Le Château des coeurs : Le pays de l’innocence

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 38 – Page 6

VI

Le pays de l’innocence

Le soleil se lève sur un grand paysage. Montagnes dentelées à l’horizon ; à droite, au fond, une tente. Un peu plus en avant un rocher. Arbres très hauts. Nature âpre et majestueuse.
I – Les Pasteurs, Chœur :

Habitant loin des villes, sur le plateau des montagnes, et dans l’azur d’un air immaculé, rien n’altère nos cœurs robustes, rien ne trouble notre cœur.

Aussi loin qu’il y a des herbes, nous poussons devant nous nos troupeaux, et quand nous revenons en arrière, le gazon a refleuri.

Nos pensées comme les mages arrivent et s’en vont, perdues dans l’immensité tout à coup et sans plus laisser de traces et de souvenir.

Nous avons les pieds durs comme des cailloux, les cheveux libres et longs comme des lianes, et couchés à plat ventre sur la terre, nous sentons quelque chose d’éternel palpiter contre nos poitrines.

Pendant la nuit nous contemplons les étoiles, puis quand nos yeux s’abaissent, nous les retrouvons à côté de nous, dans nos bras, sur le visage de nos femmes.

Les grands bœufs ruminent dans la rosée et la voix du chien coupe par saccades le bruit continu du torrent.

À la première blancheur du matin le vent froid nous réveille. La joie de re-sentir la vie éclate en nous, comme la lumière du soleil au-delà des monts. Alors les fleurs s’entr’ouvrent. L’infinité des choses remue dans une liberté sans limites.

C’est lui ! c’est lui ! il monte ! il nous réchauffe ! debout !

Les Femmes :

Cousant avec des fils d’écorce le cuir des tentes et remplissant de lait écumeux les calebasses, nous soignons nos époux les pasteurs à longue barbe.

Nous marchons avec eux, côte à côte, pas à pas derrière les moutons qui broutent.

Souvent deux papillons voltigent ensemble autour d’une fleur. Mon cœur à moi et celui du compagnon ne quittent pas non plus la prairie et ils tourbillonnent d’accord, autour de la tente, dans le cercle fatale (sic) d’une destinée commune.

Pendant la nuit le vagissement clair des chèvres se mêle aux doux sanglots du nouveau-né — et d’une seule main en sommeillant, nous le balançons dans son berçeau (sic) fait d’un tronc d’arbre — jusqu’au jour.

Alors les oiseaux chantent et la terre fume comme un manteau mouillé.

C’est lui ! c’est lui ! il monte ! il nous réchauffe ! debout ! (1)

Les pasteurs se lèvent, les femmes prennent des corbeilles, les hommes leurs grandes houlettes. Agitation générale.

II – Les Pasteurs, Paul, Dominique (on entend leurs voix dans la coulisse).

Paul :

— Eh ! tu m’ennuies, bavard !

Dominique :

— J’ai pourtant raison, monsieur ; salut ! indigènes, salut !

         (Tous s’avancent vers Paul et l’entourent).

Un enfant (lui offrant un panier) :

— Voilà des figues cueillies pour toi.

Une jeune fille :

— Et un collier rouge fait avec des baies d’églantier.

Une femme :

— Prends cette toison blanche que j’ai lavée moi-même dans la fontaine.

Un jeune homme :

— Veux-tu venir avec nous chasser les antilopes ou tâcher d’abattre les aigles à coups de fronde ?

Paul :

— Non merci, mes amis, merci ! occupez-vous de vous-mêmes et ne vous gênez plus. (Doucement) Allez, allez.

Il ne reste qu’un petit groupe de pasteurs accroupis au fond du théâtre à droite. Les autres s’éloignent peu à peu. Paul les suit des yeux.

III – Paul, Dominique.

Dominique :

— Monsieur !

Paul :

— Eh bien ?

Dominique :

— Si nous faisions comme eux ? Si nous nous en allions aussi ? — et tout-à-fait !

Paul :

— Pourquoi ?

Dominique :

— Ah ! c’est que le paysage de ces braves gens, j’ai l’honneur de vous le répéter, peut être fort beau, mais il manque complètement de roastbeef et de bourgogne surtout, et de café. Oh ! une pauvre demi-tasse !

Paul :

— Goinfre !

