Nous autres Yonvillais

Les Amis de Flaubert – Année 1973 – Bulletin n° 43, page 13

Nous autres Yonvillais

Impressions de lecture

Guy Piolé : Nous autres Yonvillais — Les Normands et « Madame Bovary ».

144 pp., avec une postface du Dr Meir, Maire de Ry. Dessins et culs-de-lampe de Lucette Lemée Piolé. Ouvrage imprimé à Darnétal, Imprimerie Piolé et Cie.

« On reproche souvent aux hommes de province, comme une conséquence de leur état d’isolement, cet amour exagéré du lieu natal qui se complaît aux plus petits détails de la topographie et de I’ histoire locale… On critique cette disposition qui leur fait considérer la plus chétive bourgade comme un petit monde à part, digne à tous égards qu’on rédige en chronique ses obscures destinées… »

À ces lignes de M. Pottier, érudit normand du siècle passé, que cite Guy Piolé à la p. 64 de son charmant et substantiel ouvrage, font écho ces propos d’un autre Normand, qui les met dans la bouche du Dr Marambot, ce médecin de Gisors qui eut l’honneur de fermer les yeux à Isidore, le Rosier de Madame Husson, devenu pochard :

« L’esprit de clocher, mon ami, n’est pas autre chose que le patriotisme naturel. J’aime ma maison, ma ville et ma province par extension, parce que j’y trouve encore les habitudes de mon village ; mais si j’aime la frontière, si je la défends, si je me fâche quand le voisin y met le pied, c’est parce que je me sens déjà menacé dans ma maison, parce que la frontière que je ne connais pas est le chemin de ma province (1). »

Ceci dit, Guy Piolé a eu raison de jouer à l’homme de province, de s’intéresser aux plus petits détails de la topographie et de l’histoire locale ; car, chemin faisant, modestement, et comme sans y prendre garde, il donne avec son livre, le dernier état de la querelle topographique (ou topologique, ou toponymique, il n’importe) suscitée par Madame Bovary . En même temps, il a vu, et fait voir, que Yonville, localité de fiction, est plus réelle, plus véridique, que tous les bourgs, villes ou villages qui lui ont donné naissance, et qu’au lieu de se disputer l’honneur d’avoir servi de décor à l’un de nos plus grands romans, les habitants de tous ces lieux devraient solidairement se sentir Yonvillais.

Que l’on ne confonde surtout pas ce sentiment, dont l’auteur est lui-même imprégné (il est de Darnétal, chef-lieu de canton tout proche d’Yonville, comme chacun sait), avec je ne sais quelle béatitude, qui se doublerait d’une reconnaissance éperdue envers Gustave Flaubert, créateur d’Yonville et bienfaiteur de sa province. Non ! Guy Piolé reprocherait bien plutôt à notre romancier (et, accessoirement à Maupassant) d’avoir méconnu les qualités de cœur, d’énergie de la race normande, d’avoir montré les Yonvillais retors et rapaces comme Lheureux, phraseurs comme Homais, maniaques comme Binet, cancaniers comme Mme Tuvache, lubriques comme le notaire Guillaumin, naïfs et sots comme toute cette piétaille de paysans endimanchés qui béent d’enthousiasme au départ de chaque fusée du feu d’artifice manqué, au soir des Comices. Sur ce point, pourtant, on peut rassurer l’auteur (ou l’inquiéter) : Flaubert était convaincu (comme l’était Descartes du bon sens) que la sottise est la chose du monde la mieux partagée, et que la Normandie ne mérite pas un privilège particulier dans son palmarès. S’il l’a prise comme décor de son roman, c’est parce que la Normandie, et plus précisément les Rouennais, c’était sa province, donc celle qu’il connaissait le mieux (il avait eu un temps l’idée de placer l’action dans les Flandres) : vous voyez bien qu’on peut être un grand écrivain, et être atteint soi-même de l’esprit de clocher. Les personnages de I’Éducation Sentimentale  sont pour la plupart des Parisiens, de souche ou d’adoption, et, que je sache, ils ne sont pas mieux traités que nos « Yonvillais ». Au reste, qu’on ne s’y trompe pas : cette « grogne », chez Guy Piolé, est de façade, et il parvient mal à dissimuler, je ne dis pas seulement son admiration, mais sa tendresse pour ce grand bonhomme rougeaud de cinq pieds huit pouces, qui a été lui-même toute sa vie un Yonvillais.

