L’instruction en procès – I

Les Amis de Flaubert – Année 1973 – Bulletin n° 43, page 4

 

L’instruction en procès – I

De temps immémorial, les hommes ont vu un rapport étroit entre le degré d’instruction des individus et leur intelligence. Déjà, la Bible établissait une équivalence entre la sagesse des Hébreux et l’instruction qu’ils avaient reçue : le « Livre de Daniel », par exemple, montre comment la sagesse du jeune héros est le résultat de son intelligence, celle-ci étant à son tour le fruit de la connaissance et de l’éducation. Cette notion semble avoir prévalu au cours des âges, si bien que la grande majorité des contemporains de Flaubert, dont Victor Hugo, voyaient en l’instruction universelle une panacée qui guérirait l’humanité de presque tous ses maux. Le maître de Croisset, cependant, n’était pas du même avis. Dans son œuvre, en effet, tout se passe comme si ceux qui ont fait des études relativement poussées étaient les plus sots, sinon les plus déments ; comme si ceux qui ont peu, ou point, fréquenté les écoles étaient les mieux avisés, sinon les plus intelligents.

Dès son « Voyage en Enfer », alors qu’il était encore étudiant au Collège Royal de Rouen, Flaubert avait affirmé : « Et, planant sur les airs, nous arrivâmes en Europe. Là, [Satan] me montra des savants, des hommes de Lettres des femmes, des fats, des pédants, des rois et des sages : ceux-là étaient les plus fous » (1). Ce paradoxe se répète à travers toute son œuvre : c’est un aspect de son ironie qui a été fort peu remarqué et qui mérite, semble-t-il, plus d’attention.

Dans ce bulletin, nous nous efforcerons de mettre en relief ledit paradoxe, avant d’analyser la satire de Flaubert à l’égard de tous les agents d’instruction. Dans le prochain, nous tenterons d’expliquer son parti pris, et, malgré la mise en garde du maître — l’ineptie consiste à vouloir conclure — nous essaierons d’en dégager les idées, pour ne pas dire les conclusions, qui s’imposent.

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L’auteur du « Sottisier » et du « Dictionnaire des idées reçues » a toujours été hanté par la question de la stupidité humaine. Il en est, semble-t-il, de la sottise un peu comme de la calomnie dont parle Beaumarchais : elle jaillit, elle s’élance, étend son vol et tourbillonne ; Flaubert a vu des écrivains et des savants en être accablé.

Elle n’épargne personne, selon le correspondant de George Sand : « Nous ne souffrons que d’une chose : la Bêtise. Mais elle est formidablement universelle » (C, VI, 306) (2).

La nature avait doué le futur écrivain d’un sixième sens : celui de déceler l’ineptie, l’absurde et le ridicule là où ils ne sont pas particulièrement apparents. Il s’était accoutumé dans sa jeunesse de consigner dans de petits carnets tout ce qui choquait son bon sens implacable. C’étaient des anachronismes, des mots employés mal à propos, des illogismes, des contradictions, des affirmations sans fondement qu’il entendait dans les conversations ou bien qu’il relevait dans les livres. Son don aigu de l’observation lui permit vite de distinguer les idées originales, intéressantes et valables, des idées banales, surfaites et erronées. Il prit en abomination les formules stéréotypées : les clichés, les slogans, les lieux communs, les platitudes en tous genres. Il partit en guerre contre ceux qui se dispensent d’approfondir les choses contre ceux, particulièrement, qui acceptent et propagent sans les avoir assimilés ni même compris, des dogmes, des thèses mal démontrées, des théories apprises par cœur, des idées toutes faites, bref, tout ce qu’il groupe sous la dénomination générique « d’ idées reçues ». Et puisque la sottise s’étalait impudiquement à ses yeux puisqu’il était condamné à vivre avec elle autour de lui, n’était-il pas normal — afin de l’exorciser — qu’il en fît, sinon le thème principal de son œuvre, du moins sa toile de fond permanente ? Son œuvre est, en fait, un monument consacré à la dénonciation de la bêtise ; le mal dont la plupart de ses personnages souffrent — le bovarysme — n’est-il pas une forme chronique de cette sottise qui le préoccupe tant ? Considérée dans son ensemble, son œuvre est un vaste musée de sots, car, il faut bien le constater, les personnages sensés de sa micro-comédie humaine sont tristement effacés et minoritaires ; par contre, presque tous ceux qui jouent les grands rôles font peu honneur à l’humanité. Le premier ouvrage de Flaubert : « Une leçon d’histoire naturelle, genre commis », publié en 1837, était déjà une « physiologie » de la sottise passive. Son dernier ouvrage : « Bouvard et Pécuchet », inachevé, sera en quelque sorte une « physiologie » de la sottise active. Et, entre ces deux pôles, ces deux piliers de son œuvre, il y a, telles les arches d’un pont les reliant, une série de romans qui traitent tous de la sottise, sous toutes ses formes, à tous les degrés, et sous toutes les latitudes.

Madame Bovary

Flaubert nous présente sa première collection de sots avec « Madame Bovary ». Les membres d’un jury chargé de distribuer des prix d’inintelligence aux personnages de ce roman n’auraient guère de difficulté à s’entendre pour l’établissement du palmarès !

Le premier grand prix ne revient-il pas, incontestablement, à Charles Bovary ? L’époux d’Emma n’est-il pas un crétin dans toute l’acceptation du terme ? Il est pourtant titulaire d’un diplôme d’officier de santé ; il a passé quelques années dans une école secondaire de médecine ; il est vraisemblablement, parmi les citoyens de Yonville, celui qui a fait les plus longues études.

Le deuxième prix d’imbécillité n’échoit-il pas à Homais ? Malgré son verbe abondant et son aplomb imposant, ou peut-être à cause d’eux — car Flaubert déteste les bavards et les gens trop confiants en eux-mêmes — l’apothicaire n’est qu’un idiot prétentieux, malfaisant et dangereux. Il est aussi incapable de guérir les malades qui se confient à lui, que de comprendre les choses les plus simples qui se passent sous ses yeux ; si bien que — ô ironie —il est plus aveugle que l’Aveugle à qui il prétend rendre la vue ! Homais, en effet, n’a jamais compris, ni même soupçonné le manège de la coquette Madame Bovary, ce qui doit bien être la fable du bourg ! Cependant, Homais est titulaire d’un diplôme de pharmacien ; il est donc allé, comme Charles, en faculté. Aux yeux des naïfs, il passe certainement pour le savant en second de Yonville.

