Une lettre à George Sand de Maxime du Camp

Les Amis de Flaubert – Année 1971 – Bulletin n° 39 – Page 43

Une lettre de Maxime du Camp à George Sand

Cette lettre écrite avant la publication de L’Éducation Sentimentale est intéressante à divers titres. Elle est volontairement sibylline, et seulement des spécialistes de Maxime du Camp, pourraient en fournir les clés. Donc, en 1868, l’ami de Flaubert sortait d’une crise de quatre ans et paraissait encore déprimé, autant que mécontent de la politique du Second Empire. S’il est parti en Forêt Noire, comme les années précédentes, il rappelle à George Sand, la longue amitié qui le lie depuis une trentaine d’années avec Gustave Flaubert et il manifeste son amitié fervente. Les relations amicales entre les deux camarades ont certainement été moins tendues, que certains critiques l’ont fait supposer.

A. D.

 

Chère Madame,

J’ai reçu votre lettre à travers mes paquets, mes emballages et il ne m’a pas été possible d’y répondre avant de partir.

Maintenant que je suis installé dans ma masure, au milieu des épicéas et sur les derniers contreforts de la Forêt Noire. Je me hâte de vous remercier et de vous dire que j’ai été profondément touché de votre opinion. Vous avez raison, ce n’est pas toute mon histoire, ou plutôt ce n’est pas l’histoire de tout mon être. Il en est une moitié que je n’ai pas racontée, c’est cette moitié qui a sauvé l’autre, assez bien ou mal, bien des péripéties, bien des efforts avortés et renouvelés, mais enfin qui l’a sauvée et permis de reprendre la bonne vie de travail dans laquelle je me complais et où je m’avance de plus en plus, avec une sorte de manie persistante qui me fait toujours craindre de n’avoir pas le temps. Vous me demandez : à quand les forces retrouvées ? Comment faire ce livre, ce serait un récit tellement intime qu’il en serait illisible. J’ai lutté plus de quatre ans contre un brisement moral accompagné de douleurs physiques intolérables ; une certaine énergie native, la honte de mon état que je sentais fort bien, le besoin d’échapper à une obsession permanente, la crainte d’être tout à fait stérilisé, des amitiés admirables qui m’ont entouré et m’entourent encore, tout cela a contribué à me tirer d’affaires, mais de cela je ne saurais tirer une étude intéressante et, de reste, par respect à cette douloureuse époque de ma vie, qu’avec une certaine répugnance, je n’aime pas à revoir mon propre spectre et je l’évoque le moins possible.

Quant à me marier, non, non. J’ai bien su ce que je faisais quand j’ai refusé la belle fille rousse que vous connaissez et qu’à cause de cela, j’ai pendant deux ans, rompu les rapports avec la Revue. Je suis et ne pourrai faire entrer mes enfants dans la vie réelle, il me faudrait les quitter avant l’heure propice où j’aurais pu leur apprenant un peu de mon expérience, les lancer dans l’existence. Et puis, je ne crois plus guère à mon pays, je ne voudrais pas que mes fils traversassent les circonstances politiques où nous avons succombé et je ne me sens pas la vertu d’aller à mon âge, avec des habitudes et mes goûts, habiter l’Amérique pour y faire naître des enfants qui seraient vraiment libres et soustraits à cette domesticité qui abrutit la France depuis déjà si longtemps. Je mourrai, je le crois bien, dans l’impénitence du célibat, au milieu des groupes très restreints, mais très fidèles de vieux amis qui m’entourent et échangent avec moi ce que je demande aujourd’hui à la vie : du repos, de l’affection, de la tolérance, et du dévouement, une part est telle et je ne m’en plains pas.

Me voilà au vert, j’en ai besoin, car mon travail de cet hiver m’a passablement fatigué ; j’ai cependant encore deux mois de travail avant que je ne m’accorde la liberté de décrocher les fusils et de me mettre en chasse sur les bords du Rhin. Gustave (1) connaît notre trou, il y est venu et s’en est bien trouvé ; mais ce grand paresseux travaille tellement qu’il n’aura pas le temps de venir nous voir cette année, je le regrette, car je l’aime de toute mon âme déjà depuis une trentaine d’années.

Soyez heureuse chère Madame et croyez que je vous suis absolument dévoué et du fond de mon cœur, à vous.

Maxime Du Camp

20 juin 1868, Allée Haëy, Baden-Baden.

(G. 3951 n° 241), E 54.199, Bibliothèque historique de la ville de Paris.

 

(1) Gustave Flaubert.