Balzac, Stendhal, Flaubert, Maupassant et Proust. Qu’aime-t-on en eux?

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 39 – Page 3

Éditorial

Qu’un romancier, cent cinquante ans après sa naissance et quatre-vingt-dix ans après sa mort, dans ce monde actuel qui oublie si vite, ait encore des admirateurs est rare et exceptionnel, marquant un destin particulier : c’est le cas de Flaubert pourtant. Les lecteurs retrouvent en lui une partie d’eux-mêmes, de leurs inquiétudes, de leurs espérances, de leurs observations et de ce qu’ils auraient voulu exprimer, mais le style n’est pas donné à chacun.

Ils ne sont guère nombreux les romanciers du XIXe siècle qui continuent d’émerger ; d’être lus, parfois relus, pour le charme de leur style le plus souvent et parfois pour les idées qu’ils ont lancées. Musset, Vigny, Hugo, plus poètes que romanciers, malgré leur talent n’ont pas bénéficié d’une nette ferveur prolongée. Il est vrai que les poètes ne répondent plus à notre siècle où les techniques sont reines. Qui versifie aujourd’hui ? Même les jeunes, malgré leur chevelure démesurée, leurs accoutrements inattendus, sont plus romanesques que romantiques et préfèrent la guitare ou l’harmonica à l’alexandrin, pour exprimer leurs troubles et leur désespoir plutôt que leur espérance. Les romanciers ont meilleure cote. Balzac, Stendhal, Flaubert, Proust et peut-être Maupassant, à cause de ses nouvelles, comme romanciers ont leurs fidèles, tout comme Baudelaire et Rimbaud poètes, pour des personnes raffinées. Si on les lit, aussi longtemps après leur disparition, ils doivent répondre à des besoins intellectuels ou d’évasion de notre siècle. Qu’aime-t-on finalement en eux et pourquoi les préfère-t-on à d’autres, même à des romanciers vivants ou récemment disparus ?

L’aîné, Balzac, au style souvent négligé, fourmille d’idées, d’observations et sait maintenir l’intérêt de l’intrigue. Ce royaliste bougon regrettait amèrement l’aristocratie de l’Ancien Régime dont il aurait voulu et pu être sans la Révolution Française. Il s’en est probablement vengé en présentant les travers et faiblesses de la nouvelle société apparemment sans classes ni ordres. Grand travailleur par nécessité, il a beaucoup écrit pour vivre et retarder l’arrivée des huissiers. Flaubert et sa mère ont lu ses romans. Depuis une trentaine d’années, il bénéficie d’un renouveau mérité. À l’inverse de Flaubert, il vivait les événements de la rue, des cercles, de la presse, d’où il pouvait accumuler des exemples vécus. Son succès, il le doit en partie comme procureur syndic de la société bourgeoise de son temps et de tous ceux qui aspiraient à s’y placer malgré leur pauvreté originelle. Homme de droite, sans aucun doute, les critiques de gauche, surtout marxistes, l’utilisent comme un expert irréfutable. Ne faut-il pas pour le succès d’une cause savoir faire flèche de tout bois et sur le terrain d’en face ?

Stendhal, grâce à une dévouée équipe grenobloise et de fréquents colloques, a retrouvé longtemps après sa mort une notoriété qu’il n’avait guère connue de son vivant. Les femmes plus que les hommes, et davantage les plus âgées que les jeunes s’enthousiasment volontiers pour son œuvre littéraire. Il est enjôleur et sait animer dangereusement le cœur des femmes. Formé à l’école souple et souriante des ambassades, il excelle naturellement dans l’art de plaire et de séduire. Républicain discret au cours des royautés qui réapparurent au cours du XIXe siècle, il semble par goût de la liberté de jugement prendre ses distances à l’égard des opportunistes de tout régime politique. Aujourd’hui, sa cote paraît supérieure à celle de Balzac, mais durera-t-elle ?

Maupassant est plus connu pour ses nouvelles que pour ses romans. On les lit et encore davantage Une Vie. Il n’excelle que dans les courts récits. Proust, dont le centenaire vient d’être célébré avec juste raison, a été un défenseur fidèle de Flaubert, il y a cinquante ans, au lendemain de la guerre de 1914. Il est le plus proche de nous. Qu’a-t-il été pour son milieu originel qu’il a décrit avec tant de minutie et mis avec tant de délicatesse précieuse sur le gril ? Témoin d’un milieu, il l’a observé à son apogée et près de sa chute. Il est une sorte de janséniste mondain à la manière du Pascal des Provinciales, critiquant ce petit monde fermé, mais fort riche, qui devait trébucher au cours de la première guerre et surnager difficilement après.

Tous ont vu les défauts dissimulés, l’hypocrisie, l’égoïsme, l’orgueil de leur temps et de leur milieu. Il est coutumier dans la nature humaine de s’intéresser davantage aux travers humains. Il est donc compréhensible que, pour cette raison, ils aient survécu à leur temps, alors que d’autres moins doués, plus timorés ou plus soucieux d’être des auteurs à la mode, ont complètement disparu des étalages.

Balzac, Stendhal, Proust, Flaubert ont aujourd’hui leur société littéraire particulière : témoignage du maintien de leur rayonnement au-delà des chaires universitaires où ils sont encore étudiés. Ces sociétés vivent, grâce à des adhérents fidèles dont les cotisations et les dons permettent d’éditer les bulletins. Il ne s’agit pas pour aucune d’elles de défendre farouchement leurs auteurs, mais de faciliter la critique littéraire.

Que pensons-nous de Flaubert en cette année qui marque la cent cinquantième de sa naissance ? Il est lu, mais moins que d’autres. Les éditions des collections, genre livres de poche, en témoignent. Il est plus difficile à lire que d’autres romanciers et demande une longue habitude de la lecture et un bon fonds d’instruction. Les romanciers comme les musiciens, n’ont pas tous le même public. Il est certain que Flaubert est goûté pour la qualité, la précision et l’ordonnance musicale de son style. Écrire comme Flaubert ou l’imiter est difficile, mais ceux qui le lisent ou le relisent en tirent un avantage personnel. De plus, il a décrit le réel, avec une pointe de vie, surgissant dans un détail. Il apparaît froid et indifférent comme une bande de film et sa lecture projette et éveille aux lecteurs leurs sentiments et leurs impressions propres.

Il est curieux que ce fils de médecin, comme Proust, ait eu ce regard de diagnostic scientifique, ce souci de découvrir la vérité, sans faire voir ses sentiments avec une apparente indifférence ; c’est peut-être là, l’un des secrets de sa réussite et de sa continuité.

De plus, pour beaucoup sa vie volontairement recluse, son souci de bien écrire, son amour de la littérature, son sacrifice pour elle, le fait apparaître comme un modèle inimitable. Sa franchise, sa loyauté, son éloignement volontaire de Paris, loin des cercles littéraires et de leurs inévitables combinaisons, le maintiennent à un niveau élevé. Il prend la figure d’un saint de la littérature et d’un martyr volontaire pour la cause du style. Peu de romanciers auraient voulu vivre comme lui : on ne l’envie pas, on l’admire.

Des auteurs actuels, parfois inattendus, se réfèrent à lui, et retournent à son œuvre, pour se découvrir et s’améliorer. Des romanciers disparaissent et sont oubliés, d’autres comme Flaubert se maintiennent et servent d’exemples et de modèles. Leur durée est certainement due à la qualité exceptionnelle de leur œuvre réaliste et aussi à l’exemple qu’ils ont donné à leur vie littéraire, libre et indépendante.

André Dubuc