Mais si l’indigence cérébrale de l’apothicaire se cache sous une rhétorique ronflante, celle du « médecin des âmes » — l’abbé Bournisien — se dissimule sous une attitude digne, sous une réserve pleine de componction. À l’analyse, cependant, on s’aperçoit que les cogitations du brave prêtre ne sont pas très profondes. En réalité, son discours est un tissu de formules toutes faites qu’on lui a inculquées au séminaire et qu’il a « reçues » très docilement. L’abbé Bournisien appartient, pour Flaubert, à la famille des psittacidés ; il répète quelques belles phrases, quelques métaphores — toujours les mêmes — qu’il a apprises par cœur : il convient de lui décerner le troisième prix de sottise.

Enfin, et malgré la sympathie qu’elle inspire à beaucoup de lecteurs, Emma Bovary ne remporte-t-elle pas le quatrième prix ? Car Emma se nourrit d’illusions, qui sont, selon Alfred de Vigny, le pain des sots. Ce faisant elle perd totalement la notion des réalités. Elle est dénuée, à un tel point, de lucidité qu’elle est incapable de saisir les rapports qui existent de cause à effet, soit d’envisager les conséquences inévitables de ses actions. Or, l’absence de réflexion n’est-elle pas une preuve d’inintelligence ? Pourtant Emma a été pensionnaire dans une institution réputée et Flaubert écrit en italiques — à double fin sans doute — qu’elle a reçu « une belle éducation ». Ainsi dans le roman normand de Flaubert, ce sont les quatre personnages les plus instruits qui sont les plus niais ; en outre la sottise de chacun semble proportionnée à son degré d’instruction.

Il apparaît comme particulièrement significatif que Flaubert poursuive sa démonstration en plaçant dans l’entourage des nigauds ci-dessus mentionnés, des personnages avisés, lucides et réalistes dont le degré d’instruction est minimal. Ceux-ci ne sont pas tous honnêtes, hélas, mais les considérations d’ordre moral ne sauraient entrer ici en ligne de compte. Ce qui est certain c’est que ces personnages se gouvernent ou se débrouillent dans la vie beaucoup mieux que leurs concitoyens lettrés.

L’usurier Lheureux, qui n’a sans doute jamais lu de manuel de psychologie, est un fin psychologue ; son aptitude à percer les ambitions secrètes des autres fait de lui un commerçant hors pair et un gobseck dangereux. Faut-il s’étonner de sa réussite ?

« Tout d’ailleurs lui réussissait. Il était adjudicataire d’une fourniture de cidre pour l’hôpital de Neufchâtel ; M. Guillemain lui promettait des actions dans les tourbières de Gruménil, et il rêvait d’établir un nouveau service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, à ruiner la guimbarde du Lion d’or… » (O, 1, 485).

La nourrice Rollet est perspicace et finit toujours par obtenir ce qu’elle veut. La servante Félicité est d’une logique étonnante : lorsque sa maîtresse est aux abois, elle l’envoie, très sciemment, chez Me Guillaumin ! Le bedeau-fossoyeur Lestiboudois, qui, d’une pierre fait toujours deux ou trois coups, est fort astucieux ; Flaubert affirme qu’il est « plein de génie pour tout ce qui concernait ses intérêts » (O, 1, 418) ; c’est ainsi qu’il tire double profit des chaises de l’église et… des morts de la paroisse, sans compter qu’il n’a pas besoin d’acheter d’engrais pour les pommes de terre qu’il cultive au cimetière !

Rodolphe Boulanger, le don Juan humoriste, est aussi génial en stratégie amoureuse que Lestiboudois l’est à garnir son portefeuille ; son merveilleux esprit de synthèse lui permet de jauger ses victimes en un clin d’œil, et de prévoir tout à la fois le nœud, la péripétie et le dénouement de ses aventures.

Le père Rouault, qui fait des fautes d’orthographe, est un opportuniste qui sait saisir la chance lorsqu’elle se présente à lui.

La mère Bovary et Léon Dupuis ont cela de commun : tous deux ont été romanesques dans leur jeunesse, mais ils ont appris de la vie la nécessité de se conformer aux lois de la société.

Quant à Mme Lefrançois, l’honnête et travailleuse aubergiste, elle est douée d’un flair remarquable ; elle est la première à Yonville à avoir senti que Lheureux est « un enjôleur, un rampant » dont il convient de se défier. En ce qui concerne Homais, elle est la seule à avoir démasqué son imposture : non seulement elle met en doute son omniscience, mais encore elle le lui fait savoir ; elle lui tient tête et sait, à l’occasion, le réduire au silence. Elle a aussi décelé sa lâcheté et sa superstition ; lorsqu’elle procède à la toilette mortuaire d’Emma, elle interpelle l’apothicaire qui se tient prudemment à distance ! « Aidez-nous donc ! Est-ce que vous auriez peur par hasard » (O, 1, 594).

La présentation des faits, l’agencement de l’intrigue suggèrent donc que les personnages les moins instruits sont les plus avisés. Cependant Flaubert ne le dit pas expressément ; on peut encore douter de ses intentions : Madame Bovary étant peut-être son roman le plus subtil.

Salammbô

Est-ce parce que son paradoxe était passé inaperçu que Flaubert abandonne un peu de sa subtilité, du moins en ce qui concerne le dit paradoxe ? « Me comprendra-ton ? », relève-t-on souvent dans sa correspondance. Toujours est-il que plus on avance dans son œuvre, chronologiquement parlant, plus l’ironie se précise.

