Madame Bovary de G. Flaubert et O Primo Basilio de Eça de Queiros

 Les Amis de Flaubert – Année 1973 – Bulletin n° 42, page 38.

 

Madame Bovary de G. Flaubert

et

O Primo Basilio de Eça de Queiros

 

Introduction
Eça de Queiros (1845-1900) apparaît comme le maître du roman portugais et cependant iI est pratiquement inconnu en France.

Au milieu des témoignages nombreux qui furent réunis dans le « Livre du Centenaire » en 1945 (1), ne figure qu’un seul nom français : celui de Phileas Lebesgue.

Valéry Larbaud, au cours d’un voyage au Portugal et lors de son apprentissage de la langue portugaise, découvrit les romans d’Eça de Queiros et II écrivait (2) : « vous voyez : ce n’est pas une trouvaille », « une découverte », « une révélation » (ces grands mots galvaudés) Eça de Queiros est classique en Portugal et au Brésil, et son influence en Espagne est déjà un fait historique. Il paraît même qu’un livre de lui a été traduit et publié en français. Avouez, pourtant, qu’il est bien peu connu chez nous… Parlons-en donc comme d’un méconnu en France et souhaitons, pour l’honneur comme pour le plaisir de la France lettrée, qu’on ne tarde pas à traduire ses principaux ouvrages »…

Il s’agit donc d’un problème de traduction puisque le portugais est une langue, jusqu’à présent, peu pratiquée en France.

Mais précisément dans le domaine de la traduction nous manifestons une mauvaise volonté évidente I Très peu de romans de cet auteur ont été traduits en français alors qu’ils le sont tous en espagnol I

Faisons un rapide inventaire.

O Primo Basilio fut traduit par la princesse Rattazzi, du vivant d’Eça de Queiros, dans le journal « La France » sous forme de feuilletons journaliers. Mais l’auteur fut si mécontent qu’il s’opposa à la publication du livre. (3)

O Mandarim fut traduit par Claude Frazac (pseudonyme de l’écrivain portugais Cristiano Frazao Pacheco) et par Jacques Crépet dans « La Revue de Paris », n° 15, 16 et 17, du 1er août au 1er septembre 1911.

La Revue Universelle de Paris publia également une traduction de ce roman en 1884 (N° 9-15 d’août à novembre) avec une préface en français d’Eça de Queiros.

A Reliquia fut traduite par Philéas Lebesgue et M. Gahisto.

Il y a eu également une traduction de G. Raeders, avec une préface de Valéry Larbaud.

 O Primo Basilio , Le cousin Basile. Les éditions sont épuisées à l’heure actuelle.

— Enfin une traduction toute récente : celle de Os Maias par Paul Teyssier, éditée par la Fondation Calouste Gulbenkian aux Presses Universitaires de France en 1971.

Donc à part la dernière traduction, il est impossible à l’heure actuelle de lire en français les romans d’Eça de Queiros, si ce n’est dans les bibliothèques.

Cela était également impossible à Flaubert puisque toutes les traductions sont postérieures à 1880, date de sa mort.

De toute manière, s’il existe une ressemblance entre ces deux romans, Il faut exclure dès le départ toute action du romancier français : il a un alibi inattaquable, car la publication de « Madame Bovary » (1856) est bien antérieure à celle du roman portugais (1878).

Quel est donc alors le point de contact entre ces deux hommes dont on est sûr, par ailleurs, qu’ils ne se sont jamais rencontrés ? (4)

Tout le mérite en revient à Eça de Queiros qui connaissait fort bien le Maître de Croisset et ne cachait pas son admiration pour lui.