Dominique :

— Sans compter qu’ils ne sont pas non plus très forts ! Au moins les Turcs aiment la pipe, les Nègres la chique, les Chinois l’opium, les Bédouins l’absinthe et les Samoyèdes la chandelle ! Avec tous ces gens-là on peut causer. On a quelque chance de rencontrer une sympathie. Mais ici.. ah !

Paul :

— C’est une belle existence cependant !

Dominique :

— Oui, mais trop de laitage !

Paul :

— Les fatigues d’un travail exorbitant, les défaites de l’ambition, et l’étourdissement que vous procure la grande machine civilisée, ils ne connaissent rien de tout cela !

Dominique :

— Parbleu ! ils ne connaissent rien du tout !

Paul :

— On voudrait même y vivre perpétuellement. Si l’on pouvait dans cette solitude avoir le cœur désiré, la bien-aimée inconnue !

Dominique (croisant les bras) :

— Mais, saperlotte, il faut que l’on vous ait jeté un sort, mon pauvre maître, pour vous plaire dans un pareil endroit, vous qui en avez vu de si beaux ! Quand est-ce que cela finira ! Voyons, et puis ce je ne sais quoi que vous cherchez, le but de votre voyage enfin, ce n’est pas la manière de l’atteindre.

Paul (ébahi) :

— Ah ! — il a raison ! j’oubliais…

(La bague de Paul se met à briller) Cette lumière… elle aussi me rappelle mon devoir ! Elle me montre là-bas dans un lointain mystérieux le château des gnomes. Oui ! Partons !

Trouve-moi des cordes pour descendre les précipices !

Amène en bas deux chevaux ! dépêche-toi ! nous allons courir par toute la terre ! Viens ! Je ne m’arrête plus !

Dominique (qui est remonté en haut de la scène) :

— Mais je vous attends !

Paul (avec un soupir) :

— Allons ! II y avait cependant ici, un charme…

(Sur le côté gauche, entre les coulisses apparaissent deux têtes de chameau et en même temps plusieurs chameliers en petite tunique bleue, bras et jambes nus, turban) (2).

D’autres voyageurs — Qui êtes-vous ?

(Les chameliers sans répondre se mettent bien vite à descendre et à rouler sur la scène quantité de ballots. Au bruit que l’un d’eux fait, en tombant, Dominique se retourne).

Dominique :

— Ah ! De la compagnie ! Dieu soit loué !

Paul :

— N’importe ! Suis-moi !

IV – Les Précédents, le Roi des gnomes dans le costume de groom du tableau précédent.

Le groom (aux chameliers) :

— Disposez vite tout ce qu’il faut. (Apercevant Paul, à part) J’étais sûr de te trouver, toi ! L’innocence a ses séductions comme le vice. Je t’y ai pris, mon mignon.

(Paul est déjà remonté au fond, vers le groupe de porteurs et les chameliers ont étalé sur le devant de la scène à droite, entre des coussins, un tapis sur lequel ils rangent toutes sortes de provisions de bouche, bouteilles, plats, cafetières, gobelets, etc.)

Dominique :

— Une collation ! Monsieur, arrêtez ! pardon, Excellence, ou plutôt collègue car je vois à votre uniforme que nous sommes un peu frères. Comment se fait-il ?

— Un pâté ! et des petits ronds de beurre, comme en France ! ça me rappelle ma pauvre mère, mon pays ! (il se laisse tomber sur les coussins)

Paul (appelant) :

— Dominique !

Dominique :

— Je renoue mon soulier, un instant ! (apercevant une bouteille à cachet rouge) Ô bonnet rouge de la liberté ! que je te presse sur mon cœur ! non ! sur mes lèvres ! (au groom) Peut-on…

Le groom :

— Oui, oui, tout à votre aise.

(Dominique après avoir arraché le bouton (sic pour « bouchon ») se précipite sur les plats).

Paul :

— Arrive donc, animal !

Dominique (d’un ton scandalisé — la bouche pleine) :

— Ah ! Monsieur !

Paul :

— Toi qui avais si hâte de partir ?