Dans Salammbô, par exemple, le grand prêtre de Tanit, qui est aussi le précepteur-eunuque de l’héroïne, est l’homme le plus instruit de la ville ; Flaubert insiste beaucoup sur l’érudition de Schahabarim : « Personne à Carthage n’était savant comme lui. Dans sa jeunesse, il avait étudié au collège des Mogbeds, à Borsippa, près de Babylone ; puis visité Samothrace, Pessinunte, Éphèse, la Thessalie, la Judée, les temples des Nabathéens… » (O, 1, 871). Ironiquement, l’homme qui a voyagé et étudié dans tous les centres culturels de l’univers connu est le personnage le plus dément ! Pour que le lecteur, cette fois, ne perde pas de vue la relation directe qu’il établit entre l’érudition et la démence de Schahabarim, Flaubert encadre l’affirmation de son érudition de deux scènes qui révèlent son absurdité ; dans le paragraphe précédent, il montre le comportement du précepteur dans ce qu’on pourrait appeler le domaine des choses pratiques ; peu après, on assiste à une leçon de théologie qui nous révèle ses croyances spirituelles.

Ainsi l’auteur de Salammbô, selon une méthode qui lui est usuelle, laisse à son personnage le soin d’exhiber sa propre sottise, et de deux manières différentes : par son comportement et à travers ses discours. Lorsque Salammbô donc souffre des premiers émois de l’amour, Schahabarim (qui divertissait fort Sainte-Beuve) a recours, pour la guérir, à des pratiques mystico-thérapeutiques peu ordinaires :

« Schahabarim avait reconnu » écrit Flaubert sans sourciller, « l’influence de la Rabbet, habile à distinguer quels étaient les Dieux qui envoyaient les maladies ; et, pour guérir Salammbô, il faisait arroser son appartement avec des lotions de verveine et d’adiante ; elle mangeait tous les matins des mandragores ; elle dormait la tête sur un sachet d’aromates mixtionnés par les pontifes ; il avait même employé le baaras, racine couleur de feu qui refoule dans le septentrion les génies funestes… » (O, 1, 870-871).

Les manières d’agir du grand-prêtre ne sont pas, on le voit, étrangères à ses croyances, à son éducation. Pour Flaubert l’instruction que Schahabarim a « reçue » et qu’il transmet telle quelle à son disciple, fournit l’explication de sa sottise. C’est pourquoi il enchaîne avec la leçon de théologie : « Il lui expliquait la théorie des âmes qui descendent sur la terre, en suivant la même route que le soleil par les signes du zodiaque. De son bras étendu, il montrait dans le Bélier la porte de la génération humaine, dans le Capricorne, celle du retour vers les Dieux… » (O, 1, 872).

Cependant, il y a dans le roman carthaginois trois personnages au moins qui sont loin d’être ridicules et aussi coupables que Schahabarim : ce sont Spendius, Mâtho et Hamilcar.

Flaubert ne souffle mot sur la formation intellectuelle de ces trois héros : il faut croire qu’elle est négligeable. Mais Spendius qui est habile, qui parle toutes les langues, qui s’adapte à toutes les situations est d’un pragmatisme méritoire ; sa fidélité à Mâtho est admirable.

Mâtho, le guerrier formidable, est une noble force de la nature ; son mutisme devant les événements qui le dépassent est un indice de sa supériorité, car il va de soi que si pour Flaubert, le verbiage est un défaut exécrable, le silence est une vertu sublime.

Hamilcar enfin est un homme de génie et dans tous les domaines de la vie. En art militaire, c’est un stratège émérite ; en politique, c’est un fin psychologue ; au sein de sa famille c’est un homme sensible qui veille de son mieux au bonheur et au bien-être de ses enfants. Son instinct paternel le guidant, il sait résister aux décrets absurdes et inhumains des prêtres de Moloch : aussitôt qu’on lui demande la chair de sa chair en holocauste, son sang de père ne fait qu’un tour ; Hamilcar aura recours à toutes les nobles ruses de sa féconde imagination pour sauver son fils — le jeune Hannibal — d’une immolation que son cœur, pas plus que sa raison, ne peuvent tolérer. Il est encore un trait du génie d’Hamilcar que Flaubert glisse d’une manière presque subreptice ; il est pourtant très significatif dans le contexte de cette étude : Hamilcar avait tenté de préserver sa fille d’un enseignement qu’il savait néfaste ; pour cette raison il n’avait pas voulu qu’elle entrât dans le collège des prêtresses ; Hamilcar avait même souhaité qu’elle ne reçût aucun enseignement religieux (cf. O, 1, 749-750).

L’Éducation sentimentale

 L’Éducation sentimentale met en scène un grand nombre de personnages secondaires qui ont presque tous, des prétentions intellectuelles : certains sont des jeunes gens frais émoulus des universités, lesquels, en toute logique, devraient constituer l’élite de leur société. Or, ils sont tous d’une sottise alarmante ! Leurs connaissances sont arbitraires et fragmentaires, ce qui, chez Flaubert, revient à dire qu’elles sont fausses. D’ailleurs ils sont bornés car ils n’ont pas de véritable curiosité intellectuelle. En outre, ils ne sont pas mus par un noble idéal, mais seulement par la convoitise et le désir de puissance. Ils ne s’intéressent donc qu’à ce qui plaît à leur imagination, qu’à ce qui flatte leur médiocrité, qu’à ce qui justifie leurs échecs, leurs ambitions et leur haine des plus fortunés. Comme ils ne se sentent pas riches, ils s’exaltent pour ce que Flaubert appelle « l’avenir évangélique rêvé par les pauvres et par les fous », c’est-à-dire qu’ils donnent dans toutes les utopies ; ils adoptent tous les slogans socialistes, toutes les métaphores politiques, et ce faisant, débitent beaucoup de balivernes. Ils abandonnent toute objectivité, tout jugement critique, lequel est, pour Flaubert, la clé de la vérité. C’est au cours de leurs réunions politiques qu’ils donnent libre cours à leur haine, à leur absurdité : ils s’excitent entre eux si bien que leur imbécilité redouble au contact des autres. Le « Club de l’Intelligence » illustre fort bien le processus de contamination cérébrale qui a lieu dans de telles assemblées. Les membres de ce club — tous de pitoyables ratés — seraient à plaindre s’ils n’étaient si venimeux, si dangereux.

