Un manuscrit de « Par les champs et par les grèves »

Les Amis de Flaubert – Année 1973 –  Bulletin n° 42, page 23

 

À propos d’un des manuscrits de

Par les champs et par les grèves

 

Deux lettres inédites

Conservateur de la Bibliothèque de Rouen au moment de la mort de Flaubert, Eugène Noël eut, l’année suivante, la hardiesse d’écrire à la nièce du maître la lettre qu’on va lire ; s’il avait obtenu ce qu’il désirait, non seulement ce manuscrit de Par les champs et par les grèves, mais encore tous les manuscrits des « œuvres imprimées » (avant le 8 mai 1880) se trouveraient aujourd’hui dans la ville où naquit l’auteur de Madame Bovary,

J’ai copié la lettre d’Eugène Noël et la réponse de madame Commanville à la Bibliothèque municipale de Rouen (Ms mm 3, enveloppe 7). On y peut lire d’autres lettres autographes qu’il reçut de divers écrivains.

Il est probable que les deux textes qui suivent intéresseront surtout les flaubertistes rouennais. Cependant le second d’entre eux pourrait ne pas laisser indifférents tous les autres, après la lecture du récent livre de madame Lucie Chevalley-Sabatier sur Gustave Flaubert et sa nièce Caroline. (La Pensée universelle, 1971).

 

Rouen, le 5 novembre 1881.

A Madame Commanville (1),

rue Lauriston 91 à Paris.

Madame,

Un article de M. Maxime Du Camp, publié dans la Revue des deux mondes du 1er octobre dernier (2), me fait connaître l’existence d’un ouvrage écrit par lui, en collaboration avec Gustave Flaubert. Cet ouvrage, intitulé : Par les champs et par les grèves, se compose de douze chapitres, et les chapitres impairs I, III, V, VII, IX et XI sont de Flaubert.

Il n’existe de cet ouvrage que deux copies, dont l’une appartient à M. Maxime Du Camp et l’autre à la famille de Flaubert.

M. Maxime Du Camp nous apprend que, dans cette œuvre inédite, « il y a des pages de Flaubert qui sont excellentes et de sa meilleure main » ; et, selon lui, « cela seul mérite que ce volume soit sauvegardé, et toute précaution devrait être prise à cet égard. Il serait bon, ajoute-t-il, que l’exemplaire de Flaubert fût remis à une bibliothèque publique, à la bibliothèque de Rouen, par exemple, comme mon exemplaire sera déposé, lorsque mon temps sera accompli, au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale (3) ».

Ces lignes, madame, m’imposent le devoir envers l’écrivain célèbre, envers le public et envers cette bibliothèque de Rouen qui posséda une si grande partie de son cœur, tout le temps qu’elle fut confiée à son ami Louis Bouilhet (4) ; ces lignes, dis-je, m’imposent le devoir de vous demander pour la Bibliothèque de Rouen l’honneur d’être choisie comme dépositaire de ce manuscrit Flaubert.

Le public rouennais apprécie !e talent de votre oncle ; je peux vous en fournir, madame, un témoignage irrécusable : en deux années (du 15 octobre 1879 au 15 octobre 1881), il a été fait à la Bibliothèque de sa ville natale 142 lectures de ses œuvres.

Ceci m’enhardit, et vous m’excuserez, à vous faire deux autres demandes :

Je sais que Flaubert avait conservé tous les manuscrits de ses œuvres imprimées. Ne pensez-vous pas, madame, que ces manuscrits auraient leur vraie place dans nos collections ?

On m’assure que la bibliothèque de G. Flaubert renferme un grand nombre d’ouvrages précieux par les autographes d’auteurs qui les accompagnent. Je puis vous affirmer que ce serait, pour toute la partie intelligente de notre ville, un sujet de joie et d’orgueil que la possession de quelques-uns de ces livres.

