Le centenaire de Flaubert à Rouen et à Paris en 1921

Les Amis de Flaubert – Année 1972 – Bulletin n° 40, page 7

 

Le centenaire de Flaubert
à Rouen et à Paris en 1921

 

Acte de naissance de Gustave Flaubert

(Etat civil de Rouen, 12 décembre 1821).

Tirage de l’association Les Amis de Flaubert, à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance.

Rouen, Dimanche 12 décembre 1971

 

De quelle manière a-t-on marqué il y a cinquante ans le centenaire de la naissance de Gustave Flaubert ? Les deux journaux quotidiens d’alors, Le Journal et La Dépêche de Rouen paraissant alors sur quatre pages, le dimanche sur six et rarement sur huit, au moins dans Le Journal de Rouen, à cause d’une publicité plus importante au moment des grandes fêtes, nous renseignent abondamment, car l’un comme l’autre tenaient avant tout à paraître des journaux locaux et à renseigner particulièrement sur les événements de la région.

A Rouen, le centenaire fut célébré avant la date, le samedi 21 mai et le lendemain celui de Bouilhet à Cany. Il avait été annoncé dans la rubrique locale le 11 mai dans la chronique locale. Le 18 mai, les journaux signalèrent la disparition du buste de Bouilhet par Guillaume, à la fontaine érigée rue Thiers. Elle était partie dans l’atelier des sculpteurs rouennais Guilloux et Rose qui en firent un moulage reproduction pour le musée Flaubert et dont les frais étaient réglés par un généreux membre du comité des Amis de Flaubert, probablement Le Roy. Le 19 mai, les journaux annonçaient qu’une excursion par automobile aurait lieu à Cany le dimanche et demandaient de s’inscrire au Syndicat d’Initiative. Ce même jour était inauguré à la Chambre des Députés le restaurant. Et en vue du combat de boxe Carpentier-Dempsey, La Dépêche de Rouen, publiait les mémoires de Georges Carpentier. Le lendemain, ce même journal de tendance radicale consacrait toute sa quatrième page à Gustave Flaubert avec la publication du passage des barbares de Salammbô, le panorama de Rouen de Madame Bovary, cinq lettres de Flaubert à sa mère, à Louis Bouilhet, à George Sand, à Edmond de Goncourt et à Ernest Feydeau. Une partie de l’article de Zola parue dans Le Figaro sur la mort et l’enterrement de Flaubert et enfin le poème des colombes de Louis Bouilhet. Le Journal de Rouen, pris au dépourvu par l’initiative de son confrère, ne consacra aucune page à son sujet. La relation la plus enthousiaste fut celle de La Dépêche de Rouen donnée par Robert Delamare, greffier au tribunal et récemment disparu, écrivant :

« …S’il avait pu entendre les éloges délicats dont fut saluée sa mémoire, le grand écrivain disparu eût pardonné de grand cœur aux « bourgeois » de Rouen. A ses cils eût tremblée une larme rare, d’autant plus délicieuse et son bonheur eut été complet de voir assemblés avec ses admirateurs, ceux de son cher Louis Bouilhet, ami des rudes et bons jours… »

Cette journée était présidée par Léon Bérard, ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, Béarnais d’origine, fin lettré et défenseur des humanités classiques qui avait été désigné par le gouvernement issu des élections de la Chambre surnommée bleu horizon. Le ministre arriva par le train et descendit la ville en automobile, déposa une gerbe au monument de Flaubert érigé près de l’église Saint-Laurent et une autre à la fontaine de Bouilhet. Puis, il se rendit au Musée d’Art Normand, créé lors du millénaire de 1911 et qui venait de recevoir les collections de fer forgé constituées par les Le Secq des Tournelles, père et fils, et dont le legs prévoyait une présentation rapide. Celles de l’Art Normand furent mises en boîtes et y demeurent encore aujourd’hui. Ensuite, on se rendit à Croisset en automobile, moyen de transport encore rare, Robert Delamare passa devant l’Hôtel-Dieu et nota : « Il n’y avait aux fenêtres aucun drapeau et la plaque commémorative était poussiéreuse… ce sera pour la prochaine fois… ». Arrivé avant l’automobile ministérielle au pavillon de Croisset, la jeune gardienne refusa de laisser entrer les journalistes avant le cortège officiel :

— On m’a dit de ne pas ouvrir, je n’ouvre pas.