Aux discours virulents et absurdes de ces épaves humaines, à leur comportement grotesque, ne convient-il pas d’opposer la noble simplicité de Mme Arnoux ? La douce et touchante héroïne de L’Éducation Sentimentale a conservé intactes toutes ses facultés premières. Son secret ? Flaubert prend soin de nous le dire : elle a très peu lu et très peu étudié. Mais elle est douée de finesse, de tact, et d’instinct : elle sent, elle sait, elle comprend ; son honnêteté naturelle lui indique la voie à suivre : « Pour celles même qui oublieraient le devoir ou la religion le simple bon sens peut suffire » (O, 11, 231).

Bien que d’un genre moins angélique, Rosanette Bron mérite aussi la sympathie du lecteur. La vie n’a guère gâté cette pauvre créature : cependant elle tire parti des circonstances. Son plus grand mérite peut-être est de ne jamais se laisser éblouir par les fausses prophéties de ses amis socialistes, de ne jamais se laisser prendre à leur trompeuse rhétorique. Comme Mme Arnoux, Rosanette se fie à son instinct et à son simple bon sens.

Un Cœur simple

La simplicité semble être la vertu que Flaubert prise toujours davantage. Ses héros de prédilection la possèdent tous, même si elle se révèle de façons très différentes. Dans Un Cœur Simple il met la simplicité à l’honneur, il l’élève même à la dignité de vertu par excellence. Félicité, la brave servante au grand cœur, a l’esprit tout aussi simple que le cœur. Cela ne signifie pas du tout qu’elle soit simple d’esprit. Au contraire, Félicité possède un bon sens paysan qui lui permet de vivre dignement tout en faisant preuve d’à-propos et de clairvoyance. Poussant sa thèse toujours plus loin, Flaubert montre comment Félicité, qui est complètement analphabète, peut être supérieure à sa maîtresse qui elle, est lettrée. Pour sa démonstration, il imagine une scène dans laquelle les deux femmes sont simultanément exposées au danger : il s’agit de l’épisode du taureau (cf. O, 11, 597). Quel est le comportement de chacune d’elles dans une telle circonstance ? Mme Aubain perd la tête : elle s’affole, se met à courir et ainsi excite davantage le taureau. Félicité par contre fait preuve d’une grande maîtrise, d’une grande présence d’esprit : tel un officier à la tête de son bataillon, elle ordonne à sa maîtresse et aux deux enfants une retraite ordonnée, pendant qu’elle-même ralentit l’avance de l’ennemi en lui jetant des mottes de terre dans les yeux. Ainsi grâce au courage et au sang-froid de leur servante, Mme Aubain et ses enfants se tirent indemnes d’une aventure qui aurait pu tourner très mal. Dans la vie quotidienne, l’héroïque Félicité ne se laisse jamais tromper : elle déjoue les astuces des fermiers, des commerçants et c’est pourquoi Mme Aubain lui laisse le soin de défendre ses propres intérêts ; sans doute Félicité les défend-elle mieux. Quant au comportement de Félicité face à la séduction, est-il nécessaire de rappeler qu’il est beaucoup plus sage que celui d’Emma Bovary ?

Bouvard et Pécuchet

Dans le dernier roman de Flaubert, les deux héros — Bouvard et Pécuchet — se prennent d’une passion frénétique pour l’étude. Vivant retirés à la campagne, ils se procurent un nombre incalculable de livres de toutes sortes qu’ils lisent avec application. La lecture stimulant leur curiosité et leur vanité ils se trouvent incités à entreprendre des expériences variées : « Puisqu’ils s’entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans l’agriculture, et l’ambition les prit de cultiver leur ferme. Avec du bon sens et de l’étude ils s’en tireraient sans aucun doute » (O, 11, 733). Mais chez Flaubert le bon sens s’amenuise avec l’étude, si bien que, plus Bouvard et Pécuchet s’instruisent, plus ils commettent de bévues, dont certaines frisent la catastrophe : il s’en faut de peu qu’ils y laissent prématurément la vie ; de plus ils s’y ruinent petit à petit !

Pendant ce temps l’infâme Gorju améliore considérablement sa condition sociale et financière. Pendant que la fortune et les propriétés des deux bonshommes s’amenuisent, les terres de la veuve Bordin — elle qui n’ouvre jamais de livres — s’arrondissent aussi sûrement que… ses formes !

Voilà donc le paradoxe que Flaubert soutient tout au long de son œuvre. Quant aux exceptions, elles sont si rares et si peu intégrées à l’œuvre, qu’on n’oserait pas même les invoquer pour confirmer la règle.

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L’idée que le sens commun et l’intelligence d’un individu puissent décroître au fur et à mesure que son bagage intellectuel s’accroît est si affligeante, qu’on voudrait se prendre à rêver et à imaginer Flaubert se livrant à un divertissement, par esprit de boutade, par goût de l’ironie et du paradoxe. Malheureusement, s’il se vantait d’écrire des « choses farces », Flaubert n’était pas un farceur au sens courant du terme. Si le farceur multiplie ses facéties et ses bouffonneries pour faire rire, l’auteur de Madame Bovary, lui, se propose de faire pleurer : « Dans ma troisième partie qui sera pleine de choses farces, je veux qu’on pleure » (C, 111, 43). Que l’on rie, ou que l’on pleure, l’ironie qui imprègne toute son œuvre est un moyen dont il se sert pour révéler l’absurdité des choses, des circonstances et des hommes. Flaubert est déterministe, et, dans la perspective qui nous intéresse, il nous montre que l’homme est victime de l’éducation qu’il a « reçue ». Son ironie n’est jamais gratuite, ni accidentelle ; son paradoxe fait partie intégrante d’un plus vaste système de pensées fondé sur l’observation et l’expérience ; c’est l’une des expressions de ce que certains appellent son nihilisme, et que nous préférerions appeler ici : son réalisme empirique.