Pourquoi ? Laissons Philéas Lebesgue nous l’expliquer : (5)

« Les modes de Paris parviennent plus rapidement à Lisbonne qu’au fond de la Province française. Toute une pléiade de jeunes gens novateurs allait, à I’ imitation des réalistes français, brandir, aux environs de 1860, le drapeau d’un art appliqué à voir et à peindre les choses comme elles sont. L’observation scientifique prenait le pas sur la fantaisie, et il n’était plus possible à quiconque aspirait à grandir de faire autrement. Le rythme moderne de la culture l’imposait. Et c’est la France qui était le chef d’orchestre »

Les intellectuels portugais lisaient les romans français dans le texte et adhéraient aux mêmes mouvements littéraires. Dans une lettre, Eça de Queiros déclare lui-même : « Balzac est mon maître. Il est, avec Dickens, le plus grand créateur dans l’art moderne. Mais il ne faut pas être ingrat à l’égard de l’influence exercée par Gustave Flaubert dans l’école réaliste : son style, sa connaissance profonde des caractères ont produit dans l’art moderne une révolution importante. Je cherche à me rattacher à ces deux grands artistes : Balzac et Flaubert ». (6)

Cet enthousiasme pour la littérature française, se teintera d’amertume vers la fin de sa vie : « Notre art et notre littérature nous parviennent, fabriqués en France, par paquebot ; et ils nous coûtent très cher en droits de douane ». (7)

Plus tard encore il lance la célèbre formule : « Le Portugal est un pays traduit de français en argot ! » (8) et il s’explique longuement dans un article intitulé : « Francesisme » (9) : « mais c’est surtout dans ma spécialité, la littérature, que cette copie du français est désolante. Comme ces canards, que Zola décrit si comiquement dans la Terre, nous allons tous, en file, lents et indécis, par les chemins de la poésie et de la prose, derrière l’oie française… Et cependant, ce n’est pas la curiosité qui nous manque. Mais nous sommes attachés aux jupes de la France, comme à celles d’une vieille maîtresse, à qui nous enchaîne le vice et l’habitude, et de qui nous n’osons pas nous éloigner, pour aller parler à une autre femme plus intéressante et plus fraîche »

Il est difficile de préciser à partir de quel moment on cesse d’être un pays ouvert aux idées étrangères pour courir le risque de l’aculturisation. Ce problème ressenti par tout le Portugal en général, Eça de Queiros, en souffrit en particulier, car c’est sur lui que vont pleuvoir, à plusieurs reprises, les accusations de plagiat.

Le cas le plus célèbre est précisément celui que nous traitons puisque O Primo Basilio a été appelé la Madame Bovary portugaise .

  1. Qui était Eça de Queiros ?

Il nous semble utile de donner d’abord quelques éclaircissements sur cet écrivain si peu connu.

Sa carrière littéraire débute en 1866 par le journalisme. Il écrit alors des nouvelles d’un romantisme échevelé qui paraissent dans A Gazeta do Portugal. Il a 21 ans et vient de terminer des études de Droit à l’Université de Coïmbra. Comme la carrière d’avocat ne le passionne pas, il accepte, peu après, de s’occuper d’un journal de province O Districto de Evora , et pendant presqu’un an il réussit le tour de force de faire paraître ce journal à lui tout seul !

Mais le journalisme ne le fixe pas et quelques années plus tard, il se montrera sévère envers ses premières publications, décidant de les intituler Proses barbares !

1870-1871 marque un tournant important dans sa vie. Il tourne le dos au romantisme et s’engage avec enthousiasme dans le nouveau mouvement : le Réalisme.

En 1871 il participe à Lisbonne aux célèbres Conférences du Casino qui effraient tellement le gouvernement qu’elles sont interdites avant la fin. (10)

La conférence d’Eça s’intitulait : « Le Réalisme en tant que nouvelle expression artistique » et il célébrait les louanges des nouveaux maîtres : Flaubert et Proud’hon.

En 1870 : il est reçu au concours de consul. Son premier poste est La Havane.

À la même époque il écrit son premier roman O Crime do Padre Amaro dont le héros est un prêtre. C’est un échec. La critique ne réagit pas et il est accusé d’un premier plagiat avec Emile Zola !

