La Peste noire : les sources de la tirade d’Homais

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 38 – Page 46

 

À propos des Mémoires de l’Europe
édités par Robert Lafont

Le Monde daté du 26 janvier 1971 contient une page de publicité au sujet des Mémoires de l’Europe, éditées par la maison Robert Lafont. Il n’est pas sans intérêt de reproduire ici l’opinion de la Faculté de Médecine de Paris, au sujet de la peste noire, qui ravagea l’Europe au XIVe siècle. En regard de cette opinion, qui doit être contemporaine de l’épidémie, nous transcrirons la fameuse tirade du pharmacien Homais sur le climat d’Yonville, dont nous nous sommes occupés à deux reprises (Cf. Amis de Flaubert n° 23 – Une scène de Molière dans Madame Bovary, et n° 27 – Henri Monnier, modèle de Flaubert) :

Texte de la Faculté

Et, comme beaucoup de vapeurs, corrompues au temps des dites conjonctions, par leur vertu propre, s’élevèrent de la terre et de la mer et se répandirent dans l’air même ; que beaucoup, sous I’influence du souffle fréquent des vents du midi épais et violents, à cause des vapeurs humides et étrangères que ces vents entraînent avec eux, ont corrompu I’air lui-même en sa substance ; cet air, ainsi corrompu, pénétrant nécessairement au cœur, attiré par la respiration, corrompt la substance du souffle qui est en lui, et pourrit, par suite de l’humidité, ce qui l’entoure ; de là résulte la chaleur, sortie de la nature, et corrompant le principe de la vie…

Texte de Flaubert

Et cette chaleur, cependant, qui, à cause de la vapeur d’eau dégagée par la rivière et la présence considérable de bestiaux dans les prairies, lesquels exhalent, comme vous savez, beaucoup d’ammoniaque, …et qui, pompant à elle l’humus de la terre, confondant toutes ces émanations différentes, les réunissant en un faisceau, pour ainsi dire, et se combinant de soi-même avec l’électricité répandue dans l’atmosphère, lorsqu’il y en a, pourrait à la longue, comme dans les pays tropicaux, engendrer des miasmes insalubres ; — Cette chaleur, dis-je, se trouve justement tempérée du côté d’où elle vient, ou plutôt d’où elle viendrait, c’est-à-dire du côté sud, par les vents de sud-est, lesquels, s’étant rafraîchis d’eux-mêmes en passant sur la Seine, nous arrivent quelquefois tout d’un coup, comme des brises de Russie !

À la simple lecture, la parenté de ces deux textes saute aux yeux. Certes, les différences sont également nombreuses ; mais elles tiennent en premier lieu à la différence des époques : l’opinion de la Faculté est un texte médiéval, rédigé en ces périodes d’obscurantisme, contre lesquelles le pharmacien progressiste de Yonville n’a pas assez d’anathèmes, alors que le discours d’Homais foisonne en références scientifiques, ou prétendument telles. Un peu de chimie, avec l’ammoniaque (dont les composantes sont d’ailleurs précisées dans un passage que nous n’avons pas reproduit), l’électricité, notion nouvelle depuis Franklin (Homais n’a-t-il pas d’ailleurs ainsi prénommé un de ses enfants ?) ; de la géographie avec la distinction des zones et l’étude du régime des vents.

En second lieu, si le discours d’Homais est plus verbeux, et comporte des redites, des paliers, cela tient sans doute à la nature de ce bavard incorrigible,  mais aussi à ce que le texte de la faculté est un texte écrit, alors qu’Homais pérore, cherche ses mots, tâtonne parfois, et doit reprendre et son souffle, et le fil de sa ratiocinatlon.

Mais pour le reste, que de ressemblances ! Jusqu’au thème des deux développements : il s’agit, pour la Faculté, d’établir comment, en se corrompant, l’air apporte la peste, et pour Homais, d’expliquer comment un climat, qui pourrait être insalubre, est corrigé, tempéré par un heureux régime des vents. Notons enfin que, dans une partie du texte médiéval que nous n’avons pas reproduite, il est dit que « la présente épidémie de peste provient directement de l’air corrompu dans sa substance, et point seulement de l’altération de ses qualités ». Voilà qui fait écho aux miasmes insalubres dont parle M. Homais.

Notre embarras est grand pour établir avec une suffisante rigueur la filiation du texte de Flaubert et des trois textes, que nous considérons comme les sources de Madame Bovary, c’est-à-dire, dans l’ordre chronologique, l’opinion de la Faculté de Médecine, Le Médecin malgré lui, et le discours du Docteur Chapellier dans La Garde-Malade d’Henri Monnier.

En premier lieu, une question se pose : Molière connaissait-il le texte de la Faculté ? On ne peut le nier a priori. Mais, après tout, bien des textes rédigés par des médecins (depuis le Moyen-Âge jusqu’au temps de Molière) ressemblent par leur mouvement, par leur construction et leur vocabulaire, à celui que nous avons sous les yeux. Et d’autre part, le discours de Sganarelle est encombré de notations anatomiques et physiologiques (hautement fantaisistes d’ailleurs) qui n’ont pas leur équivalent dans l’opinion de la Faculté.

Il est plus probable en revanche que Flaubert ait eu connaissance de ce texte. Fils de médecin, ayant vécu dans l’ambiance d’un hôpital rouennais, il a pu tomber sur un ouvrage reproduisant cette opinion ancienne. Fasciné dès l’enfance par la mort, par les maladies, et d’une façon plus générale par toutes les misères de I’homme, ses écrits de jeunesse sont emplis d’hallucinations, de cauchemars, de visions d horreur ; le Moyen-Age, ses supplices, ses pénitents, ses épidémies, ses danses macabres ont inspiré la plus grande partie de ces récits ; l’un d’entre eux s’intitule La Peste à Florence. Enfin, on ne peut méconnaître que la plupart des passages du texte médiéval passés dans le discours d’Homais, ne se retrouvent ni chez Molière, ni chez Monnier, et donc que Flaubert n’a pu aller les y chercher : motif supplémentaire de penser que notre écrivain a eu sous les yeux le texte médiéval.

Cela ne veut pas dire que les textes de Molière et de Monnier ne doivent pas figurer comme sources du même passage. Il existe une incontestable parenté de ton, nous l’avons dit, entre la tirade de Sganarelle et le texte de la Faculté. Cette parenté n’a pas échappé aux auteurs de la page publicitaire du Monde, qui ont chapeauté la citation médiévale de l’inter-titre : « Et voilà pourquoi votre fille a la peste » (réminiscence du Médecin malgré lui). Gustave Flaubert a très certainement été frappé lui-même de cette parenté, comme l’a également impressionné la ressemblance (au reste non fortuite) du texte de Monnier et du texte de Molière. Au moment de rédiger l’épisode du débarquement à Yonville du ménage Bovary, même si le texte du Moyen-Âge s’est le premier présenté à son esprit, il l’a étoffé de trouvailles qui lui venaient non de ce texte, mais de ceux de Molière et de Monnier, dûment enrichis et actualisés.

Bien d’autres passages, d’autres épisodes des chefs-d’œuvre de Flaubert, pourraient offrir de semblables exemples du lent et minutieux travail de synthèse de l’écrivain. Cet exemple privilégié donne une idée de ce que pourrait nous apprendre sur la création flaubertienne en particulier, et romanesque en général, une étude pour ainsi dire spectrographique des emprunts du romancier.

Roger Bismut – Janvier 1971.