En réalité, et pour aussi surprenant que paraisse ce paradoxe, Flaubert n’est pas le premier à le soutenir. Cervantès avait campé, à côté d’un Don Quichotte intoxiqué par ses livres de chevalerie, un Sancho Pança qui, pour être naïf, crédule, et analphabète, était toutefois bien moins dément que son maître érudit. Molière avait une immense confiance dans le jugement de sa servante, la bonne Laforêt, qui ne savait point lire : c’est pourquoi sa comédie est pleine de soubrettes dont l’entendement naturel est excellent et qui se permettent d’intervenir dans les affaires de leurs maîtres, toutes les fois que ceux-ci déraisonnent. Molière anime aussi des spécimens de singes-savants — voyez Diafoirus fils ! — dont la débilité cérébrale contraste vivement avec la vigueur morale et mentale des servantes non-lettrées. L’instruction gâterait-elle la matière grise ? M. Jourdain, en tout cas, commence à extravaguer du jour où, pour s’instruire, il s’entoure de ce qu’on appelle communément des maîtres à penser, et que Flaubert appellerait volontiers des maîtres à non-penser. La littérature du XVIIIe siècle abonde en picaros et figaros de tous acabits qui sont, l’intégrité étant hors cause, bien plus malins que les maîtres qu’ils grugent. Dans un contexte très différent, Voltaire était convaincu que l’instruction pour tout le monde n’était pas souhaitable. Rousseau qui critiquait, après Montaigne, la pédagogie de son temps se défiait aussi des écrivains et des savants ; il dénonçait la nocivité de certaines œuvres littéraires et des spectacles ; dans son Émile il va jusqu’à affirmer qu’il y a plus d’erreurs dans une Académie des Sciences que chez tout un peuple de Hurons. Et Vigny critique l’instruction publique pour d’autres raisons encore : « De l’Éducation. Il n’y a point à prendre parti pour ou contre l’Université. Le clergé et l’université sont également dans le faux. Le vrai est que toute éducation publique est mauvaise […] Le collège enseigne toutes les dépravations à la fois, et interdit toute connaissance générale et toute étendue de vue de l’esprit. L’élève du collège cesse d’être fils et ne devient pas citoyen ». (Journal d’un poète – 15 Nov. 1843). Vigny n’exprime-t-il pas ici, très succinctement, quelques-uns des aspects d’un problème que Flaubert illustrera quelques années plus tard dans Madame Bovary et plus encore dans L’Éducation Sentimentale ?

Mais Flaubert pousse l’argument plus loin que tous ses précurseurs réunis. Dans son œuvre, il satirise et ridiculise tout ce qui, de près ou de loin, concerne l’instruction ; il fustige et stigmatise tout ce qui professe, endoctrine, catéchise, tout ce qui transmet des « idées reçues », c’est-à-dire : les professeurs, les prêtres, les écrivains et leurs livres, les journalistes et leurs feuilles, les politiciens et leur propagande.

Les professeurs

Nous avons cherché dans sa comédie humaine le professeur qui rachèterait tous les autres, celui qui serait à la corporation des enseignants ce que le Dr Larivière est à celle des médecins : nous ne l’avons pas trouvé ! Par souci d’objectivité, disons que l’ancien élève du Collège Royal de Rouen a gardé bon souvenir de son professeur d’histoire, M. Chéruel (3) et de son professeur de lettres, M. Gorgaud. Mais dans son œuvre romanesque, il attaque tous les enseignants, du pion au professeur de faculté, sans oublier les précepteurs, les répétiteurs et les instituteurs. Lorsqu’on lit ses romans dans leur ordre chronologique, on s’aperçoit que l’enseignant devient toujours plus ridicule, méprisable et dangereux. La responsabilité morale des maîtres d’Emma, de ceux de Charles et de Homais, bien que réelle est peu évidente : d’ailleurs à l’exception du maître de Charles, dont Flaubert dit facétieusement qu’il était « un homme d’esprit » (épisode de la casquette), on ne voit pas de professeurs dans Madame Bovary.

La satire de Flaubert à l’égard de ceux qui se mêlent de l’endoctrination des autres se fait plus voyante dans Salammbô, et plus encore dans l’Éducation Sentimentale. Il y a dans le roman parisien de Flaubert toute une brochette d’enseignants, et à tous les échelons de la hiérarchie académique. Si les enseignants de Madame Bovary étaient restés pour ainsi dire dans la coulisse, ceux de l’Éducation Sentimentale font de fréquentes apparitions en scène.

Il y a le « bilieux » et envieux Deslauriers, qui a charge de préparer les étudiants pour les épreuves du baccalauréat ; comme il emploie son temps à faire du prosélytisme politique au lieu d’enseigner le programme d’études, ses étudiants échouent aux examens, en masse ! La voleuse Mlle Vatnaz a débuté comme institutrice en province avant de venir politicailler à Paris, où elle donne encore des leçons particulières. Le criminel Sénécal, dont le costume, écrit Flaubert, « sentait le pédagogique et l’ecclésiastique » — détails lourds d’implications ! — est répétiteur de mathématiques ; il se fait congédier de trois pensionnats pour avoir répandu des idées quelque peu subversives. Le professeur Vezou, « personnage moitié charretier, moitié séminariste », est si mauvais pédagogue que son élève — Mlle Dambreuse — bâille d’ennui tout au long des leçons. Le précepteur de Louise Roque préfère dispenser des gifles plutôt que d’expliquer des théorèmes de façon intelligible. Le professeur de droit de Frédéric Moreau est si peu captivant qu’au bout de quinze jours le jeune homme cesse d’assister aux cours. Et puis, il y a les examinateurs de Deslauriers, qui sont si ignares, qu’ils sont incapables de relever ses erreurs :

« Il s’était présenté au concours d’agrégation avec une thèse sur le droit de tester […] et, son adversaire l’excitant à lui faire dire des sottises, il en avait dit beaucoup, sans que les examinateurs bronchassent » (O, II, 141).

Mais, c’est dans Bouvard et Pécuchet — écrit après la Commune de 1871 — que la satire de Flaubert à l’égard de certains enseignants s’exprime ouvertement. L’instituteur, au nom caractéristique — M. Petit — incarne le type d’enseignant exalté, révolutionnaire et pernicieux qui lui déplaît tant. Au physique, Petit n’est guère attrayant, ce qui, chez Flaubert, est un indice : « …mais le plus lamentable était l’instituteur : débile et de taille exiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous le poids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins » (O, II, 848). La débilité physique de Petit, que l’auteur décrit au moment de la révolution de 1848, correspond à sa débilité mentale, comme le révèle ses discours pompeux entrelardés de non-sens : « La science », déclame-t-il avec autant d’emphase et de dogmatisme que Homais, « est un monopole aux mains des riches. Elle exclut le peuple : à la vieille analyse du Moyen Age, il est temps que succède une synthèse large et primesautière. La vérité doit s’obtenir par le cœur et, se déclarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe d’une aurore » (O, II, 893). Dans Bouvard et Pécuchet, Flaubert ne s’en prend pas seulement aux professeurs fictifs. Deux personnages historiques au moins servent de cible à sa satire : ce sont les professeurs Droz et Nisard ; celui-ci était académicien, critique et admirateur exclusif de la littérature du XVIIe siècle. À travers ces deux professeurs, Flaubert dénonce le manque de goût, le manque d’objectivité des critiques, et la faillibilité de tout jugement humain : « M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange du sérieux et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve qu’André Chénier est, comme poète, au-dessous du XVIIe siècle » (O, II, 841).