Dominique (pendant que le groom-roi des gnomes le sert) :

— Le paysage a changé ! encore un petit morceau, s’il vous plaît — et puis je suis de votre avis, à présent ! (au groom qui tient deux bouteilles) Non ! Toujours du même ! C’est une population excellente — oui, un peu de sauce — et de la moutarde, des sardines, du linge blanc, jusqu’à des cueillers (sic) pour le sel, tous les bienfaits de la civilisation, mais regardez ! Mettez-vous-y !

Paul :

— Lève-toi, imbécille (sic) ! Ces douceurs-là, pas plus que les autres ne me retiendront ! En route !

Dominique (se levant lentement) :

— Résignons-nous ! (il met la main devant ses yeux, pour apercevoir quelque chose vers la gauche).

Tiens… tiens… qu’est-ce qui vient, là-bas ?… une voiture ? Ah ! elle s’arrête !

(Les pasteurs sont montés sur le rocher à droite, et ils se font entre eux des signes, en se désignant quelque chose à l’horizon).

Diable m’emporte ! une femme en descend !

(Du côté droit accourt une foule de pasteurs, enfants en tête, qui se précipite vers la gauche).

La Foule :

— Voyons, voyons, voyons.

Dominique :

— Monsieur, une belle dame ! une Parisienne.

Paul revient sur ses pas — et au milieu de la foule qui s’empresse autour d’elle, avec de grandes marques d’étonnement et de joie — Jeanne apparaît, dans un élégant costume de voyage, très maquillée.

V – Les Précédents – Jeanne.

Le groom :

— Écartez-vous, drôles !

Paul :

— Quelle beauté !

Le groom :

— Allons, place, place ! (la foule fait cercle)

Dominique :

— Je trouve qu’elle a un faux air… (riant tout à coup) Suis-je bête ! comme si c’était possible !

Paul :

— Je l’ai déjà vue… où donc ? Ah, dans mes rêves… sans doute ?

Jeanne (vivement) :

— Il ne me reconnaît pas. Bien ! D’autant plus que dans un pareil milieu…

Le groom :

— Tu as meilleure chance de lui plaire, certainement ! Mais n’oublie pas mes leçons, celles de là-bas, comme les autres. Avance.

Paul (saluant timidement) :

— Madame… (à part) Pour qu’un être tellement merveilleux se rencontre ici avec moi, c’est que le ciel sans doute l’a voulu, serait-ce par hasard ?

Jeanne (imitant les gestes du mannequin) (3) :

— J’ai laissé en bas mon landau avec tous mes gens. Pas de cérémonie, n’est-ce pas, à la campagne. Bonjour ! bonjour ! mon bon !

Paul (à part) :

— Quelle familiarité ! C’est un indice, un signe ? (haut) Oserai-je demander devant qui…

Le roi des gnomes-groom (avec aplomb) :

— Nous sommes la veuve d’un major anglais, décédé dans les Indes.

Jeanne (avec un soupir prétentieux) :

— Hélas !

Le groom :

— Et nous allons à la recherche de sa cendre, pour lui faire élever un monument.

Paul :

— Comme j’ai connu moi-même ces douleurs, madame, daignez recevoir, si inutile qu’elle puisse être, l’assurance de ma sympathie.

Jeanne :

— Mais, certainement, je l’accepte ! Comment donc ? plus on est de fous plus on rit.

Paul (à part) :

— Cette gaîté bizarre est pour m’éprouver sans doute ? (haut) Quel bonheur exquis que de rencontrer la vôtre dans l’absence de toute affection, dans ce voile affreux où je me trouve.

Jeanne :

— De la tristesse, hâ ! hâ ! hâ ! de l’élégie ? allons donc ! Je ne donne plus là-dedans moi, hâ ! hâ ! hâ !

— Le groom (bas) :

— Très bien !

Paul (à part) :

— Se moque-t-elle ? Et cependant son regard dément la froideur de ses paroles. (haut) Oh ! non ! ne vous calomniez pas ! vous savez comme moi que rien au monde ne vaut ces chimères-là dont se moquent les sots. Car plus éblouissante que la richesse et plus suave que toutes les joies, au-dessus de la vie et l’embellissant d’un reflet d’or, il y a toujours, n’est-ce pas, quelque chose, une espérance, presque une certitude qui vous attend, qui nous attire pour nous emporter dans le ciel ! (4)

Jeanne (naïvement émue) :

— Je crois vous comprendre ? continuez !

