Structure de la tentation dans les contes cauchois de Maupassant

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 38 – Page 34

Structure de la tentation dans les contes cauchois de
Maupassant

Les remarques célèbres que Maupassant a écrites sur son art : « tuer le romanesque » dans le roman, y présenter des gens « qui n’ont pas d’histoire », y remplacer « la ficelle unique qui avait nom : l’intrigue » par « un groupement adroit de petits faits constants » peuvent caractériser des œuvres telles que Une Vie, dans l’ordre du roman ; La Maison Tellier, dans l’ordre de la nouvelle ; Le Père Amable, dans l’ordre du conte. C’est-à-dire des œuvres, comptant parmi les meilleures, dans lesquelles la force de l’intrigue semble s’exténuer en une suite de scènes, et le flux narratif échapper à toute tension.

Mais, à un autre pôle de son génie d’écrivain, existe une série d’œuvres fortement structurées dont les formules précitées ne peuvent rendre compte : les personnages y vivent au contraire une histoire singulière, et le temps, le hasard, les effets de « télescopage » y jouent pleinement leur rôle romanesque.

C’est de ces œuvres que nous entendons traiter, en prenant comme exemples quelques contes normands qui inscrivent une aventure humaine dans la terre, ou au large des côtes du pays de Caux.

Certains de ces contes pourraient être appelés contes de la tentation. Tentation de gagner beaucoup, ou tentation d’éviter une perte, les entreprises des personnages s’y détachent sur un fond de cupidité présupposée, dont la fonction littéraire est de rendre crédibles des démarches aussi hasardeuses que celles d’un Chicot, qui assassine au calvados une vieille fermière… Conte après conte, Maupassant use diversement du ressort de la tentation. Le cas le plus simple est celui où cette tentation est suivie d’accomplissement. Le personnage cède à ce que lui suggère son intelligence devant une situation embarrassante, ou à ce qu’autrui lui propose.

Ainsi, dans Le Vieux, la coïncidence d’une agonie et du repiquage des colzas impose au fermier d’inventer une solution :

— C’est dérangeant pour les cossards… qu’il faut r’piquer d’main…

— T’auras ben d’main pour les cossards…

— Oui, mais d’main qui faudra qu’invite (qui devra inviter R.A.) pour l’imunation… ».

La tentation de bousculer les usages sociaux, la tentation du mensonge, mûrit chez la femme du paysan : « Sa femme parut inquiète… elle réfléchit quelques instants… la femme après avoir médité deux ou trois minutes prononça : … tu peux ben dire qu’il a passé… ». C’est à vrai dire une façon adoucie de précipiter les événements puisque l’autre façon, criminelle, à laquelle cède une garde-malade dans Diable, n’effleure pas même ici la conscience du couple : « Y a qu’à le quitter finir. J’y pouvons rien ».

Dans le Petit Fût, la vieille Magloire, deux fois appâtée, succombe deux fois, la deuxième tentation annulant les heureux effets de la première. Dans un premier temps, il s’agit de céder sa ferme en viager, dans des conditions jugées bonnes par elle et par son conseil juridique. Et sa longévité ayant déjoué les calculs de l’acquéreur Chicot, celui-ci décide de forcer le destin. Le conte a une allure de fabliau lorsque Chicot entreprend de tenter la vieille avec les plaisirs gratuits de la table et ou de la boisson ; le conte prend aussi son relief, et son équilibre, de la superposition des deux entreprises de tentation : « ça lui joua un mauvais tour » fait exactement écho à : « elle se félicitait du bon tour qu’elle lui avait joué ».

Un traitement plus élaboré du thème de la tentation consiste à montrer en opposition les effets vécus de l’acceptation, d’une part, et du refus, d’autre part. C’est le parallèle des deux familles de Aux Champs, dont une seule consent à vendre son « éfant » à des citadins de passage au hameau. Le lecteur est invité à parcourir toutes les étapes du processus :

— d’abord auto-satisfaction des Tuvache qui n’ont point abandonné leur « p’tiot », et décri systématique de la famille Vallin qui a accepté de traiter l’affaire.

— dégradation relative de la situation de la « bonne » famille Tuvache.

— inversion des données initiales : les parents dénaturés recouvrent leur fils, métamorphosé en élégant jeune homme, tandis que le gars conservé par ses parents prend ceux-ci en aversion et fuit à jamais la maison paternelle.

La proximité des maisons qui abritent les deux familles ne rend que plus cruelle pour les Tuvache la lecture de leur destin.

Tout aussi cruelle, mais plus subtile en ses effets est l’histoire d’une tentation qui n’a eu lieu qu’au plan imaginaire : celle de Maître Hauchecorne, héros de La Ficelle.

L’agencement du conte suppose plusieurs éléments dramatiques :

— un élément A, le ramassage d’un bout de ficelle, véritable conte dans le conte, que ne cesse de narrer Hauchecorne, et que Maupassant appelle « l’histoire de la ficelle », puis « La Ficelle »,

— un élément B, la perte, et le ramassage par un paysan tenté, d’un portefeuille.

Le témoignage Malandain, en opérant la confusion AB, désigne Hauchecorne aux autorités, à l’opinion publique.

— un troisième élément C intervient, la remise du portefeuille, qui désigne un autre responsable et qui accrédite du même coup « l’histoire de la ficelle » d’Hauchecorne, en supprimant toute signification dramatique à l’élément B.

Une contre-histoire se forge alors dans l’esprit des paysans, qui annule l’élément C, en ajoutant aux données premières l’invention d’un compère.

C’est en vain qu’Hauchecorne, pour faire échec à cette contre-histoire, enrichit son propre conte de nouveaux développements : la vérité cède le pas devant la vraisemblance psychologique.