Vous savez combien est déjà riche en documents précieux notre bibliothèque où sont venues s’ajouter les collections Leber, Montbret, Desbois, Martainville, Duputel, etc.

Les souvenirs de votre oncle et ses manuscrits auraient donc chez nous, madame une compagnie digne d’eux. Pour ma part, je serais fier et très fier d’avoir contribué à faire entrer un tel cadeau dans la bibliothèque où j’ai l’honneur de succéder au plus cher ami de Gustave Flaubert (5).

Dans l’espoir que ces demandes ne seront pas considérées tout à fait comme non avenues et qu’elles recevront un favorable accueil,

Je vous prie, madame, d’agréer mon très respectueux hommage.

(signé) Eugène Noël. (6)

 

Et voici la réponse de Madame Commanville.

Monsieur,

La demande que vous est assurément très flatteuse envers la mémoire de mon oncle Gustave Flaubert, aussi je vous prie d’agréer mes remerciements.

Il est rare de se voir apprécié de ses contemporains, plus rare encore peut-être de ses compatriotes ; les plus grands hommes sont ignorés de ceux-là même qui devraient tenir à honneur de les compter dans leur rang. Vous, Monsieur, vous vous plaisez à reconnaître le mérite, et je vous le répète j’en suis agréablement touchée.

Mon oncle a en effet laissé un ouvrage inédit intitulé Par les champs et par les grèves ; il a laissé également plusieurs manuscrits.

Tout ce qui me vient de lui aura une destination particulière, et je n’ai point attendu les appréciations de M. Maxime du Camp pour m’en occuper.

La Bibliothèque de Rouen n’est pas oubliée mais vous me permettrez d’attendre encore pour informer de ce que je lui destine. D’ailleurs mon intention n’est pas de me séparer de mon vivant de ce que je regarde comme des reliques précieuses.

Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.

Caroline Commanville

Paris 24. 9bre 1881.

Cette lettre de « l’altière Vasthi » est d’une jolie écriture fine et distinguée.

Ce fut à Louis Bertrand que madame Franklin-Grout légua le manuscrit de Par les champs et par les grèves, affligeant ainsi l’ombre d’Eugène Noël…

On aura noté le ton de la phrase où il est question de Maxime du Camp. Rappelons que ce qu’il venait d’écrire sur Flaubert dans ses Souvenirs littéraires (Revue des deux mondes ,1er septembre 1881) avait justement indigné la nièce du grand écrivain.

François Fleury.

 

(1) Caroline Hamard, née en 1846, avait épousé, le 6 avril 1864 Ernest Commanville. Elle ne devait mourir qu’en 1931 (le 4 février) ; elle portait alors le nom de Franklin-Grout.

(2) Cet « article » est la cinquième partie des Souvenirs littéraires, dont la Revue avait commencé la publication le 1er juin 1881. Ce qui concerne Par les champs et par les grèves se trouve aux pages 511-512. « Cela représente un très fort volume in-octavo. Il en a été fait deux copies au net, reliées toutes deux et formant deux beaux manuscrits ; l’un appartenait à Flaubert, l’autre m’appartient. Parfois nous avons eu l’idée de le publier sous le titre même… que Flaubert avait choisi et m’avait fait accepter : Par les champs et par les grèves. »

(3) Ce fut à la Bibliothèque de l’Institut que Maxime Du Camp offrit, en 1883, son manuscrit de Par les champs et par les grèves. (Il devait mourir en 1894).

(4) Louis Bouilhet avait été nommé, au printemps de 1867, conservateur de la Bibliothèque publique de Rouen ; il l’était encore quand il mourut le 18 juillet 1869.

(5) La succession n’est pas immédiate : Eugène Noël (1816-1899) est bibliothécaire de la ville en 1879, en remplacement de Théodore Bachelet ; il le sera jusqu’en 1898.

(6) La lettre paraît être d’une autre main ; celle d’un copiste sans doute.