Amélie Bosquet contre Gustave Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1972 – Bulletin n° 40, page 42

Amélie Bosquet contre Gustave Flaubert

Un fragment des Mémoires d’Amélie Bosquet est conservé au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale (nouvelles acquisitions françaises, 23.824). Je n’en reproduis ici que les passages concernant Flaubert et présentant quelque intérêt.

Il est inutile de raconter la vie d’Amélie Bosquet aux Amis du maître de Croisset : ils ont pu lire, dans le bulletin de décembre 1965, un long article (p. 1931) de notre président, André Dubuc (1), qui dit tout l’essentiel sur cette romancière oubliée (2). Il y est fait allusion (p. 20) à ces « Mémoires… demeurés manuscrits » et qu’il n’avait pas eu « la bonne fortune de retrouver ».

« Le conseil (3) que m’avait donné Gustave Flaubert aurait été bon pour lui qui avait de longues et solides relations dans le monde littéraire, il était mauvais pour moi qui n’avais pas d’amis ni même de connaissances pour m’introduire parmi les écrivains et me recommander aux éditeurs,

Gustave Flaubert lui-même, qui me témoignait une sorte de camaraderie confraternelle par les longues conversations que nous avions dans les visites qu’il me faisait, par les lettres que nous échangions quand les visites étaient trop espacées, s’occupa peu du succès de mes romans. Lorsqu’il distrayait de ses propres travaux une part de son temps et de ses démarches, c’était au profit de Bouilhet son ami et même disait-on son frère (4). Plus tard, il se laissa accaparer par les Goncourt qui ne faisaient pas seulement par leur talent obstruction à leurs concurrents.

Dans les dernières années de l’Empire, Gustave Flaubert était devenu tout-à-fait l’ami de Ste Beuve et de George Sand, le commensal de la princesse Mathilde et de l’Impératrice (5), ce qui ne contribua pas à le rapprocher de moi, d’autant plus que mes fréquentations étaient toutes différentes. Un Rouennais de nos amis communs lui ayant demandé pourquoi il ne me prêtait pas son aide, car cela était évident pour ceux qui nous approchaient, il répondit : « Elle est trop démocratique » ! (6).

Les lettres que Gustave Flaubert m’avait écrites, dont plusieurs sont très confiantes et très intéressantes, ne me furent pas demandées par les éditeurs de sa Correspondance (7). Je n’allai point non plus les leur proposer : j’en ai donné quelques-unes à des amis et j’en ai envoyé vingt-neuf à la collection d’autographes de la ville de Rouen. » (8)

 

Je reproduis maintenant le dernier feuillet (26) de ces Mémoires ; rien ne le suit, et les feuillets 20-25 manquent.

« … un combat en moi : je ne me dissimulais pas qu’une amitié qui m’avait été chère allait sombrer. On ne pouvait, en effet, s’attaquer à un livre de Gustave Flaubert (9) sans remonter à l’homme, quand on se rendait bien compte de son système littéraire qui était en définitive un véritable parti-pris d’exagérer le mal, de rabaisser le bien, d’incriminer les intentions, afin de donner plus de relief à ses tableaux et de ne rien laisser sur le même sujet à découvrir après lui. Mais quoi qu’il prétendît que l’auteur devait rester complètement en dehors de son œuvre, il n’est pas bien certain que ce détachement soit possible. Et quel retour de justice et de sympathie peut-on espérer de celui qui vit d’ordinaire sous la suggestion de ce pessimisme absolu que le soin d’une rectitude impeccable du (10) style telle que la recherchait Gustave Flaubert rendait peut-être plus incommunicatif (11) encore ? À tout prendre, il y a dans la bestialité de M. Émile Zola un flot de vie plus… »

Le reste manque, et c’est dommage… À quoi comparait-elle, chez Flaubert, la bestialité de Zola ?

Il est difficile, en si peu de lignes, de s’en prendre à plus de gens Bouilhet, dont elle est jalouse : (comme elle l’est de George Sand), au sujet de sa naissance, les Goncourt qui empêchent les autres d’arriver, Zola le bestial, les éditeurs de la Correspondance qui n’ont rien demandé à la fière Amélie.

Mais c’est surtout à Flaubert qu’elle en veut : ce mauvais conseiller, cet égoïste qui refuse d’aider ses amis (sauf Bouilhet), ce familier du critique influent (Sainte-Beuve) et des « grands de ce monde », cet être injuste et antipathique, « exagérant le mal, rabaissant le bien, incriminant les intentions » (12).

L’amertume de l’écrivain qui n’a pas réussi à s’élever assez haut est partout dans les premiers paragraphes de ce texte ; loin d’être reconnaissante à Flaubert et de sa sincère amitié et de tant de conseils autorisés, elle y attaque d’abord l’homme dans son caractère, puis l’écrivain et son « système littéraire » : si son cœur n’est pas meilleur, c’est qu’il est absolument pessimiste — et qu’il a trop recherché la perfection du style…

Ces quelques pages d’Amélie Bosquet, sorte de revanche posthume, ne lui font pas honneur.

François Fleury

(1) Dans son dernier ouvrage, Flaubert the Master (Londres, 1971), la regrettée Enid Starkie attribue (p. 364) cette étude à « A. Dubosc ». Les pages 34-39 de ce livre sont consacrées à Amélie Bosquet.

(2) Cet article est précédé d’un portrait assez charmant, celui d’Amélie à quatorze ans, peint par Parelle.

(3) Le conseil, donné « énergiquement », d’exiger de l’éditeur Hetzel qu’il ajoute un errata à des volumes d’Amélie Bosquet.

(4) Étant de Rouen. Amélie Bosquet devait savoir qu’il n’en était rien. Enfant naturel reconnu par son père, elle avait plus d’une raison de renoncer au plaisir d’écrire cette phrase.

(5) De la princesse Mathilde plus que de l’Impératrice…

(6) Amélie Bosquet parle elle-même, dans ses mémoires, de « ses sentiments de solidarité humaine » et de « ses tendances démocratiques ».

(7) L’édition de la Correspondance de Flaubert, publiée en 4 volumes dans la Bibliothèque Charpentier (le dernier tome paraît en 1893), ne contient, en effet, aucune lettre adressée à Amélie Bosquet.

(8) L’édition Conard de la Correspondance (en 9 volumes) contient 30 lettres adressées par Flaubert à Amélie Bosquet. L’édition de 1910, en 5 volumes, en contenait déjà autant.

(9) Il s’agit de L’Éducation sentimentale, assez injustement critiquée par Amélie Bosquet dans Le Droit des Femmes, 11 et 18 décembre 1869. Elle avait cru voir sa caricature dans le personnage de Mlle Vatnaz. L’article de la correspondante de Flaubert (reproduit dans notre bulletin de mai 1965, p. 19-23) mit un terme à leur amitié.

(10) Ou « de ».

(11) La fin de ce mot (qui remplace « impassible », barré) n’est pas d’une lecture aisée ; et la phrase est sans élégance, comme elle est sans clarté.

(12) Comme un autre La Rochefoucauld…