— Mais pourquoi ces messieurs qui sont là-bas dans l’allée.

— Ah, ceux-là ce sont des huiles !

C’étaient J.H. Rosny, Edmond Haraucourt, René Fauchois, Gustave Coquin, Fernand Destin et une autre nièce de Flaubert, Mme Roquigny-Flaubert, « octogénaire aux yeux vifs et qui évoquait les heures envolées ».

Georges Le Roy fit les honneurs du pavillon, comme conservateur du musée, il offrit au ministre une plaquette de Gaston Bigard coulée à cette occasion et fit signer les visiteurs avec une plume d’oie rappelant au ministre les paroles de Flaubert à Maxime du Camp : « Tu es sur la pente tu te sers d’une plume d’acier, tu laisses la plume d’oie, c’est un esprit faible ». Le ministre lui répondit sur-le-champ par deux vers de Vigny :

« J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme

Une plume de fer qui n’est pas sans beauté. »

A Rouen, le banquet est toujours nécessaire, il fut servi à l’Hôtel d’Angleterre. Les deux nièces de Flaubert y assistaient, Mme Franklin-Grout et Mme Roquigny-Flaubert, l’une demeurant à Antibes, l’autre à Barentin. II y avait aussi, M. Toutain, à l’origine de notre société, connu en littérature sous le nom de Jean Revel ; André Billy du Petit Journal ; Gérard Bauer de L’Echo de Paris. Il y eut des discours de Jean Revel ; du maire de Rouen Lucien Valin, qui en profita pour faire l’éloge de Jean Revel ; d Anquetil, député de la ville et du marquis de Pomereu, sénateur qui fit l’éloge du port.

La véritable manifestation eut lieu au Théâtre des Arts. Rosny aîné y parla de la vie de Flaubert ; Souriau, professeur à la Faculté des Lettres de Caen, de la poésie de Bouilhet ; deux artistes de la Comédie-Française, Mlle Colonna Romano et M. Leroy, récitèrent des vers de Bouilhet. Le ministre prononça un discours sur l’œuvre de Flaubert :

« …Le tout est de ne point manquer dans une apologie de cette sorte de la discrétion que requiert le service d’un génie aussi ombrageux. Il ne serait point sage, ni décent d’oublier en exaltant sa gloire ce que Flaubert a professé touchant les honneurs officiels et le cérémonial de la vie publique. Connaissez-vous meilleure préparation à un tel discours que de relire la page immortelle où il a réussi à faire entendre, dans une symphonie qui est le triomphe de son art, le bruissement d’une foule, un dialogue d’amour et des « phrases d’administrateur ». Son ironie n’eût-elle épargné aucun genre oratoire, aucune éloquence ? La chose est douteuse… »

Et sur Madame Bovary :

« Cependant un romantique qui décrit avec tant de minutieuse fidélité, sans le moindre souci d’exotisme les vulgarités des existences les plus plates et le grotesque triste du milieu le plus médiocre ? Un romantique qui paraît dénoncer les ravages de la littérature et du rêve dans le cœur d’une femme ? N’est-ce pas plutôt quelque poète du bon sens ou quelque moraliste imprégné de tradition qui enseignerait à défaut de doctrines héroïques l’acceptation du destin et la résignation à la vie ? »

Sa pensée sur Flaubert est bien celle d’un lettré nourri de langues latine et grecque :

