Caroline Franklin-Grout

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 39 – Page  5

Caroline Franklin-Grout

En décembre, va paraître aux Éditions de la Pensée Universelle un livre intitulé : Gustave Flaubert et sa nièce Caroline . Depuis des années, j’hésitais à l’écrire ; je suis la nièce de cette nièce si souvent critiquée, la fille de sa meilleure amie Frankline Grout. J’ai passé au cours des dernières années de sa vie de nombreux mois près d’elle et c’est dans mes bras qu’elle s’est éteinte.

Elle m’a laissé en mourant quelques papiers intimes, des souvenirs personnels et certaines copies de manuscrits mineurs qu’elle souhaitait être mis en vente après elle. Ayant dans son testament réparti entre diverses Bibliothèques les grands manuscrits, la Correspondance et les Carnets, elle voyait sans déplaisir le reste passer dans des salles de ventes et se trouver ainsi dans les mains de collectionneurs passionnés, ce qui, à ses yeux, perpétuerait le souvenir de Flaubert.

J’en étais là dans mes hésitations lorsque m’est tombé sous la main la Revue Europe publiant le compte rendu d’un important colloque qui s’est tenu à Rouen du 25 au 29 avril 1969, à l’occasion du centenaire de L’Éducation Sentimentale. Sous la présidence de Mme Marie-Jeanne Durry, il réunissait les Flaubertiens les plus connus et les plus sérieux.

En voici la conclusion telle qu’elle se trouve rapportée dans la revue, « Et quant à vous, Madame la Présidente, dit une participante chargée sans doute d’exprimer à Mme Marie-Jeanne Durry les remerciements de l’auditoire, je crois qu’il serait difficile de trouver une présidente qui préside avec plus d’efficacité. Nous vous récompenserons par une promesse : je crois que dans la vallée de Josaphat, au dernier jour, vous trouverez une ombre courroucée, celle de Caroline Commanville ! Eh bien, nous vous promettons ici d’être autour de vous pour vous défendre ce jour-là ».

À quoi Mme Marie-Jeanne Durry de répondre : « Merci… On a toujours grand besoin de défenseurs. Dans ce monde-ci d’abord. Et peut-être dans l’autre ».

Forte de l’encouragement de la Présidente, j’ai considéré que le moment était venu pour moi de prendre « dans ce monde-ci » la défense de Caroline.

Je tâcherai de le faire de mon mieux, en toute objectivité et sincérité dans I’espoir de voir révisés, par des gens de bonne foi, certains jugements sévères portés sur Caroline, faute d’informations suffisantes.

Tout d’abord, étonnons-nous avec le professeur Jean Bruneau qui a bien voulu préfacer Gustave Flaubert et sa nièce Caroline, de ce qu’un homme comme Flaubert, si attentif aux problèmes féminins, se soit lourdement trompé quand il s’est agi de sa nièce. Il lui écrivait : « C’est une joie, ma pauvre Loulou, de t’avoir donné le goût des occupations intellectuelles… Chez toi d’ailleurs, le terrain a été propice et la culture a été facile ». Ou bien encore : « Tu es un honnête homme et c’est encore plus rare qu’une honnête femme, mon cher enfant, ma chère fille ». Lorsque le dramatique problème du mariage s’est posé pour Caroline qui se refusait de toute son énergie, de ses colères et de ses larmes, à épouser Ernest Commanville, Flaubert, de Paris, lui écrit, croyant avoir trouvé l’argument décisif : « Tu auras du mal à trouver un mari qui soit au-dessus de toi par l’esprit et par l’éducation. Tu es donc forcée à prendre un brave garçon inférieur » (1).

« Admettre, dit le professeur Bruneau, que Flaubert se fût trompé du tout au tout sur le caractère et les talents de sa nièce, c’était refuser au créateur de figures de femmes si variées et si remarquables le moindre don d’observation psychologique. D’où, pour moi, le mystère Caroline ».