En 1878, l’année du Primo Basilio il est en poste à Newcastle-on-Tyne, en Angleterre.

il est amusant de noter, que cet écrivain, si peu connu des Français, termina sa carrière diplomatique à Paris où il mourut en 1900.

  1. « Madame Bovary » et « O Primo Basilio ».

Ce qui a permis au départ de rapprocher ces deux romans c’est une donnée initiale commune : deux petites bourgeoises qui s’ennuient et qui trompent leur mari.

a) La structure :

Nous ne pouvons-nous permettre de faire ici une étude aussi approfondie qu’il serait nécessaire ; aussi nous contenterons-nous de noter quelques points intéressants.

Madame Bovary, Flaubert nous le dit lui-même est une biographie, malgré le sous-titre rajouté au dernier moment : « Mœurs de province ». C’est pourquoi la durée du livre se confond avec la durée, non pas du personnage principal, Emma, mais de son mari, Charles.

Si l’on relève les indications temporelles, on s’aperçoit que le livre recouvre une période de 18 ans à peu près (octobre 1827 – été 1845) dont 8 années de mariages, et s’achève à la mort de Charles.

Dans une lettre à Louise Colet, Flaubert explique que « l’élément dramatique » doit être « bien noyé » (11). Et effectivement dans toute une vie il n’y a pas que des moments privilégiés. Il y a aussi toutes ces périodes creuses, longues et ennuyeuses où l’on ne relève pas d’événements saillants, mais seulement le retour des mêmes habitudes. Ces moments de la vie, Flaubert les a supérieurement racontés, (chapitre 9, 1ère partie – chapitre 5, 2ème partie, etc…).

« Les faits manquent. Moi, je soutiens que les idées sont des faits. Il est plus difficile d’intéresser avec, je le sais, mais alors, c’est la faute du style ». (12)

Flaubert réserve donc un rôle important au style dans la construction de son livre.

Pour les passages moins importants il préfère employer le style indirect ; de cette façon, pense-t-il le dialogue prendra davantage de relief.

Celui-ci est réservé aux scènes principales, non pas qu’elles comportent plus d’action que les autres, mais elles ont une importance pour le déroulement de l’intrigue.

Ce sont des tableaux qui regroupent de nombreux personnages : comme dans le chapitre 8 de la 2ème partie : les fameux comices, ou bien la scène de l’auberge : chapitre 2, 2ème partie.

Entre ces personnages dialoguant, la conversation n’est pas générale, mais bizarrement, et toujours d’après cette idée de mise en relief, elle s’établit sur plusieurs plans.

A l’auberge, alors que tous les personnages sont réunis, la conversation se scinde en deux groupes : Charles – Homais et Emma – Léon, chacune des conversations occupant tour à tour le devant de la scène.

Nous retrouvons le même procédé dans le chapitre des Comices.

Deux formes d’expression se juxtaposent dans cette scène : sur un plan Rodolphe débite à Emma : « les idées reçues de l’amour » et sur un autre plan, et le recoupant sans cesse, le conseiller de préfecture lit son discours. « J’arrive au dramatique par l’entrelacement du dialogue » écrivait Flaubert à propos de cette scène (13).

Le roman d’Eça de Queiros lui, ne nous présente pas une biographie, mais une tranche de vie : la durée du roman n’excède pas six mois.

Nous assistons à une sorte de resserrement de l’action : les six premiers chapitres de présentation de Madame Bovary sont condensés en un seul : le chapitre 1.

Tout se passe comme si Eça avait supprimé les chapitres où Flaubert parle des habitudes, des temps morts de l’existence : aussi ne trouvons-nous pas des chapitres comparables aux chapitres 3, 4, 5 et 6 de la deuxième partie.

Nous remarquons une autre différence : dans O Primo Basilio le dialogue est beaucoup plus fréquent que la narration, quand bien même Eça alterne avec maîtrise style direct et indirect.