Les médecins

Les médecins et les prêtres avaient été, de longue date, l’objet de la satire des écrivains. Ce n’est pas pour se conformer à une tradition que Flaubert dénigre à sa façon les membres de ces deux professions, mais c’est parce qu’ils sont, à son avis, de grands coupables. Les médecins ne sont pas tous des enseignants ; si nous les mentionnons ici, c’est parce qu’ils illustrent également le paradoxe que nous étudions. Les docteurs font partie de l’élite intellectuelle d’une société ; le vulgaire les tient en haute estime. Le fils du Dr Achille Flaubert, cependant, a peu de respect pour les confrères de son père et de son frère. Il leur reproche une ignorance fieffée, comme il ressort de cette lettre à sa nièce Caroline : « Tu continues toujours à te livrer à la physiologie. Très bien ! Ma joie serait de te voir enfoncer « un bon docteur », ce qui ne sera pas difficile dans quelque temps, ces messieurs étant généralement d’une ignorance crasse » (C, VIII, 6).

On comprend alors pourquoi le Docteur Vaucorbeil, dans Bouvard et Pécuchet, est un « fruit sec des concours » ; il est si ignare, en fait, qu’il est obligé d’exercer sa profession en province parce qu’à Paris sa sottise serait trop flagrante. Dans l’Éducation Sentimentale, un jeune médecin anonyme et « indécis » inflige au petit Eugène Arnoux un traitement qui semble peu approprié au cas. Dans Madame Bovary, le Dr Canivet ne vaut, professionnellement, guère mieux que son confrère Bovary. Mais Flaubert sait aussi que même les meilleurs médecins sont souvent impuissants devant certains maux ; il connaît les limites des sciences humaines, c’est pourquoi l’excellent Dr Larivière — alias Achille Flaubert père — est incapable de sauver Emma. Dans l’œuvre de Flaubert, les médecins appartiennent généralement à l’une de ces deux catégories : ceux qui assistent, impuissants, à la mort du patient, ceux qui tentent une intervention qui s’avère souvent fatale. Lorsque M. Dambreuse se meurt, par exemple, « les princes de la science » président à son décès sans lui être d’aucun secours. En revanche, lorsque Victor meurt (Un cœur Simple), quatre hommes de l’art sont solidairement responsables de son décès : « On l’avait trop soigné à l’hôpital pour la fièvre jaune. Quatre médecins le tenaient à la fois. Il était mort immédiatement et le chef avait dit : « Bon ! Encore un ! » (O, II, 607).

Les prêtres

À la bourse flaubertienne des valeurs humaines, les prêtres n’ont guère meilleure cote. Pour indiquer sa désapprobation de la fonction ecclésiastique, l’auteur insère toujours quelques détails péjoratifs qui ont pour but de révéler le caractère et la nature profonde de celui qu’il décrit. Les détails les plus insignifiants en apparence ont valeur de symbole. Par exemple, la soutane poussiéreuse et couverte de taches de graisse de l’abbé Bournisien indique davantage son prosaïsme et ses préoccupations matérialistes que sa malpropreté, car le brave curé ne dédaigne ni la bonne chère, ni le confort matériel. Victime de la notion qu’on lui a inculquée au séminaire, c’est en toute bonne foi qu’il se déclare « médecin des âmes » ; cependant, lorsque Emma vient solliciter son secours spirituel, il n’a que des consolations très terre à terre à lui offrir : « Il me semble à moi, que lorsqu’on est bien chauffé, bien nourri… » (O, I, 394).

À l’opposé de Bournisien qui est, selon l’expression consacrée, gras comme un moine, Schahabarim a le physique de l’ascète ; il est d’une maigreur squelettique ; tout chez lui, d’ailleurs, évoque la Mort dont il est l’agent : sa peau est froide comme celle d’un cadavre, jaune et ridée comme celle d’une momie ; ses yeux brillent « comme les lampes d’un sépulcre ».

Et l’abbé Jeufroy — au nom significatif — a le bas du visage un peu lourd, le nez pointu ; il sourit perpétuellement, comme un bienheureux ; il ferme les paupières pour ne pas voir ! Il n’accepte pas de dons pour lui, mais à condition qu’on joue le jeu et qu’on lui dise : « C’est pour vos pauvres », il empoche une pièce avec la dextérité d’un garçon de café !