Espérons arriver ici à en lever, même partiellement, le voile.

Demandons-nous maintenant quels étaient les propos concernant Caroline tenus au cours de ce colloque qui auraient pu susciter en elle, dans l’au-delà, un si redoutable courroux. J’ai eu la curiosité de le rechercher et n’y ai trouvé rien de bien nouveau. Vraiment, Caroline aurait dû être blasée !

Tout d’abord, la ruine de Flaubert, cette ruine qui a assombri ses dernières années et dont elle a été tenue en grande partie responsable. Personne n’a pu se douter jusqu’à présent à quel point elle en a été innocente. Il a fallu que j’aie entre les mains, après sa mort, un petit carnet aux feuillets disparates, à l’écriture presque effacée, intitulé par elle : « Heures d’autrefois », griffonné sans doute vers 1900 pour découvrir ce qui, à mes yeux, est de nature à la disculper. Elle y raconte son enfance solitaire, sa vie à Croisset entre une grand-mère sombre et sévère, un oncle absorbé par son travail et qu’il ne fallait à aucun prix déranger, avec d’interminables dimanches, s’écoulant lentement dans l’attente de l’hypothétique venue des Achille Flaubert, son éveil religieux sous l’influence d’un prêtre qui l’avait subjuguée, ses quotidiennes leçons dans le cabinet de travail de son oncle ; elle y parle aussi de l’intervention dans son existence d’un jeune professeur de dessin, Johanny Maisiat, peintre déjà connu, intelligent et charmant, qui, en venant à Croisset chaque mois, sut lui faire découvrir les beautés d’une nature au milieu desquelles elle avait vécu sans les voir. Rien d’étonnant que ce jeune peintre ait suscité en elle un vif intérêt, bientôt transformé en un sentiment passionné. Rien de surprenant non plus que l’œil vigilant de sa grand-mère ne s’en fût aperçu. L’oncle, mis au courant, s’en alarme aussi. La situation est grave. Caroline n’est pas facile à raisonner ; il faut employer les grands moyens : la marier.

Sa cousine Juliette venait d’épouser Adolphe Roquigny, un hobereau normand, et ces noces avaient été l’occasion de nombreuses festivités auxquelles Caroline s’était montrée à son avantage. Des jeunes gens « de bonne famille » s’y trouvaient aussi. C’étaient des candidats possibles à la main de Caroline. L’un d’entre eux retint particulièrement l’attention de Mme Flaubert. Nous pouvons dire qu’elle n’a pas eu, ce jour-là, la main heureuse. Il s’agissait d’Ernest Commanville, négociant en bois du Nord, fortuné et réussissant bien dans ses affaires ; on prétendait même qu’il était de bonne bourgeoisie, descendant de hardis navigateurs. La pauvre Mme Flaubert était loin du compte, car il s’avéra par la suite qu’il n’était que le petit-fils d’une malheureuse fille-mère de Fécamp et que le nom de Commanville était celui que son père avait choisi pour l’ajouter à son seul prénom.

Ernest Commanville, donc, s’il ne présentait pas au point de vue intellectuel des qualités exceptionnelles, répondait en tous points à ce qu’on est convenu d’appeler un beau garçon, la trentaine à peine sonnée, grand, bien fait, de manières aisées, très correct de tenue ; que pourrait-on désirer de plus ?

Très lié avec Adolphe Roquigny, il était à son mariage, y avait aperçu Caroline, l’avait trouvée à son gré, et encouragé par les Achille au courant de ce qui se tramait à Croisset, avait estimé pouvoir demander sa main.

Elle était bien jeune, Caroline, ses 17 ans avaient sonné depuis peu. Elle ressemblait à sa mère ; elle en avait les yeux couleur myosotis, les traits fins, un nez joliment dessiné, le front large un peu bombé, l’arcade sourcilière assez accusée, la bouche menue et souvent sérieuse. Flaubert dira d’elle ce qu’il avait jadis dit de sa mère : « Spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux ».