Examinons le chapitre 2 où tous les personnages qui forment l’entourage de Luisa et de Jorge, entrent en scène. Après une courte présentation qui n’excède pas une page, les voilà immédiatement lancés dans le dialogue.

Le chapitre 2 n’est pas une exception ; il en va de même pour le chapitre 6, qui compte 39 pages, dont 25 de dialogue ! Presque autant pour le chapitre 8 : 20 pages sur 39.

Cela nous amène à deux constatations :

1) Les personnages de ce roman sont rarement seuls.

Lorsqu’ils monologuent c’est pour nous renseigner sur les mobiles de leurs actions.

2) Les personnages secondaires sont essentiellement des interlocuteurs.

Mais il y a même mieux : nous nous trouvons en présence de véritables confidents.

Chacun des personnages principaux est affecté d’une sorte de double dont le caractère est beaucoup plus accentué : Reinaldo est une caricature de son ami Basilio ; Léopoldina est une Luisa qui serait allée jusqu’au bout de son personnage ; et Juliana est assistée de l’entremetteuse, la tante Victoria, comme Jorge de son ami, le bon Sebastiao.

Comme Flaubert, Eça de Queiros traite les personnages secondaires avec une grande ironie, mais celle-ci s’exerce davantage sur les gestes que sur les paroles.

Il est frappant de constater que chacun de ces personnages est figé dans une attitude caractéristique qui est rappelée chaque fois qu’il entre en scène. Cela est particulièrement visible chez le conseiller Acacio, mais naturellement la place nous manque pour donner une liste de ces attitudes.

Le tragique chez Eça naît de la répétition de ces gestes, et de ces comportements. On a l’impression d’avoir sous les yeux des marionnettes.

Si nous regroupons ces différentes constatations, nous nous apercevons que, par la concentration de l’élément dramatique et par la fréquence du dialogue, O Primo Basilio a la structure d’une pièce de théâtre. Rien n’y manque, nous l’avons déjà vu : les personnages aux traits un peu grossis pour mieux passer la rampe, les confidents, les monologues, le rideau qui tombe au bon moment, comme à la fin du chapitre 7 lorsque Luisa s’évanouit.

Nous pouvons donc conclure que ces deux romans ont une structure totalement différente :

— Flaubert a conçu une biographie, un roman psychologique.

— Eça de Queiros a composé une étude de mœurs et son roman a la structure d’une pièce de théâtre.

En somme, alors que l’on pourrait faire jouer au théâtre O Primo Basilio, Madame Bovary serait plutôt réservée pour le cinéma où les déplacements de la caméra pallieraient parfois au manque d’action.

b) Episodes et personnages :

Si la structure de ces deux romans est très différente nous rencontrons par contre de nombreuses analogies au niveau des épisodes.

Eça a repris systématiquement les étapes de l’adultère parcourues par Emma Bovary, depuis la première rencontre jusqu’aux regrets et à la mort, en passant par la rencontre en public, le premier tête à tête, la chute et les premières désillusions.

En fait, si l’on veut bien se donner la peine d’être impartial, c’est là un schéma bien classique, et que l’on trouverait sans difficulté dans bien d’autres romans !

Ce qui est plus étonnant, c’est que, à l’intérieur de ces épisodes semblables, le style d’Eça de Queiros se calque sur celui de Flaubert, au point d’utiliser parfois les mêmes Images !

Nous déplorons encore une fois le manque de place qui ne nous permet pas d’étayer suffisamment nos arguments.

C’est pourquoi nous tirerons nos exemples de l’étude d’un seul épisode : la rencontre en public. Pour Madame Bovary il s’agit de la scène des Comices (14), et pour O Primo Basilio, de la promenade au Passeio Publico (15).

— Immédiatement Rodolphe se met à contempler Emma :

« Et il la considéra du coin de l’œil, tout en continuant à marcher .