Le groom (bas) :

— Jeannette !

Paul :

— Mais l’intervalle entre mon cœur et cette félicité a, maintenant, disparu.

Jeanne :

— Et à moi aussi ! à moi aussi !

Le groom :

— Prends garde !

Paul :

— Ma vie entière, mes chagrins, tout s’efface. Ah ! regardez-moi encore. En restant dans vos yeux, il me semble que j’avance et que je me perds dans des profondeurs de délices.

Le groom :

— Souviens-toi malheureuse !

Paul :

— Et je voudrais vivre toujours ainsi, sans songer à rien autre chose sur la terre !

Jeanne :

— Cependant, mon ami, vos intérêts, vos capitaux.

Paul :

— Il s’agit bien d’argent et des intérêts de la vie, quand nous avons devant nous et comme posé par Dieu même pour être le berceau de notre amour, tout ce splendide horizon avec la majesté des arbres, l’harmonie des eaux, le grand parfum des fleurs, la nature immense qui nous entoure.

Jeanne :

— Certainement ! C’est très beau, très joli ! Mais cependant permettez, si l’on reculait ce rocher et que l’on fit (sic) avancer ce gros arbre, en abaissant cette colline, avec une route au milieu pour égayer le paysage, qui a du cachet, je vous l’accorde, on aurait un point de vue véritablement digne d’étude pour un artiste (5).

Paul :

— Eh ! laissez là vos beaux-arts !

Jeanne (étonnée, au roi des gnomes) :

— Comment ? il n’aime pas les arts ?

Paul :

— Ah ! songeons plutôt au bonheur de passer tous nos jours.

Jeanne :

— Dans un petit chalet.

Paul :

— Un chalet, soit !

Jeanne :

— Et avec un piano ?

Paul (à part) :

— Ah ! elle est trop bête !

Jeanne :

— Un bon piano ! tenez, j’en ai un (on pousse vivement un piano qui se trouve parmi ses bagages).

Paul :

— Miséricorde, jusqu’ici !

Jeanne :

— Un air varié ? Voulez-vous ? je me sens exaltée par la vue de ce spectacle grandiose (6) (à peine a-t-elle préludé que la voix des Pasteurs s’élève).

Les Pasteurs (chant) :

« Il est temps de descendre dans les plaines

Poussez, ô frères, vos troupeaux.

Jeanne :

— Qu’est-ce donc ?

Paul :

— Écoutez !

Les Pasteurs (chant) :

« Les chemins sont trop étroits pour eux. Ils se pressent aux flancs, leurs cornes s’entrechoquent et le battement de leurs cent mille pieds fourchus ressemble au pas d’une armée qui s’avance pendant la nuit.

Ils vont ensuite se répandre tout à l’aise et l’on verra les buffles, de place en place, dans les herbes, comme des roches noires dans un océan vert.

Les avez-vous comptés ? Prends garde, ô pasteur, d’en prendre un seul ! Monte sur la roche, allonge ta vue, c’est jusque là-bas qu’il les faut conduire !

Là-bas, pour qu’ils boivent à l’heure de midi ! Ils secouent leurs oreilles sous les moucherons qui bourdonnent et enfouis dans la vase au bord de la fontaine, les taureaux avec leur salive d’argent ont l’air pensif comme un conseil de vieillards, à barbe blanche » (7).

Jeanne :

— Mais c’est épouvantable la musique de ces sauvages-là !

Paul :

— Ah, moi, j’y trouve comme un large coup de vent et qui m’apporte  l’émanation d’une vie robuste, patriarcale et libre !

Jeanne :

— C’est trop de bœufs ! trop de boucherie ! Fi donc ! j’ai tout un abattoir dans la tête !

Paul (à part) :

— Décidément, elle est stupide !

Jeanne :

— Admirez ceci plutôt, tenez ! (elle chante)

Romance

1er couplet poético-sentimental. Ce que j’aime c’est la cloche du soir, la petite fleur sur l’herbe, le bon pauvre au galbe évangélique, le bruit de la ferme et ses gais travaux, les faneuses (un peu de paysage, déjà).

Mais ce que j’adore, c’est ma mère, ma bonne mère.