La vie retirée menée par elle à Croisset l’avait habituée à se replier sur elle-même et à chercher dans la lecture son occupation préférée. Mais son caractère était passionné et violent. Il avait fallu la férule de sa grand-mère et les exhortations de son oncle pour modérer des colères allant parfois jusqu’à la crise de nerfs. Son émotivité n’en était peut-être que plus grande puisqu’elle avait bien dû la mâter ou tout au moins la dissimuler.

Et c’était à elle qu’on venait proposer, alors qu’elle était convaincue que son choix était déjà fait, un époux honorable et bien renté ! Elle tomba de son haut, refusa net, se cabra et ne voulut point entendre les raisons que lui donnait son entourage. Tout le monde s’y mit, même Flaubert, comme nous l’avons vu plus haut. Sachant l’atmosphère orageuse qui règne à Croisset, il lui écrit à nouveau : « Tu pourrais peut-être trouver ici des gens plus brillants, mais l’esprit, l’agrément est le partage presque exclusif des bohèmes. Or, ma pauvre nièce mariée à un homme pauvre est une idée tellement atroce que je ne m’y arrête pas une minute. Oui, ma chérie, je déclare que j’aimerais mieux te voir épouser un épicier millionnaire qu’un grand homme indigent, car le grand homme aurait, outre sa misère, des brutalités et des tyrannies à te rendre folle ou idiote de souffrance » (3).

Ces paroles n’étaient guère encourageantes et la pauvre Caroline sombra dans une détresse affreuse. Lui, l’oncle Gustave, il serait prêt à renoncer : « Quand je t’ai vue, l’autre soir, pleurer si abondamment, ta désolation me fendait le cœur », lui écrivait-il, mais Mme Flaubert, qui n’avait pas, tout au long de sa vie, connu d obstacle à sa volonté, ne l’entend pas ainsi et la lutte continue.

Dans les Heures d’autrefois, nous pouvons lire : « Les rêves de mon imagination avaient été taxés de folie par les deux êtres que je respectais le plus au monde… Le souvenir des épreuves, des luttes cruelles qu’il me fallut soutenir m’étreint encore aujourd’hui ».

Avant de se soumettre, elle veut tenter une dernière chance. Elle prie sa grand-mère d’avertir M. Commanville qu’elle ne veut absolument pas avoir d’enfants. Elle espère qu’il se retirera et la libérera, il n’en fut rien car Mme Flaubert ne jugea pas nécessaire de faire la commission.

Le 8 avril 1864, jour de son mariage, après la cérémonie religieuse à l’église de Canteleu, un déjeuner à Croisset réunissait les membres de la famille et les intimes. Les jeunes époux se préparaient à partir en Italie, en voyage de noces « Avant de mettre mon costume de voyage, raconte Caroline, mon mari m’entraîna dans ce que nous appelions « le petit salon », au fond du jardin, au bout de la longue terrasse (aujourd’hui le Pavillon Flaubert). Assis l’un près de l’autre sur le petit canapé, M. Commanville me prit la main : « Ainsi, lui dis-je vous avez bien voulu m’ épouser, malgré… Je ne savais pas comment achever ma phrase et lui ne comprenait pas. Il m’a bien fallu me rendre à l’évidence.. Ma grand-mère n avait rien dit, et c’est une véritable souffrance pour moi que d’avoir des reproches à faire à sa mémoire, mais il faut pourtant dire à quel point je fus sacrifiée dans l’acte le plus important dans la vie d’une femme, car cela explique bien des événements incompréhensibles sans cette première tragédie de mon âme », (Heures d autrefois).

Ce que furent dans ces conditions et le voyage de noces et la vie conjugale, il est aisé de le deviner. Flaubert s’en est bien rendu compte, mais ce n’est qu’après la mort de Mme Flaubert que Caroline le mit au courant.