Son profil était si calme, que l’on n’y devinait rien. Il se détachait en pleine lumière, dans l’ovale de sa capote qui avait des rubans pâles ressemblant à des feuilles de roseau. Ses yeux aux longs cils courbes regardaient devant elle, et, quoique bien ouverts, ils semblaient un peu bridés par les pommettes, à cause du sang qui battait doucement sous sa peau fine ». (16)

Basilio en fait tout autant pour Luisa : « Basilio nao tirava os olhos de Luisa. Sob o véu branco, à luz falsa d’o gas, no ar enevoado da pœira, o seu rosto tinha uma forma alva e suave, onde os olhos que a noite escurecia punham uma expressao apaixonada » (17).

Les deux héroïnes, Emma et Luisa, ressentent à ce moment la même impression :

« Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l’avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron ; et machinalement, elle entreferma les paupières pour la mieux respirer ». (18)

« Luisa sentia-se mole ; o movimento rumoroso e monotono, a noite calida, a acumulaçao da gente, a sensaçao de verdura em redor davam ao seu corpo de mulher caseira um torpor agradavel, um bem-estar de inercia, envolviam na mima doçura emollente de banho morno » (19).

On retrouve des analogies entre nos deux auteurs lorsqu’ils décrivent la foule :

« Tous ces gens-là se ressemblaient. Leurs molles figures blondes, un peu hâlées par le soleil, avaient la couleur du cidre doux »… (20) « Uma infinidade de face a que a luz do gas dava o mesmo tom amarela-do (jaunâtre), olhavam de um modo fixo e cansado… » (21).

 

Mais, placées dans les mêmes situations, nous sommes obligés de reconnaître que nos deux héroïnes réagissent de façon fort différente.

Il y a une logique indiscutable dans le caractère d’Emma : son éducation et ses lectures lui ont donné une fausse image de la vie et de l’amour, certes, mais en épousant un être aussi médiocre que Charles, elle ne pouvait être que déçue. Il y a un vide dans sa vie et elle attend un événement qui la remplira. C’est l’adultère qui se présente, mais cela aurait pu être autre chose. De nos jours du moins ; un métier, par exemple, qui aurait absorbé ses désirs. « Au fond de son âme, cependant, elle attendait un événement. Comme les matelots en détresse, elle promenait sur la solitude de sa vie des yeux désespérés, cherchant au loin quelque voile blanche dans les brumes de l’horizon ». (22)

Nous ne retrouvons pas cette logique dans le caractère de Luisa. Détail surprenant : elle aime son mari ! Pas tout de suite quand même. Lorsqu’elle accepte sa demande en mariage, c’est uniquement parce qu’elle se sent en sécurité auprès de lui. Luisa est un caractère faible, elle a besoin de quelqu’un sur qui s’appuyer. Mais ensuite, elle se met à l’adorer. Cependant, après le départ de son mari, elle voit Basilio, l’aime mais l’oublie à son tour après son départ, et se remet aussitôt à adorer son mari, qui est revenu. Elle pourrait illustrer le proverbe « loin des yeux, loin du cœur » I Mais son attitude est un peu difficile à admettre. Ce n’est pas par amour qu’elle cède à Basilio. Elle l’a aimé autrefois bien sûr, mais elle ne ressentait plus rien pour lui lorsqu’elle a épousé Jorge. Ce n’est pas non plus par vice. Alors on ne comprend pas.

Non, Luisa n’est vraiment pas un personnage d’envergure. Elle n’a aucune passion, aucun idéal, aucune morale ; des sensations et non des sentiments.

Cette inertie qui nous choque, vient du fait que Luisa n’est pas vraiment une héroïne vivante : ce serait plutôt une idée. L’idée qu’Eça de Queiros se faisait de la petite bourgeoise de Lisbonne qui trompe son mari.