2e couplet plus folâtre. J’aime la valse légère, les liserons à ma fenêtre, les rubans, les bambous, le bois, l’opéra, mon canari, mon petit poney, les bains de mer, le printemps. Mais ce que j’adore, c’est ma mère, ma bonne mère.

3e couplet, idéal entier. J’aime l’escarpolette, des cygnes sur le lac, la nacelle, les bosquets, quelque chose de calme, de fleuri et de plat comme mon cœur. Assise dans le kiosque au bord de la route, je le vois venir, le long des caisses d’oranger, celui que j’idolâtre, le jeune militaire » (8).

(Pendant que Jeanne chantait et à mesure que la romance devenait plus intense de vulgarité, peu à peu le paysage s’est amoindri, les montagnes se sont abaissées, les arbres se sont taillés d’eux-mêmes et sur les pentes des rochers ont paru de petits chemins avec du sable jaune, le tout de façon à reproduire un jardin à la française des environs de Paris.

Paul, auprès du piano, reste la tête basse).

Jeanne :

— Comment, vous ne trouvez pas cela gentil ?

(Paul toujours muet la considère d’un air lamentable).

— Préférez-vous une chansonnette comique ? avec beaucoup de paroles, entre les couplets ? Je sais faire les imitations !

Paul (douloureusement) :

— Oh non ! non ! (en se détournant il aperçoit le paysage nouveau et s’écrie)

Horrible !

Les Pasteurs (chant) :

« Adieu ! adieu ! adieu ! (trois appels de cor)

Nous partons pour ne plus revenir. La terre est épuisée. Allons chercher ailleurs notre vie.

Mais le voyage est long ! et voilà l’hiver ! Devant nous les pluies, la tristesse et l’inconnu.

Femmes, tirez par le bras votre enfant qui marche en pleurant.

Adieu ! adieu ! adieu ! (cor)

Ils périront en voyage, les agneaux trop jeunes et aussi les béliers trop vieux ! Derrière nous, des ossements blanchiront. Le grand troupeau diminuera et de toute la race, plus un seul. Rien que des traces de sandales effacées bientôt par le vent !

Repoussez sur nous, herbes des prairies.

Adieu ! adieu ! adieu ! (cor)

Jeanne :

— Ah ! enfin ! disparus.

Paul :

— Cependant !

Jeanne :

— Car avec leurs peaux de bête et leur parfum d’étable ils vous soulèvent le cœur et les femmes donc, pas même ce piquant, cette gentillesse que l’on trouve à présent dans les campagnes (9).

Paul :

— Mais comment donc, au nom du ciel, voulez-vous qu’ils soient !

Jeanne :

— Agréables ! c’est bien simple.

(Aussitôt, arrivent en trottinant deux bandes de paysans, rococo ; bergers et bergères avec des rubans à leur chapeau, des culottes jaunes, des vestes roses, des paniers de fleurs au bras et des houlettes.

Ils chantent).

I – Paul. Dominique, le roi des gnomes en groom.

Jeanne, les Bergers – rococo.

Chœurs des bergers

Honneur à notre châtelaine

qui vient de nous tirer de peine

en bannissant tous ces lourdauds

tous ces vilains tous rustauds

— — — — — — — — — — — —

leurs mines… leur… quel l’horreur (sic)

Mais du fard, du… quel bonheur (10)

Jeanne :

— Oui ! voilà mon rêve ! charmant, exquis, enchanteur ! C’est Watteau, Pompadour, bois de rose, talon rouge et Régence !

Le Bailli (habit noir à la française, perruque à marteau) :

Moi, le bailli de ce village, j’ai l’honneur de vous présenter cet essaim de fillettes, ces jouvenceaux coquets, ces moutons frisés, tous décents, jolis, incapables d’inconvenances, sages comme des images et qui vont danser pour vous réjouir.

Ballet

Quelques-uns des bergers posent çà et là sur le gazon fleuri des moutons, avec des faveurs roses au col, qu’ils avaient apportés dans leur panetière, après quoi ils se mettent tous à les garder en cadence, pendant que dans le fond du théâtre, les Bergères rangées en haie languissent.

Rose poursuit Colas, lequel se dérobe. Mais un petit Amour apparaît et lance une flèche à Colas qui immédiatement court après Rose.

Les Bergers poursuivent les Bergères atteintes par les flèches de l’amour ; bientôt elles se laissent attraper et se réjouissent au bras des bergers.

