Une lettre à George Sand de Mlle Leroyer de Chantepie

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 39 – Page 41

Une lettre à George Sand de Mlle Leroyer de Chantepie

Mlle Leroyer de Chantepie (une des correspondantes de Flaubert) adressa une quinzaine de lettres à George Sand, qu’elle admirait beaucoup, dont celle-ci. Elle est intéressante par son contenu et sa date. Riche pour son époque, se croyant toujours malade, elle vécut à Angers, sa ville natale. Elle voyagea peu, alla seulement à Nantes, où elle avait des parents, et à Tours, mais ne se rendit jamais à Paris. Croyante convaincue, pratiquante catholique à regret, républicaine, admiratrice de la Révolution de 1789, elle avait des raisons profondes à ce comportement inattendu. Son père, petit noble, avait divorcé pour épouser sa mère, cause de l’ostracisme local dont, après la mort de son père, sa mère et elle furent constamment victimes. Son père, acheteur de biens nationaux, pour assurer son avenir matériel, ayant des enfants de son premier mariage, en devint avare et elle se considérait comme une sorte d’Eugénie Grandet. Elle eut malgré son aisance et sa générosité à l’égard des pauvres et des artistes, une vie plutôt malheureuse. Elle écrivit plusieurs romans, imprimés par ses soins, qui ne connurent que peu de succès.

Il est hors de doute qu’elle eut une admiration profonde et soutenue pour George Sand, autant pour son talent, que pour sa vie mouvementée. Dans cette lettre, elle donne au lendemain des épreuves de la guerre de 1870 et de la Commune, une opinion différente de celle de George Sand. Elle apporte également sur la vie à Angers, sur son entourage, une note qui devait être celle de beaucoup de villes provinciales après Sedan et de la guerre civile purement parisienne.

A. D.

… Maintenant, je vous dirai que je persiste à croire que Gambetta a fait, dans la mesure du possible, tout ce qu’il pouvait faire. Quant à Blanqui, je ne connais rien de ses opinions, mais instinctivement, il m’a toujours été antipathique. Je ne suis point étonnée de la répulsion qu’il inspirait à Barbès. Il paraît cependant que Blanqui n’a été que le prétexte et la cause involontaire des derniers malheurs. Pour notre cher Barbès, c’était un grand cœur, une âme d’élite, il était la personnification de la république de 48, cette pauvre république que tant d’autres, Lamartine en tête, laissèrent périr par excès de faiblesse. Il ne faut pas croire que des ennemis deviennent des amis, ni mêler deux substances qui se détruisent mutuellement. Peu de jours avant sa mort, Barbès m’écrivait quelques lignes en m’envoyant son portrait. Il a emporté tous mes regrets, comme il avait toutes mes sympathies. Et voyez pourtant, madame, ne l’avait-on pas condamné à mort et traité d’assassin. Je persiste à croire que le bon droit était du côté de la Commune, c’est mon inébranlable conviction. Si vous me dites Paris, je répondrai Versailles. N’imputons point à Pierre ce qui n’appartient qu’à Paul ! Chaque effet a sa cause, mais chaque cause a sa raison d’être. Sans doute, le crime est le plus grand des malheurs, le plus inconsolable lorsqu’il ne peut être réparé. Chaque goutte de sang versée doit être effacée par des torrents de larmes. Jugez si la France doit en répandre ! La destruction est affreuse. J’ai le profond sentiment de la durée. Je fais respecter la vie du plus chétif insecte. Je voudrais que depuis le brin d’herbe jusqu’à l’homme, tout fût heureux et à jamais vivant. Il m’est impossible de voir souffrir et mourir, sans me sentir mourir et souffrir dans celui qui souffre et meurt. Ils le sentent bien et ne peuvent me le pardonner, aussi j’ai été l’objet de calomnies, d’injustices et de persécutions constantes. Il faut, ici, avoir les mêmes opinions politiques et religieuses, remplir aux mêmes époques les devoirs religieux, lire les mêmes journaux, être des mêmes coteries, s’habiller, sortir, rentrer, manger comme tout le monde, c’est un mot d’ordre, une confrérie, dans laquelle pour rien au monde je n’aurais voulu m’engager ; en dehors de cela, si vous y restez, vous êtes un paria, les plus indulgents disent un fou dangereux, ou pire encore. Je n’exagère rien, ajoutez à cela, chère madame, les différences, les contradictions de nature morale, de ceux avec qui l’on voit habituellement, l’absence de rapports intellectuels, et pourtant je resterai ainsi jusqu’à la fin. Sachez que je suis ignorante, tremblante et faible comme un enfant. J’ai peur de tout, d’un nuage au ciel, d’une aspérité sur la terre. La mort me cause des tourments inexprimables et surtout ce monde inconnu où je vais entrer, cette ombre impénétrable qui me dérobe la connaissance de la vie future. Origène croyait à la réhabilitation de la création toute entière, il ne croyait pas aux peines éternelles, toutes mes sympathies sont acquises à cette âme d’élite qui a traversé le monde depuis bien des siècles. Chère madame, vous serez toujours ma foi, et ma loi, si elle venait à me manquer, il me semblerait qu’il y a quelque chose de moins au ciel et que je n’y trouverais plus le secours et l’appui que je cherche habituellement.

Adieu, chère et bien-aimée madame, je vous aime du meilleur de mon cœur et du plus profond de mon âme.

Toute à vous,

M. Leroyer de Chantepie,

16 mars 1872.

(Bibl. Histor. de la Ville de Paris, Fonds G. Sand. G. 4555).