Le chèque de la gouvernante anglaise

Les Amis de Flaubert – Année 1970 – Bulletin n° 37  – Page 37

 

Le chèque

Un peu avant la guerre de 1939, Francis Ambrière m’a révélé l’existence d’un chèque singulier qui avait été tiré à l’ordre de Gustave Flaubert. Mais avant d’en parler, je dois faire un grand circuit, comme s’exprime Mme de Sévigné au début de sa fameuse lettre de la prairie : Savez-vous ce que c’est que faner ?

* *

Le poète et romancier Émile Bergerat fut un grand ami de Flaubert dans les dernières années de celui-ci. Il était le gendre de Théophile Gautier. Je l’ai connu avant l’autre guerre, celle de 1914, mais peu. J’ai surtout connu et fréquenté son fils Théo, un bon gars, amusant, qui s’était fait exactement la tête de son illustre grandpère.

L’été, les Bergerat occupaient une villa cachée dans les dunes, entre Dinard et Saint-Lunaire. Une dame amie, qui devait faire la connaissance du maître, pataugea vainement à la recherche de cette villa. Elle rencontra par chance un clochard hirsute, qui connaissait les choses et les gens, et qui put la tirer d’embarras. Elle remercia le clochard par une pièce de dix sous, et parvint à l’introuvable maison. Malheureusement, le maître était absent, on la pria d’attendre. Elle attendit. Bergerat parut bientôt : c’était le clochard de la grand-route. Et cette donnée me dispense de décrire l’homme. Voilà mon premier circuit terminé.

Ma femme, médecin, et moi séjournions alors chez des amis à Saint-Lunaire. Le bon gros Théo, qui était quotidien chez ces amis, pria un jour ma femme de venir examiner sa sœur, Mme Devriès, qui, sans être précisément malade, languissait et se plaignait de malaises. Ma femme et moi nous nous rendîmes dans la villa des dunes.

Je n’ai aucun souvenir, après soixante ans, d’Estelle Gautier et de son gendre Devriès. La fille était grande, forte, bien proportionnée et n’offrait aucune apparence de maladie. Ce qui me frappa, ce fut, outre Émile Bergerat, un homme massivement assis dans un fauteuil, la tête considérable et un menton charnu : le prince des poètes Léon Dierx, qui avait succédé à Stéphane Mallarmé dans cette dignité. On devine si j’étais ému. Là, devant moi, le prince des poètes, dont j’avais lu les meilleurs vers —, notamment Octobre ! Il n’ouvrit pas la bouche, et je trouvai normal ce silence de Dieu. (Peu après, quand je fis la connaissance de Guillaume Apollinaire, je fus frappé de la similitude qui existait entre les têtes du vieux et du jeune poète. Mais Guillaume Apollinaire n’était point muet).

Les Devriès, Estelle Gautier, ma femme, se retirèrent dans une chambre. Théo tint compagnie au prince Léon Dierx dans le salon. Et Émile Bergerat m’entraîna dans le jardin.

Le jeune homme sans œuvre et sans annonce que j’étais ne présentait aucun intérêt à l’écrivain notable. Mais j’avais lu récemment de lui un roman qui m’avait ému et enthousiasmé, et je l’avouai à son auteur. J’ai tout oublié de cette œuvre, les personnages, les épisodes, la psychologie s’il y en a, et je ne suis jamais retourné y voir et je n’y retournerai jamais. Donc, tout oublié, sauf le thème essentiel, qui est un chèque. Le roman s’intitule d’ailleurs Le Chèque. Une jeune femme, dont les détours et les difficultés sont abolis dans ma mémoire, s’engageait par ce chèque à payer au bénéficiaire, tel jour qu’il lui conviendrait, sa propre personne, corps et âme. Que répondit Bergerat à mon juvénile enthousiasme ? Là aussi, complète amnésie, et j’ignore si Bergerat fut une pie ou une carpe.

Nous rentrâmes au salon, et bientôt nous y rejoignit le groupe de la « malade », avec la « malade » elle-même. Ils avaient une drôle de tête. Le médecin annonça : « Madame Devriès, qui n’était pas malade du tout, accouchera demain ou après-demain ». Stupeur et premier silence de pierre. Personne ne se doutait de rien, pas même l’intéressée, à moins qu’il n’y eût en elle feintise. Je ne le croirais pas si on me le contait aujourd’hui, mais, comme dit La Fontaine, j’y étais et telle chose m’advint. L’accouchement eut lieu le lendemain, ainsi qu’il avait été prévu in extremis. S’il vit, l’héritier des Devriès doit avoir aujourd’hui une bonne soixantaine d’années (1970).

Voilà bouclé mon second circuit.

* *

Vingt-cinq ans après cette histoire de Saint-Lunaire, — Léon Dierx et Émile Bergerat étant morts tous deux —, Francis Ambrière, avec qui je m’entretenais de Flaubert dans les bureaux du Mercure de France, me révéla un chèque tout semblable à celui du roman de Bergerat, mais celui-là parfaitement réel, un chèque tiré au profit de Flaubert par une jeune gouvernante anglaise, celle-là même, semble-t-il, qui s’occupait de la petite nièce Caroline à Croisset. Elle s’y engageait à payer à Flaubert sa propre personne quand il voudrait. Pourquoi pas sur place et sur l’heure ? Il eût été dangereux et indélicat que les accordailles se produisent à Croisset, entre la mère et la petite nièce, ou bien même dans une escapade à Rouen. Il fallait attendre le retour de la jeune gouvernante dans ses foyers, en Angleterre. Sous un prétexte quelconque, Flaubert fit alors un bond jusqu’à Londres, où le chèque, m’assura Francis Ambrière, fut « honoré ».

Je citai à mon confrère le roman de Bergerat, qu’il ignorait, et il ne douta pas.

Flaubert adorait son maître Théophile Gautier jusqu’à la dévotion, et il le tutoyait, de même que ses deux filles, Judith et Estelle. L’amitié intime qu’il eut pour Bergerat fut comme un héritage de celle-là. Or, malgré sa vieille devise « Cache ta vie », Flaubert se racontait volontiers à quelques proches, surtout dans les dernières années, et il dut narrer à Bergerat l’histoire de la gouvernante anglaise d’où est sorti le roman Le Chèque (1).

Savez-vous ce que c’est que faner… ou glaner ?

Gérard-Gailly

(1) Émile Bergerat : Les drames de l’honneur : Le chèque. Roman. (Paris, P. Ollendorf, 1893, in-18, 376 F. [B.N. 8 Y 2 , 48097).