L’amour en barde tous les moutons qui bêlent de douleur. Puis, furieux de voir Paul insensible, il lui en décoche quelques-unes qui tombent à ses pieds. Les Bergers et les Bergères le veulent entraîner dans leur danse. Il se débat contre eux, et parvient à s’échapper.

Paul (s’en allant) :

— Laissez-moi !

Jeanne :

— Reviens ! reviens ! Aimons-nous !

Paul :

— Pas de cette façon là, toujours.

Jeanne :

— Écoute-moi.

Paul :

— Non jamais ! (il disparaît par le côté gauche et crie dans la coulisse 🙂 Dominique !

Dominique (qui s’est remis depuis le milieu de la scène précédente à boire et à manger, sur le tapis, et qui n’a cessé de s’empiffrer à l’écart, tranquillement, se lève en sursaut) :

— On y va ! et le pâté qui n’est pas fini !

Paul (au loin) :

— Dominique !

Dominique (debout, au milieu de la scène, sur le devant) :

— Monsieur ! ah ! c’est dommage ! L’un me retient, l’autre m’appelle. Le devoir par ici, le plaisir par là ! Ah ! mon Dieu ! (D’une des bouteilles de vin sort un énorme tire-bouchon qui le happe dans le dos et le tire du côté droit tandis que la poignée courbe de la canne de Paul, que Paul en s’en allant portait sur son épaule, en s’en allant (sic) s’allonge, lui fait comme un carcan et le tire à gauche).

— Lequel suivre ?

Paul (encore plus loin) :

— Dominique ! (un coup sec de la canne l’entraîne).

Dominique (cédant au mouvement) :

— Oui, soyons vertueux !

VII – Les Précédents, moins Paul et Dominique. Jeanne (atterrée, les bras pendants et serrant ses mains, considère le roi des gnomes auprès d’elle) :

— Eh bien ?… Eh bien ?

Le Bailli (s’avance d’un air discret) :

— Qu’avez-vous ?

Jeanne (éclate en sanglots en s’appuyant sur l’épaule du Roi-groom qui la soutient) :

— Ah ! je suis horriblement malheureuse !

Les Bergers (lui disent en deux vers chantés) :

« Pour dissiper votre tristesse

Nous allons recommencer nos folichonneries ».

Jeanne (les regarde quelque temps sans comprendre, puis tout-à-coup s’écrie) :

— Misérables ! c’est vous qui en êtes la cause ! Avec vos fadeurs imbécilles (sic). Moi-même j’ai gardé les dindons, peigné le chanvre et fait la litière aux vaches, je connais la campagne ! Elle a plus de sueurs que de parfums et moins de roses que de fumier ! Allez-vous en ! Illusions, bergers, bouquets et musettes ! Je hais tout cela ! Non ! non ! plus de tout cela ! (de fureur, elle déchire ses vêtements.

Où est-il ? Je veux lui dire que je le trompais ! Paul, Paul (elle court de côté et d’autre, les vêtements en lambeaux, échevelée, éperdue, haletante, renversant tout devant elle, les bergers s’enfuient).

— Attends-moi. Réponds ! Je vais venir ! me vois-tu ? écoute ! Paul (elle revient sur le devant de la scène près du Roi).

— Ah enfin ! Je l’ai perdu, pour toujours !

Le Roi :

— Par ta faute ! Tu t’y es mal prise !

Jeanne (vivement) :

— N’est-ce pas ? j’aurais dû me nommer.

Le Roi :

— Mais tu en serais morte, l’oublies-tu ?

Jeanne :

— Ah ! mais que fallait-il donc faire ? et c’est moi-même qui l’ai chassé ! Plutôt que de me contraindre dans tout ce factice (11) qui m’étouffait le cœur, j’aurais dû lui parler simplement, et ne pas l’étourdir par le caquet de mes élégances ineptes. Si j’avais été une autre, je lui aurais plu, peut-être ? Il lui faudrait donc quelqu’un avec moins de fard sur la joue, moins de sottises aux lèvres et de singeries dans les manières, une femme qui le gagnerait par la modestie de sa tendresse — une bonne épouse — une simple bourgeoise.

Le Roi :

— Tu veux en être une ?