Au contraire, Emma apparaît dans le roman français comme un être d’élite car elle a un idéal et c’était très important pour Flaubert : « Une âme se mesure à la dimension de son désir, comme l’on juge d’avance des cathédrales à la hauteur de leurs clochers ». (23) Qu’importe si cet idéal est une conception illusoire de l’amour !

Le personnage d’Emma offre donc une autre vie, une autre épaisseur, sans doute parce que son créateur y a mis beaucoup de lui !

Quant aux personnages secondaires, ils ont ceci de commun dans les deux romans, c’est que ce sont des types, des caricatures même.

Nous avons déjà remarqué qu’Eça de Queiros mettait l’accent sur les gestes, et Flaubert sur les paroles. Mais il y a une différence essentielle : les créatures de Flaubert pourraient être comprises ailleurs qu’en Normandie ; celles de Eça de Queiros ne sauraient exister hors de Lisbonne.

Conclusion

Au terme de cette courte étude dans laquelle nous avons été obligé de négliger des questions importantes, comme les sources, la manière de travailler, la technique de la description, etc… nous sommes amenée à constater plusieurs faits :

1) Les « emprunts » d’Eça de Queiros se situent sur un plan superficiel, au niveau des épisodes et des imitations de style.

2) En profondeur nous découvrons la personnalité de cet auteur ; une structure originale, des personnages bien portugais, et une façon de s’attaquer à ces personnages, de les figer dans des attitudes caricaturales qui ne doit rien à Flaubert I

De plus nous savons que ces deux auteurs poursuivaient des buts totalement opposés ! Flaubert en écrivant son roman avait des intentions purement esthétiques alors qu’Eça de Queiros comptait faire une critique sociale.

Il est donc nécessaire de réduire cette influence à de justes proportions. Eça, disciple du Réalisme a suivi les conseils donnés par celui qui en paraissait le chef de file. Il a essayé, volontairement, de lui emprunter certaines techniques, certains cadres, mais sa personnalité les a vite adaptés à sa propre vision des choses.

Quant aux imitations de style, nombreuses il est vrai, nous les classons sans hésiter dans la catégorie des emprunts involontaires. Eça de Queiros était un homme trop intelligent, trop original aussi, pour être tombé délibérément dans ce piège.

Nous pensons plutôt que, trop imprégné du style du maître, il en a malgré lui, parfois, retrouvé la forme.

D’ailleurs pareille mésaventure était arrivée à Flaubert.

Alors qu’il composait Madame Bovary en décembre de cette année 1852, sa mère lui montre dans Le médecin de Campagne de Balzac, une scène qui présente quelques analogies avec la visite à la nourrice de Madame Bovary ; puis il découvre que son roman commence comme Louis Lambert, « et il y a, ajoute-t-il, une phrase qui est la même » ! Il en demeure « épouvanté ». (24)

A cela s’ajoute, ce que l’on pourrait appeler un phénomène collectif. Deux artistes contemporains professant les mêmes doctrines littéraires et traitant les mêmes sujets peuvent aboutir à des œuvres d’une ressemblance troublante et fortuite !

Ainsi au début de l’année 1875, deux romans sont publiés : l’un, au Portugal, est O Crime do Padre Amaro de Eça de Queiros, l’autre, en France est La Faute de I Abbé Mouret d’Emile Zola.

Or, on a longtemps accusé Eça de Queiros de plagiat à ce sujet, alors que la composition de son roman est antérieure à celle du roman de Zola.

Nous reconnaîtrons en conclusion une seule chose : Eça de Queiros, avant de voler de ses propres ailes, a puisé des conseils et une méthode chez les plus grands écrivains de l’époque : Balzac, Dickens, Flaubert, et ce n’est pas ce dernier qui le lui aurait reproché, car il disait : « il faut savoir les maîtres par cœur, les idolâtrer, tâcher de penser comme eux, et puis s’en séparer pour toujours ». (25)

Dominique Sire

(Alger)

N.D.L.R. — Les mots en langue portugaise, ont donné quelques problèmes d’imprimerie du fait de certaines lettres et signes particuliers à cette langue.