Quelle est donc la cause réelle de la querelle que Flaubert entretient avec les hommes d’église ? Ce n’est pas tant, croyons-nous, parce qu’ils sont prêtres qu’il les maltraite ; s’ils se bornaient à chanter la messe en latin, à accompagner les morts au cimetière, à consoler les âmes en peine et à verser un peu de poésie dans l’existence misérable de leurs fidèles, sans doute les prêtres trouveraient-ils grâce à ses yeux. Son animosité à leur égard provient du fait qu’ils sont des enseignants. Chez les Hébreux, le rabbin était un maître, un professeur ; dans toutes les religions, le prêtre demeure un docteur de la loi, le gardien d’un dogme ; sa fonction primordiale est de transmettre des concepts aussi mystérieux qu’abstraits. Or, Flaubert repousse tout culte, excepté celui de la Beauté. Pour lui, toutes les religions se valent car leurs dogmes sont humainement inexplicables et incompréhensibles. Il tient donc pour égaux les adeptes de toutes sectes. Dans une lettre, il déclare : « Je respecte le nègre baisant son fétiche autant que le catholique aux pieds du Sacré-Cœur » (C, IV, 170), ce qui signifie, au-delà de l’euphémisme, qu’il méprise autant un catholique qu’un fétichiste. Aussi, malgré l’affabulation fort variée de chacun de ses romans, malgré le caractère différent en apparence de chacun de ses prêtres, ceux-ci se ressemblent énormément dans le fond : ils remplissent la même fonction et, comme on le verra plus loin, ils sont tous coupables. L’abbé Bournisien, serinant des réponses toutes faites aux enfants du catéchisme, ne diffère aucunement du curé de Un Cœur Simple, pas plus que de Schahabarim qui parvient à faire accroire à son disciple des notions que lui-même n’entend pas très bien ! « [Salammbô], prenait ces conceptions pour des réalités ; elle acceptait comme vrais en eux-mêmes de purs symboles et jusqu’à des manières de langage, distinction qui n’était pas non plus bien nette pour le prêtre » (O, I, 872). Dans l’une des premières versions de La Tentation de Saint-Antoine, Flaubert avait déjà dénoncé brutalement l’imposture de celui qui affirme ce qu’il n’est pas en mesure d’entendre ; dans un dialogue, alors que Smarh était incapable de répondre clairement à une question précise de Satan, relative à l’âme, celui-ci tance vertement celui-là : « Comment ? Mon ami. Je te croyais plus d’intelligence pour un homme du Seigneur. Heureux homme ! Tu es donc sans conscience, puisque tu enseignes et démontres des choses que tu ne sais pas » (O, I, 172). Flaubert porte la même accusation contre tous ces prêtres, mais de façon beaucoup plus voilée que dans cette ébauche. Entre l’abbé Bournisien et l’abbé Jeufroy, il n’y a guère de différence excepté, peut-être, que le premier est très naïf, le deuxième un peu rusé. L’abbé Jeufroy tente de se dérober aux provocations de Bouvard et Pécuchet ; soit qu’il s’éclipse, soit qu’il ait recours à une pirouette rhétorique, dans les deux cas il agit d’une façon qui est indigne et ridicule. Lorsque Bouvard lui signale quelques assertions de la Genèse qui lui semblent inconcevables, l’abbé Jeufroy répond sentencieusement qu’il faut toujours distinguer entre le sens et la lettre. D’autres fois il coupe court au débat en invoquant la formule magique et irréfutable, ainsi que l’écrit l’auteur : « Quand il était à bout d’arguments, l’homme à soutane s’écriait : « C’est un mystère » (O, 11, 938). Toutefois l’abbé préfère éviter ces discussions ; aussitôt qu’il aperçoit l’un des deux bonshommes il prend, s’il le peut, la tangente. Son attitude semble suggérer que le dernier prêtre de la galerie flaubertienne est conscient de la limite de ses arguments. Dans l’ensemble cependant, l’homme qui prétend avoir « le bon Dieu dans la poche » (C, VIII, 327), irrite Flaubert ; il professe ce qu’il ne peut comprendre lui-même. Selon l’expression du maître, le prêtre veut toujours « démontrer l’incompréhensible par l’absurde ».

Les journalistes

Quant aux journalistes, Flaubert ne les tient pas davantage en odeur de sainteté : pour une démonstration convaincante, les lecteurs du Bulletin peuvent se reporter à l’étude de Nicole Frénois : « Flaubert et la presse », qui a paru dans les numéros 36, 37, 38, et 41.

Avant même d’avoir été l’objet de leurs critiques malveillantes, l’auteur de L’Éducation Sentimentale trouvait que les journalistes étaient des « canailles » qui prostituaient leur plume pour gagner rapidement de l’argent. On conçoit que son opinion n’ait pu s’améliorer une fois qu’il eut souffert de leurs commentaires aussi méchants qu’ineptes : leur critique, peu valable dans son ensemble, démasquait la mesquinerie envieuse et la médiocrité de ceux dont elle émanait. Tout cela ne fit que justifier et enraciner plus profondément l’opinion qu’il avait des journalistes. Aussi les gratte-papier à qui il prête vie dans son Éducation sentimentale ne sont-ils pas dignes de respect, ni d’admiration. Dans leurs rangs il y a le sieur Arnoux, que l’auteur épargne un peu par égard pour son épouse : il n’en est pas moins « malicieux dans son commerce ». Il y a le parasite Hussonnet dont le bagout rappelle celui de Homais ; sa plume court si prodigieusement vite sur le papier qu’il perd quelquefois le fil de ses idées. Il s’embrouille tout seul dans le labyrinthe de sa pensée vague et obscure, de ses propres paradoxes ; il finit par perdre, dit Flaubert, « la notion exacte des choses ». En matière d’art il n’apprécie que ce qui a peu de valeur, tandis qu’il déprécie tout ce qui en a : Byron, Balzac, Hugo, sont surfaits ; sans doute Béranger est son idole.

Autre spécimen de la corporation des « journaleux » : l’institutrice Vatnaz ; elle est triplement détestable puisqu’elle s’emploie à des activités que Flaubert trouve également exécrables et préjudiciables : le vol, l’enseignement et la propagande. De même Deslauriers : ce touche-à-tout avide de pouvoir, qui trahira par deux fois l’amitié de Frédéric, n’a aucun idéal, aucune vocation précise ; il passe d’une occupation à une autre avec le seul dessein de gagner beaucoup d’argent pour pouvoir exercer une influence déterminante sur ses semblables : « Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur les hommes » (O, 11, 85). Il veut dominer, contrôler la pensée des autres et c’est la raison pour laquelle il rêve, parmi ses mille tentations professionnelles, d’avoir une feuille à lui. Par son intermédiaire, Flaubert stigmatise les manœuvres peu scrupuleuses auxquelles les journalistes se livrent pour manipuler l’opinion publique ; en outre il insinue que pour rusé qu’il soit le folliculaire n’est guère intelligent. Deslauriers qui, on s’en souvient, avait débité beaucoup de sottises lors de son examen d’agrégation, est un raté. Il avait échoué à cette épreuve et c’est bien pour cela qu’il tente de se mêler de journalisme et de politique. Mais ses connaissances sont embrouillées : il confond, semble-t-il, Saint-Simon le socialiste avec son homonyme mémorialiste. Il se contredit souvent, quelquefois par opportunisme, d’autres fois par simple ineptie. Il parle d’ »attaquer les idées reçues », ce qui est le comble du ridicule, puisque les idées qu’il professe lui-même proviennent directement de la centaine de livres qu’il a rassemblés dans sa bibliothèque personnelle ! Il veut abolir toutes les institutions, mais il conserve pieusement son prix de doctorat, une médaille en or, qu’il a fait encadrer d’ébène ! Tout cela serait risible, n’était l’influence corrosive que ces pseudo-penseurs exercent sur les Dussardier, les Regimbart, et ailleurs, les Gorju et les Petit.