Jeanne :

— Est-ce qu’il m’aimerait alors ?

Le Roi :

— Je le pense !

Jeanne :

— Comment le devenir ?

Le Roi :

— Oh ! cela est facile !

Jeanne :

— Fais donc !

Le Roi :

— Tu l’exiges ?

Jeanne :

— Oui ! oui ! oui ! où le trouver ?

Le Roi :

— Viens — par là — Suis-moi ! (12)


 

(1) Ce long prélude ne présente aucune rature dans le manuscrit. Cette constatation est du plus haut intérêt. Flaubert rédigeait de verve les passages « lyriques », ce qui tend à prouver que son génie profond le poussait à la composition de pages de ce genre. En revanche, les ratures sont fort nombreuses dans le dialogue, forme d’expression, qui n’apparaît donc pas comme naturelle pour le génie de Flaubert. On peut donc conclure que, d’une part, Flaubert eût pu devenir un grand poète en prose et que, d’autre part, il n’était pas réellement « doué » pour la forme dramatique.

L’on sait que le Château des Cœurs a été rédigé assez rapidement, comme la première version de la Tentation de Saint-Antoine. Or, le prélude de ce tableau rappelle irrésistiblement, par le style et le rythme, nombre de passages de cette première version de la Tentation. Le chœur des pasteurs ne laisse pas également de faire penser aux « versets » claudéliens. C’est là un secret de l’art de Flaubert généralement méconnu.

(2) L’apparition des chameliers pourrait être un souvenir du voyage en Orient.(3) Allusion aux mannequins du tableau précédent, « l’Île de la Toilette ».

(4) On croirait entendre Rodolphe séduisant Emma !

(5) Cf. Dictionnaire des Idées Reçues, article Cachet (édition Caminiti, p. 153).

(6) Cf. Madame Bovary (IIe partie, ch. 2) : (Léon) « Je ne m’étonne plus de ce musicien célèbre qui, pour exciter mieux son imagination avait coutume d’aller jouer du piano devant quelque site imposant ».

(7) Comme le prélude, ce chant des pasteurs se présente, dans le manuscrit, exempt de toute rature.

(8) Satire très suggestive d’un certain bric-à-brac romantique. En particulier, le second couplet fait penser aux dessins de Gavarni et l’on retrouve dans Madame Bovary (1ère partie, ch, 6), les cygnes, le lac, les nacelles, les bosquets. Quant aux caisses d’oranger, on les retrouvera, curieusement, dans l’Éducation Sentimentale (1ère partie, ch. I) : « À ce moment, une jeune dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses d’oranger » Ces couplets ont été également rédigés de verve.

(9) Cf. Dictionnaire des Idées Reçues, article CAMPAGNE.

(10) Couplet en vers inachevé. Comment se fait-il que Bouilhet n’y ait pas mis la dernière main ? Il est vrai qu’on lit, dans une lettre de Flaubert à Jules Duplan : « J’ai fini le Château des Cœurs depuis mercredi dernier. Il ne me reste plus que les vers (dont j’ai l’esquisse) à écrire (…) Monseigneur a passé par des états déplorables. Telle est la raison de son silence vis-à-vis de toi et de son inaction dans la féerie ». En tout cas, ces vers inachevés tendent à donner raison à Du Camp, selon lequel « Flaubert n’avait jamais pu mettre un alexandrin sur ses pieds ».

(11) On retrouve ici la satire du factice qui date, chez Flaubert, très exactement du voyage en Bretagne (1847), et qui a été abondamment illustrée dans le tableau précédent (l’île de la Toilette). Ce sera également par dégoût de l’existence factice qu’il mène à Paris, que Frédéric rejoindra, un jour, Nogent (l’Éducation Sentimentale, IIIe partie, ch. 5).

(12) La fin de cette scène, à partir de : « Jeanne (les regarde quelque temps sans comprendre puis tout à coup s’écrie) », se retrouve dans les différentes éditions de la pièce, et constitue la transition entre le cinquième tableau et le « sixième » (en réalité, le septième). Mais, bien entendu, Jeanne ne s’adresse pas aux bergers, mais aux couturiers et aux modistes de « l’Île de la Toilette ».

Il n’y a que quelques modifications de détail que l’on pourra constater en confrontant les deux textes.