Ainsi on devrait écrire BASILIO, Reliquia, Pais avec un petit tiret mis en biais ou accent aigu sur le premier i.

Le même signe devrait se trouver sur l’O de QUIEROS, sur l’a de Acacio, sur l’u de Lucia et de Passeio Publico.

Enfin il faut considérer le signe particulier qui se place sur l’ao et qui en langue espagnole ou portugaise donne le son « gno » tels Calao, expressao.

 

 

(1) « Livro do Centenarlo de Eça de Queiroz » organizado por Lucia Miguel Pereira e Câmara Raya – Editions « Dois Mundos » – 1945.

(2) Dans « Jaune Bleu Blanc » – Gallimard – 1927. Chapitre XVI : « Ecrit dans une cabine du Sud-Express entre Guarda (Portugal) et Alsasua (Espagne) – P. 252.

(3) Rapporté par Xavier de Carvalho dans « Eca DE Queiroz em Paris ». « In Memoriam » – Edition Atlantida – Coimbra – 1947 – p. 100.

(4) Eça de Queiroz rencontra par contre Emile Zola le 3 mai 1885 à Pans. Ce dernier a même pensé à l’auteur portugais pour son projet de bibliothèque internationale dans laquelle devaient figurer en plusieurs volumes, les plus grands romanciers européens.

(5) Dans « Eça de Queiroz vu de France » – Livre du Centenaire, p. 411.

(6) Lettre non datée à Silva Pinto.

« Eu procura filiarme nestes dois grandes artistas : Balzac e Flaubert… ».

(7) Lettre à Oliveira Martins – 1884.

(8) Nous traduisons formules et citations en français sauf lorsqu’il s’agit de comparaisons de style. Dans ces cas-là, la traduction figure en noté. Cette formule : « Portugal é um pais traduzido do francês em Calao » se trouve dans un article de date inconnue : « O frrancesismo » publié dans « Cartas e outros escritos », éditions « Llvros do Brasil », p. 322.

(9) Idem, p. 333.

(10) Ces conférences furent organisées par de jeunes auteurs partisans de la rénovation philosophico-littéraire portugaise en mai 1871, dans la salle du Casino de Lisbonne, d’où le nom.

(11) Lettre à Louise Colet – 26 juin 1853.

(12) Idem – 15 janvier 1853.

(13) Idem – 12 octobre 1853.

(14) Chapitre VIII – 2 ème partie , p. 411 – collection La Pléiade.

fl5) P. 91 – chapitre IV – éditions Livros do Brasil .

(16) « Madame Bovary », p. 415.

(17) O Primo Basilio, p. 93.

« … Basilio ne quittait pas Luisa des yeux. Sous le voile blanc, à la lumière artificielle du gaz, dans l’air embrumé de poussière, son visage avait une forme douce et suave où ses yeux, que la nuit obscurcissait, mettaient une expression passionnée… ».

(18) Madame Bovary, p. 425.

(19) O Primo Basilio.

« … Luisa se sentait molle ; le mouvement bruyant et monotone, la nuit chaude, l’entassement de la foule, la sensation de verdure tout autour donnaient à son corps de femme casanière une torpeur agréable, un bien-être d’inertie, l’enveloppaient dans une douceur émolliente de bain tiède… ».

(20) Madame Bovary, p. 419.

(21) O Primo Basilio, p. 97.

« … une infinité de figures auxquelles la lumière du gaz donnait le même ton jaunâtre, regardaient d’un air fixe et fatigué… ».

(22) Madame Bovary, p. 348.

(23) Lettre à Louise Colet – 21-22 mai 1853.

(24) Dans Madame Bovary de Flaubert de René Dumesnil – collection Mellottée – p. 103.

(25) Lettre à Louise Colet – 25 septembre 1852.