Les raisons de la névrose, puis de la mort d’Hauchecorne sont donc complexes : humiliation, amertume de n’être pas cru, mais aussi acquiescement intime à l’idée d’une tentation dont il n’a pas profité, n’en ayant pas eu l’occasion.

Remarquons en passant que l’acquiescement à l’inventivité d’autrui n’a pas toujours cette coloration tragique : la victime peut collaborer dans un premier temps — et c’est la dame d’Une Vente qui se dévêt pour de l’argent — ou jusqu’à son terme, — et c’est Toine, — à l’entreprise de l’« inventeur ».

La contre-histoire de La Ficelle illustre la contradiction entre deux plans : le possible et le réel ; Hauchecorne, lieu de cette contradiction, subit un dédoublement de personnalité et en meurt. Mais bon nombre de ces contes normands comportent eux aussi l’argument suivant : une autre histoire eût été possible.

C’est de manière presque identique que les personnages formulent cet argument, les mêmes modes de la conjugaison intervenant dans leur réflexion sur l’irréel du passé, et du présent. Mais chaque conte le module différemment. L’amputé de En mer est résigné : « Si le frère avait voulu couper le chalut, j’aurais encore mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien ».

La révolte anime le jeune Charlot de Aux Champs : « v’là c’que j’serais maintenant ». Chez l’assassin Chicot, le cynisme le dispute à l’hypocrisie : « C’te manante, si elle s’était point boissonnée, elle en avait bien pour dix ans de plus ».

C’est dans le conte Le Vieux que l’argument est le plus nettement souligné : « Si seulement il avait pu s’décider c’te nuit, ça n’aurait point fait tout ce dérangement », la première partie de la phrase étant répétée quelques lignes plus loin. Par deux fois en effet, l’histoire aurait pu tourner autrement. Dans un premier temps, le râle rauque des agonisants est venu, signe de mort prochaine, déranger l’ordre des travaux rustiques. Une ruse, nous l’avons vue, a rétabli un certain ordre dans l’emploi du temps des deux paysans.

Mais le vieux ne meurt point : son râle n’est plus indice de mort, mais d’une certaine perpétuation de la vie, ce qui opère un second dérangement : « c’est-i contrariant tout d’même ! » dit le gendre. La collectivité paysanne s’installe dans l’absurde : le couple pleure à contretemps, et le faux repas de funérailles, signe social du décès, l’emporte dans les consciences sur l’absence de mort physiologique :

« S’il nous véyait, l’pé, ça lui f’rait deuil. C’est li qui les aimait d’son vivant ». À l’heure du véritable dénouement, le déséquilibre persiste quelque temps, avant que réel et possible ne se confondent définitivement dans la reduplication du signe social, le repas mortuaire : on l’enterrerait lundi, voilà tout, et on remangerait des douillons pour l’occasion ».

*

Cette réflexion constamment refaite sur un passé irréversible, ce jeu du hasard et de la tentation, apparaissent comme les composantes d’un certain tragique (Taine évoquait Eschyle à propos du Champ d’Oliviers). Certes, les personnages n’y sont pas jugés au regard d’une démesure à l’antique, et pas davantage en rapport avec la notion chrétienne de péché. « En deçà du bien et du mal », ils sont pourtant l’objet d’une contrainte transcendante : l’opinion de la communauté villageoise, toute fruste que soit celle-ci. Cette communauté est composée des voisins de hameau, ainsi que des autorités sociales : maire, curé, gendarmes.

Pour certains héros, ce consensus va de soi : le public rit avec Toine, autour de son lit ; il rit au tribunal avec les prévenus de Une vente : c’est que ces deux contes échappent au tragique.

Obtenir l’accord de la communauté exige parfois du héros une recherche active : dans Aux Champs, les Tuvache le sollicitent « de porte en porte » ; puis les Vallin vont à leur tour chercher caution de moralité auprès des autorités. Dans Le Vieux, c’est par des pleurs que la fille et le gendre de l’agonisant espèrent se ménager la neutralité bienveillante de leurs invités. La même quête, exaspérée chez Hauchecorne, dérange peu à peu l’esprit du héros, et le conte fait alterner les moments de confusion rassurante au sein de la communauté : rassemblements au champ de foire, à l’auberge, avec les étapes de sa tragédie solitaire. C’est seulement au prix d’un aveu impossible, qu’Hauchecorne se retrouverait de plain-pied, avec ses congénères. On sait par ailleurs quels effets pathétiques Maupassant a su tirer du désaveu de Boule de Suif par le petit groupe avec lequel elle voyage.

Que cette opinion publique soit représentative ou non de l’équité importe peu au narrateur : on ne va pas non plus au spectacle d’une tragédie grecque pour discuter du bien fondé des malédictions divines, mais pour savoir comment réagit la « marionnette humaine ». Quelques exemples montreraient que la communauté est ici plutôt encline aux compromissions : dans Aux champs, elle évolue en faveur des « vendeurs » d’enfants ; dans le Petit Fût elle semble acquiescer, par son silence, au cynisme de Chicot ; dans La Ficelle, elle s’est portée en imagination au-delà du degré habituel de cupidité.

Chez la marionnette elle-même, la tentation est, plutôt qu’une faute, une faiblesse. Parfois, la stricte obéissance aux « lois » naturelles est pervertie et sanctionnée, et c’est le cas de Aux Champs. De façon générale, déterminisme et hasard « supérieur » sont mis en relation ; un processus inéluctable est déclenché, que protestations ou regrets ne font que porter à la pleine conscience. À travers le prosaïsme des bouts de ficelles et des verres de « calva », des enfants qui grandissent et des vieillards qui meurent, les contes normands de Maupassant écrivent un certain ricanement de la fatalité.

R. Antoine

(Nantes)