Dans ces conditions, peut-on vraiment accuser Caroline d’avoir une responsabilité quelconque dans le choix d’un époux qui fut l’artisan de la ruine de Flaubert.

Il est un second point sur lequel je suis à même de donner quelques éclaircissements. Il s’agit de la brouille Laporte-Flaubert. Que n’a-t-on pas dit de « cette nièce abusive », de « cette nièce autoritaire dominant un oncle vieilli » accusée en même temps que son époux d’avoir été la cause essentielle de la rupture entre les deux amis ? Dans une longue note introduite dans le supplément de la Correspondance (4), la situation est présentée ainsi : d’une part l’impécuniosité de Laporte, de l’autre « la rouerie » des Commanville. Caroline est même supposée avoir convaincu son oncle : « Dieu sait par quels arguments que Laporte manquait aux devoirs de l’amitié ».

Mais Caroline n’avait nul besoin d’intervenir ; aucune preuve n’est plus valable que la lettre de Flaubert à sa nièce lorsqu’il venait de recevoir l’acte d’huissier par lequel Laporte réclamait treize mille francs dans les quarante-huit heures, faute de quoi des poursuites judiciaires seraient engagées. Renvoyant ce papier à Ernest Commanville, Flaubert éprouve le besoin d’en écrire à Caroline : « La sommation du chevaleresque Laporte m’a bouleversé, je l’avoue. Comme si on m’avait craché à la figure ! Je ne l’ai pas lue à cause de l’écriture et de la longueur, mais j’ai vu plusieurs fois mon nom sur le papier timbré et aux dernières lignes, j’ai compris la chose  ! (Tu sais d’ailleurs l’effet que me cause le papier timbré…). J’ai beau, comme toi, juger de haut l’espèce humaine, je n’en souffre pas moins… Cependant, j’espère, quand tout sera fini (ce qui ne peut tarder) montrer à Monsieur le Conseiller Général que j’ai dans les veines du sang de Mohican avec la gueule de l’Ours des Cavernes. L’autographe que je lui enverrai coûtera cher plus tard, s’il le conserve. Les mouvements de style qui me viennent à propos de cette future lettre me gênent au point de vue de Bouvard et Pécuchet. Il faut que je m’en débarrasse le plus vite possible ». (5).

Cette lettre a-t-elle jamais été écrite ? A-t-elle été envoyée ? Nous n’en savons rien. Caroline l’a-t-elle trouvée parmi les papiers de son oncle, après sa mort ? En tous cas, elle n’a pas paru dans la Correspondance. Ce qui est plus surprenant, c’est que la lettre à Caroline citée plus haut n’a pas paru non plus dans le supplément de la Correspondance, alors que toutes celles, sans aucune exception, qui sont encore inédites à Chantilly, dans le Fonds Lovenjoul, l’ont été.

Non, Caroline, au début des difficultés financières, n’est pas intervenue pour envenimer la querelle. Elle a souffert de la souffrance de son oncle devant cette amitié brisée. Si une véritable indignation s’est emparée d’elle, c’est en voyant à quel point Flaubert avait été affecté par cette sommation d’huissier. Ce n’est pas elle non plus qui, le 8 mai 1880, interdit à Laporte l’entrée de la chambre mortuaire où reposait Flaubert. C’est Maupassant qui, venu à Croisset fin mars, avait entendu, par Flaubert lui-même, les échos de sa colère.

Enfin, à propos des publications posthumes des Œuvres de son oncle, maints reproches ont été faits à Caroline. Les premières éditions de la Correspondance ont été jugées indiscrètes et trop intimes par les uns, trop expurgées par les autres. Un éminent critique, lui, n’hésite pas actuellement à dire : « Caroline n’en conserve pas moins l’honneur d’avoir posé les premières pierres d’un monument ». (6). C’est là lui rendre justice, car c’est au prix d’un travail considérable qu’elle y est parvenue. Il existe à Chantilly, au Fonds Lovenjoul, un dossier où sont réunies des centaines de réponses à des lettres écrites par elle aux amis de son oncle pour leur demander l’autorisation de faire paraître intégralement les lettres de Flaubert qu’ils voudraient bien lui confier. Elle savait que c’était au travers de ces lettres qu’allait apparaître le vrai visage de l’écrivain, ce visage si soigneusement dissimulé dans ses œuvres. Sans elles, sans la Correspondance, qu’aurions-nous su de la dévotion qu’il portait à l’art et à la beauté, de l’étendue de sa culture, de la profondeur de ses convictions et de la chaleur de ses tendresses ?