« Les voies du génie sont mystérieuses et diverses. Tandis que Flaubert enfermé à Croisset, peinait et grinçait sur la page hérissée de ratures, aux prises pendant des heures avec quelque adjectif, l’éternelle veillée de Balzac se passait à d’autres combats. Celui-là cherchait les affres, suivant le mot d’Anatole France, le secret des « paroles infinies », celui-ci travaillait pour l’échéance et se tuait à écrire un roman en quelques nuits afin d’écarter de sa tête la menace des créanciers. La postérité peut se demander pourtant lequel est le plus grand d’entre eux, celui qui se présente à elle avec deux ou trois livres qui sont parmi les meilleurs de la langue ou celui qui l’entraîne à travers vingt chefs-d’œuvre mal écrits dans un monde merveilleux de fantaisie gigantesque et d’humaine vérité.

L’exemple de Flaubert ne saurait donc persuader l’artiste et l’écrivain condamnés à vivre de leur état, qu’ils ont voués au sacerdoce de l’esprit pur. Il reste qu’ils ont à recueillir de sa vie quelques enseignements précieux valables pour tous les temps et pour toutes les conditions. Le métier d’écrire ne fût-il qu’un métier, il a ses règles de l’honneur. Nul ne les a tracées avec autant d’inflexible rigueur que Flaubert. Pour avoir sacrifié de la profession et à peu près tout ce qui n’était pas le travail de l’art lui-même, notamment la préoccupation du succès et ce désir d’avancement qui a perverti tant de talents et dévié tant de carrières, il a mérité de demeurer comme l’arbitre des cas de conscience professionnelle. Il n’aura pas été en vain le plus probe et le plus consciencieux des artistes… »

Le lendemain eut lieu à Cany la manifestation en faveur de Louis Bouilhet, son bourg natal, avec un banquet où figuraient les truites de la Durdent et le cochon de lait très prisé dans les anciens banquets normands.

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Dès le mois de juin, on songeait à fêter le centenaire de Flaubert à Paris et à édifier son buste par Clésinger dans le jardin du Luxembourg. On parla d’une certaine lettre mystérieuse dans les milieux lettrés, que souleva Paul Souday dans Le Temps du 3 juin. La souscription était lancée par la Société des Gens de Lettres ; dix-huit membres de l’Académie Française y participèrent individuellement et Frédéric Masson, historien de la famille Bonaparte, avait répondu par un refus motivé d’assez étrange façon, si bien qu’il répondit à la question de Souday par une lettre : « En ce qui concerne Flaubert, je n’aurai pas cette excuse. Je l’ai connu et je l’ai assez vu pour le juger durement. Nous en causerions, vous en penseriez comme moi. Il était brave homme, bourgeois jusqu’aux moelles et simulait l’homme exaspéré, la rapin farouche, l’aplatisseur de la famille. Il s’est ruiné pour sa nièce et méritait toute l’estime possible, mais il avait la mentalité d’un vieux médecin de Rouen, en prenant, paroles parlant, l’attitude d’un débardeur et d’un chicard. C’est encore un mensonge de le présenter autrement, mais c’est ce qui se fera ». Frédéric Masson était coutumier du fait et avait agi de même pour un autre cas avec l’Académie de Belgique.

Au centenaire exact de sa naissance, Le Journal de Rouen, qui venait de perdre son directeur, Joseph Lafond, consacra son éditorial du 12 décembre à Gustave Flaubert et les Rouennais : beau sujet en réalité ; il n’est pas signé, mais il est probable qu’il ait été écrit par Jean Lafond le spécialiste connu des vitraux et qui était alors secrétaire du comité des Amis de Flaubert :

