaque année. Ce n’est pas que Flaubert ait été particulièrement sensible à la nature, mais il aimait le calme et la tranquillité, il les trouvait dans ce hameau paisible. À cause du trafic maritime et industriel, la route sera sans doute élargie une année ou l’autre. Nous craignons que les services des Ponts et Chaussées, à qui tout est si facilement accordé, ne trouvent le pavillon bien gênant pour leurs desseins et ne songent, non pas à l’abattre, car il entre dans l’une des catégories des maisons historiques et par conséquent classées, mais à le déplacer vers le coteau d’une dizaine de mètres, ce qui naturellement serait fâcheux. Bien entendu, si telle perspective se précisait, nous serions vigilants et userions de nos becs et de nos griffes.

En cette année de protection de la nature et par conséquent des sites, nous songeons davantage à son avenir. Cette route de Dieppedalle était, plus que maintenant, bordée de maisons de plaisance du XIXe siècle, où des Rouennais fortunés venaient seulement passer les mois d’été et les abandonnaient l’hiver au froid, aux brouillards, ce qui explique le caractère plus léger de leur construction. La plupart d’ailleurs sont fortement délabrées, quand elles n’ont pas été démolies, faisant place à diverses usines, surtout depuis la fin de la dernière guerre. Si bien que le site champêtre d’autrefois se trouve fort modifié sur cette rive, autant que sur l’autre, anciens herbages plantés de pommiers ou de friches abandonnées aux romarins.

De plus, la rive gauche est devenue l’un des plus grands centres européens de produits chimiques et notamment d’acide sulfurique. Les vents d’ouest, les plus fréquents, emportent leurs fumées jaunes vers et sur la ville : la pollution atmosphérique y est intense et joue sur les végétaux et particulièrement sur les conifères dont un grand nombre disparaît lentement mais infailliblement. C’est ainsi que nous avons constaté que les deux thuyas du pavillon, près de la porte d’entrée, depuis quelques années perdent de leur vitalité, que des bras meurent régulièrement, si bien qu’avant une dizaine d’années, ils auront disparu comme tous ceux de la boucle. Ainsi deux autres témoins qui ne demandaient qu’à vivre auront disparu, victimes du siècle. Ils sont, pourquoi ne pas écrire étaient, les seuls survivants de l’ancien jardin de la famille Flaubert, avant que la ville de Rouen aménage artistiquement, en les respectant, celui que nous avons maintenant sous les yeux.

Protection de la nature, protection des sites, c’est bien de sonner l’alerte, mais ce tam-tam de l’année, lorsqu’elle sera terminée, qu’en adviendrat-il de tous les vœux et des enthousiastes résolutions ? Nous avons exposé sagement nos doléances, songeant uniquement à l’avenir du pavillon et s’il est encore temps à celui de ces deux autres témoins.

André Dubuc