Voyant l’intérêt croissant qui se manifestait dans le public, Caroline estime le moment venu de faire connaître certains essais littéraires de l’adolescence de Flaubert, auxquels il n’avait pas jugé nécessaire, par la suite, d’apporter de modifications. C’est ainsi que furent publiés Par les champs et par les grèves, notes de voyages en Bretagne, aux Pyrénées et en Corse. Beaucoup plus tard, après avoir donné au public d’autres œuvres de jeunesse, ce sera la première Éducation Sentimentale et la première Tentation de Saint-Antoine. Tout ceci lui valut maintes critiques. Elle en tirait grand profit, mais mettait-elle le soin voulu dans ces publications ? Pourquoi ne s’adressait-elle pas aux spécialistes pour leur demander avis et conseils ? On prononçait les noms de Dumesnil et de Descharmes. Dumesnil ? II n’en pouvait être question, car il était à l’époque le gendre de Laporte et avait pris, dans la querelle, parti pour son beau-père. D’ailleurs, Dumesnil publiait à cette époque, avec Descharmes, au Mercure de France, un Autour de Flaubert, où Caroline n’était pas spécialement bien traitée. Non, elle chercherait ailleurs l’appui dont elle sentait avoir besoin. Elle s’adressa à des hommes de lettres impartiaux, ayant fait leurs preuves et qu’elle appréciait, à Louis Bertrand d’abord, futur académicien, et à Albalat, grammairien connu, auteur d’un Gustave Flaubert et ses amis. Au premier d’entre eux, à Louis Bertrand, elle offrit une partie du champ d’œillets qui descendait de sa propriété jusqu’à la plage de Juan-les-Pins. Il pourrait là bâtir la maison de son choix et deviendrait un collaborateur presque quotidien. Durant les séjours que je faisais à la villa Tanit, j’ai eu l’occasion, maintes fois, de les entendre discuter ; j’ai le souvenir précis des arguments donnés par Louis Bertrand pour que soit publiée, avec une introduction dont il se chargerait, la première Tentation de Saint-Antoine. Si ces publications ont été jugées imparfaites, nous pouvons dire que Caroline n’en est pas seule responsable. Pensons aussi que la critique historique et littéraire au début du siècle était très différente de ce qu’elle est aujourd’hui.

Si j’ai cru bon, en apportant des documents nouveaux, de répondre à certaines attaques dirigées contre ma tante, je n’ai pas, dans mon livre, eu l’intention de faire d’elle un panégyrique « inconditionnel ».

C’est pendant les dernières années de sa vie, alors que, devenue veuve, elle menait à la villa Tanit une existence calme, entourée de quelques amis, que je l’ai vue souvent, et bien connue. Elle venait plus rarement à Paris, mais nous appelait fréquemment près d’elle.