« Depuis vingt ans, on a beaucoup écrit sur Gustave Flaubert. Les Normands ont donné l’exemple, à la suite de notre éminent collaborateur Georges Dubosc. Les Universités étrangères sont venues à la rescousse, avec une quantité de thèses de doctorat. Les Allemands ont été séduits par la philosophie pessimiste et par la mystérieuse esthétique du grand écrivain. Ils ont obscurci et alourdi à plaisir des idées qui n’avaient pas chez lui cette redoutable consistance. Des Américains et des Scandinaves ont étudié les sources des romans de Flaubert ou leurs particularités de style et de langage. La minutie qu’ils ont apportée à ces travaux d’érudition fait sourire, mais elle atteste un goût et une connaissance des lettres françaises dont on doit les féliciter. Il existe donc sur Flaubert et sur son œuvre, toute une bibliothèque qu’on devrait devoir à cœur de rassembler à Rouen aussi complète que possible. »

Le même jour, La Dépêche de Rouen ne fut pas en reste. Eugène Quinche écrivait :

« On a pu dire encore que son plus grand mérite était d’avoir mis un point final aux élucubrations boursoufflées des romantiques. C’est là un jeu de spécialiste qu’à cette heure nous voulons ignorer. Flaubert fut grand tout simplement lorsqu’il écrivit cette phrase qui peut résumer toute son œuvre : « Celui qui ne dit pas de mal des femmes ne les aime point, puisque la manière la plus profonde de sentir quelque chose est d’en souffrir…

… Flaubert a souffert de toutes les sottises et de toutes les petitesses qui sans l’atteindre l’entouraient. Aujourd’hui, ceux mêmes que le fouet de son ironie aurait flagellés prononcent son nom avec emphase. Ceux qui l’eussent traîné en correctionnelle le proclament grand homme. Peut-être s’il avait du premier coup été compris et aimé aurait-il écrit avec moins de génie. « De quelle argile saignante sommes-nous donc pétris, pour que l’art le plus pur, ne se rencontre qu’au creuset le plus profond de la souffrance ? ».

Différence d’esprit dans les deux quotidiens, plus de réserve dans Le Journal de Rouen, représentant alors la bourgeoisie de Rouen et une clientèle cléricale marquée, mais admiration quand même pour l’artiste et son style. Plus d’indépendance du côté de La Dépêche de Rouen, radicale et voltairienne et admiration sans réserve, y compris pour Madame Bovary.

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Il serait regrettable d’oublier l’opinion des revues et en particulier, Par chez Nous, qui ne compta que dix numéros, mais qui consacra son numéro de mai 1921 à Flaubert et à Bouilhet. Des Rouennais épris de littérature firent connaître leur point de vue sur les deux amis. Les Tablettes, imprimées à Saint-Raphaël et qui comptaient un comité rouennais firent paraître une pièce de théâtre à quatre personnages, représentée à Paris une fois dans la salle des fêtes du Journal. Elle était due à un jeune Rouennais, André Renaudin, qui devait fonder un hebdomadaire avant la dernière guerre, Rouen Gazette. Les revues parisiennes marquèrent également le centenaire de Flaubert : René Dumesnil, ancien lycéen rouennais dans le Mercure de France comme Pierre Monnier. Paul Souday, également ancien Rouennais, dans la Revue de Paris ; Paul-Louis Robert, musicographe rouennais dans l’Opinion ; G.A. Le Roy, pharmacien de l’Hôtel-Dieu de Rouen dans l’Illustration, tous dans la première quinzaine de décembre.

Cette même année, Paul-Louis Robert, sous le patronage financier de la vieille Société Libre d’ Émulation de la Seine-Maritime, donna une dizaine de conférences sur Flaubert, dans l’une des salles de l’Hôtel des Sociétés Savantes, lesquelles furent également redonnées dans plusieurs villes de Normandie.

Ainsi, en 1921, alors que les conséquences de la guerre étaient à peine effacées, que les communications entre villes étaient plus difficiles, les Rouennais marquèrent le centenaire de la naissance de Flaubert, mieux qu’ils avaient célébré ses obsèques une quarantaine d’années auparavant.

André Dubuc