Cervantès limitait sa critique, peut-être, aux livres de chevalerie. Flaubert, lui, montre que tous les livres peuvent être nuisibles aux âmes naïves et crédules. La lecture nécessite une initiation ; le lecteur devrait apprendre à critiquer, à mettre en doute à faire la part des choses. Le cas d’Emma Bovary se formant de fausses notions de la vie à partir de fictions sentimentales est trop connu pour qu’on s’y étende ici. Celui de Dussardier se forgeant un mythe politique à partir de quelques slogans révolutionnaires est sensiblement le même. Bouvard et Pécuchet, n’ayant pas de méthode, partagent avec les auteurs qu’ils lisent la responsabilité de leurs erreurs monumentales ; néanmoins les livres sont défectueux et les induisent en erreur. Lorsque Flaubert dépouillait les nombreux livres que Bouvard et Pécuchet sont censés lire, il lui arrivait souvent de n’y rien comprendre ce qui indique un défaut de forme : trop d’ouvrages sont abscons.

Mais quand bien même le mode d’expression d’un auteur serait net et clair, beaucoup de sciences humaines sont arbitraires. Telle science est relative ; telle découverte est valable temporairement seulement ; les hypothèses émises par un savant sont souvent contredites par son successeur. La médecine a ses modes et les soins médicaux pour une même maladie varient considérablement selon les époques, les pays et les docteurs. Dans le domaine de l’Histoire, pour peu qu’il s’agisse d’événements reculés dans le temps, les témoignages des historiens ne concordent ni sur les dates, ni sur les faits. Lorsque les événements sont plus récents, personne ne s’accorde quant à leurs causes et leurs effets. Ainsi après avoir lu quelques ouvrages relatifs à la Révolution, Bouvard et Pécuchet sont complètement désarçonnés : « Ils n’avaient plus sur les hommes et les faits de cette époque une seule idée d’aplomb » (O, 11, 817). La littérature historique est de la fausse littérature et de la fausse histoire. Les ouvrages de fiction trompent le lecteur et engendrent chez celui-ci des rêves chimériques. La philosophie, la métaphysique, la théologie sont des abîmes sans fond. Bref, à la fin de leur grande aventure livresque, Bouvard et Pécuchet pourraient-ils jeter leur bibliothèque au feu et reprendre le verdict du Satan de « Smarh », qui déclarait sans ambages : « Je n’ai que faire de tout ce que les hommes savent, je méprise leurs livres, témoignages de leurs erreurs ». (O, 1, 175).

Les propagateurs d’idées reçues

La liste des propagateurs d’« idées reçues » serait incomplète si l’on omettait ceux qui les répandent de bouche à oreille. On pourrait inclure dans cette catégorie presque tous ceux nommés précédemment puisque les prêtres et les professeurs notamment exercent leur magistère davantage en discourant qu’en écrivant. Flaubert, cependant, ne se fait faute d’omettre un mode de transmission d’idées reçues fort répandu : la catéchisation orale. Dans La Tentation de Saint-Antoine, la transmission se fait selon la tradition orale : « Alors, j’ai voulu m’instruire près du bon vieillard Didyme », déclare saint Antoine. « Bien qu’il fût aveugle, aucun ne l’égalait dans la connaissance des Écritures » (O, 1.26) ; la  transmission se fait en chaîne : de Didyme à saint Antoine, de celui-ci à Hilarion, puis à Athanase et ainsi de suite. Dans L’Éducation Sentimentale Flaubert montre comment les membres d’un milieu quelconque subissent inévitablement l’influence de leurs compagnons, lorsque ceux-ci ont le verbe facile : les idées, surtout les fausses, les passions et même la folie, hélas, sont communicatives. Lorsque Frédéric et Deslauriers étaient en pension ensemble, le censeur avait remarqué qu’ils s’exaltaient mutuellement. Plus tard, à Paris, Deslauriers réunit ses amis tous les samedis soirs ; comme il a la langue bien déliée c’est lui qui excite ses amis à la haine, à la violence ; il leur instille ses préjugés, ses partis pris. C’est en se laissant séduire par la rhétorique empoisonnée de Deslauriers que le bon Dussardier se laisse gagner à la psychose révolutionnaire. Écoutons et observons le « bilieux » Deslauriers : « Je bois à la destruction de l’ordre actuel, c’est-à-dire de tout ce qu’on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie, Autorité, Etat ». […] que je voudrais briser comme ceci ! en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille morceaux (O, 11, 170). Et Flaubert enchaîne, d’une manière très significative : « Tous applaudirent, et Dussardier principalement » (O, 11, 172). Hélas, c’est pour avoir trop applaudi, en effet, que Dussardier mourra victime d’un mythe politique, de même que par ailleurs, Emma Bovary meurt victime d’un mythe romanesque, et Salammbô, victime d’un mythe religieux.

Anne Srabian de fabry

                                                                      King’s College,

London-Ontario, Canada.

 

(1) Flaubert Gustave. Premières Œuvres. 183.-1838, Paris, Fasquelle, 1914, Tome I, p. 2.

(2)Tout au long de cette étude, nous indiquons la pagination des collections suivantes :

(O) Flaubert, Gustave, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2 vol. Tome I, 1951 ; Tome II, 1952.

(C) Flaubert Gustave, Œuvres Complètes : Correspondance, Paris, Conard, 13 vol. (1926-1954).

(3) Toutefois, il est bon de rappeler que, dans une lettre à Chevalier (20 octobre 1839), il esquinte Chéruel, ce qui ne prête guère à conséquence, Flaubert ayant alors 18 ans.