Était-elle volontaire et orgueilleuse, comme on l’a souvent dit ? Certes, c’était une forte personnalité qui n’acceptait pas volontiers les avis ou les conseils. Elle supportait mal la contradiction. Elle avait hérité de sa grand-mère une volonté sans faiblesse ; était-ce de l’orgueil ou simplement la conviction d’être dans le vrai ? Elle savait qu’elle avait bien mené sa barque, que malgré les dangereux écueils rencontrés, elle l’avait conduite à bon port : jeunesse sans gaieté, lamentable mariage, vie conjugale ratée, succès mondains pleins de dangers, la ruine et surtout celle de son oncle, la disparition des êtres qu’elle avait le plus aimés, et enfin la mort dans des conditions imprévues de celui qu’elle avait élu pendant tant d’années comme son conseiller et son guide. Telle fut sa destinée jusqu’au moment où, enfin, elle rencontra le bonheur auquel elle avait aspiré toute sa vie sans jamais l’atteindre. Son mariage tardif avec le docteur Franklin-Grout (elle avait 54 ans et lui 56) lui donna une vie conjugale sans nuages durant une vingtaine d’années, au cours desquelles les qualités foncières d’intelligente bonté de son mari exercèrent sur elle une profonde et bienfaisante influence.

Elle était, j’en suis d’accord, une véritable femme d’affaires, sachant apprécier les valeurs en toutes choses, le juste et l’injuste, ne transigeant pas sur ses droits, prête à les faire valoir, et j’entends encore ma mère lui demandant, en riant, combien de petits procès elle avait encore sur les bras.

On l’a dite vaniteuse ; je ne le crois pas. On s’est plaint de la difficulté de l’approcher, de son refus de mettre à la disposition de tous les « trésors » hérités de son oncle. Elle savait certainement écarter ceux qu’elle jugeait importuns. Flaubert s’en amusait et l’appelait alors « l’altière Vasthi ».

Le professeur Jean Bruneau retrouve en Caroline certains des traits caractéristiques de Flaubert, mais de Flaubert jeune. « Comme lui, dit-il, elle avait un tempérament passionné, assoiffé d’amour et une âme romantique ». II est de fait qu’avec son allure, sa prestance et sa beauté, elle a été l’objet de passions qui ne l’ont pas toujours laissée indifférente, mais qui, selon son vocabulaire, se sont toujours « tenues dans les hauteurs ». Les conseils du Père Didon ne lui ont, dans certaines circonstances, pas été inutiles.

Dans sa correspondance, Gustave Flaubert a bien souvent exalté la vaillance de sa nièce au cours des années sombres où la faillite de Commanville se profilait à l’horizon. Elle-même, dans les Heures d’Autrefois estime qu’à Croisset où son oncle et elle s’étaient réfugiés, elle a mené là les heures les plus méritoires de son existence. Ménage, cuisine, il lui fallait suffire à tout et cependant être disponible pour entourer son oncle d’une vigilante tendresse. Elle ne quittait Croisset que pour venir à Paris liquider des appartements trop onéreux, opérer des déménagements qui s’imposaient ou vendre les seuls biens dont elle pouvait disposer : ses bijoux et l’argenterie familiale.

En conclusion, nous croyons pouvoir dire que si, sur cette terre, elle n’a pas représenté la somme de toutes les perfections, elle n’a pas mérité non plus toutes les accusations dont elle a été l’objet. J’espère avoir pu, aux yeux des gens de bonne foi, l’innocenter de certaines d’entre elles. Ce que personne ne pourra lui refuser, c’est le travail acharné qu’elle a fourni pour faire connaître et apprécier l’écrivain. Elle s’était imposée comme tâche de mettre tout en œuvre pour perpétuer sa mémoire et elle y a consacré le meilleur d’elle-même, de ses forces et de son intelligence.

Après cela, si dans la Vallée de Josaphat, au dernier jour, elle a perçu quelqu’écho du Colloque de Rouen, la Présidente peut être tranquille, Caroline n’a pas eu lieu de s’en étonner, de s’en émouvoir et encore moins de s’en irriter.

L. Chevalley-Sabatier

(Paris)

 

(1) Corr. T. V, p. 124.

(2) Gustave Flaubert et sa nièce Caroline, p. 1.

(3) Corr. T.V., p. 123.

(4) Corr. Sup. 1877-1880, p. 267.

(5) Lov. A III, ff. 451.

(6) Flaubert, par Jacques Suffel, aux éditions Universitaires, p. 120.