**

Sur le plan strictement documentaire, le livre n’apporte rien de très neuf (sauf sur un point, fort important : j’y reviendrai tout à l’heure). Mais il a le mérite d’être clair, de faire en un style nerveux, coloré, où se mêlent émotion et badinage, avec une pointe d’humour, le tour de la question. Yonville, est-ce Ry (Guy Piolé me pardonnera si je pense que c’est sa conviction intime : le parrainage du Dr Meir, premier magistrat municipal de Ry, est significatif à cet égard) ? Est-ce Forges-les-Eaux ? ou Darnétal ? N’a-t-on pas cru que cela pouvait être aussi Buchy ? Une carte très précise, judicieusement baptisée Plan du Yonvillais, présente d’un seul coup toutes les données au lecteur, et le met à même de se forger (qu’on me pardonne ce méchant jeu de mots) une opinion. On y voit en pointillé Le « chemin de grande vicinalité », établi en 1837, et qui constitue le seul argument important en faveur de Forges. Car, pour le reste… Ry peut se dire protégé des vents de Nord-est par la forêt d’Argueil, mais non pas Forges ; le Crevon se jette bien dans l’Andelle ; mais de quelle rivière passant à Forges pourrait-on dire la même chose ? Certes Ry n’est qu’à 5 lieues de Rouen (quand Flaubert place Yonville à 8 lieues) ; mais Forges en est distante de 11. Certes Flaubert dit expressément que, pour rejoindre Rouen, Rodolphe traverse Yonville en direction de Buchy, ce qui est possible si Yonville est Forges, non si c’est Ry. Je ne voudrais pas avoir l’air de plaider pour ma paroisse. Mais j’ai montré récemment (2) que Lyons-la-Forêt pouvait être un sérieux « challenger » pour les tenants du titre. Le bourg n’est pas situé entre la route d’Abbeville et celle de Beauvais, c’est vrai ; on n’y accède pas par le chemin de grande vicinalité, c’est vrai encore. Mais, auprès de ces deux détails (qui ne sont pas des détails, j’en conviens !), que d’arguments en sa faveur ! J’y ajouterai une preuve supplémentaire, que me révèle le plan du Yonvillais, et auquel je n’avais pas songé : pour aller de Lyons à Rouen (Lyons se situant au Sud-Est de Vascœuil), il faut rejoindre la route de Rouen à Beauvais ; or, jusqu’à la jonction avec cette route, le voyageur se trouve bien sur le chemin de Buchy. Rodolphe pouvait donc bien, en traversant Lyons-Yonville, emprunter la route de Buchy (et de Ry) pour gagner Rouen. Un dernier point (et j’y insiste) me semble plaider contre Forges. On peut admettre que Lyons (et Ry, à la rigueur) jouxte l’Ile-de-France, comme il est dit d’Yonville dans le roman ; mais Forges, situé nettement au Nord-Est, est aux confins de la Picardie, et non de l’Île-de-France (3).

Toutes ces choses étant dites, je crois, avec Guy Piolé, et avec tous ceux qui ont examiné la question sans esprit de clocher, que Flaubert, ayant voulu brouiller les pistes, ou plus simplement cherché à donner à la fiction une réalité supérieure à la réalité, a fabriqué Yonville en prenant à trois, quatre, dix localités un ou plusieurs détails, en y adjoignant d’autres détails, purement imaginaires, et en s’arrangeant (par malice peut-être ?) pour qu’à chaque thèse quelque détail, d’abord inaperçu, vienne apporter un cinglant démenti. Il a procédé de même dans la création de ses personnages. Aussi Guy Piolé a-t-il eu raison de suggérer qu’Yonville, c’est plutôt une région qu’un bourg, et, plus encore qu’une région, un état d’esprit, une manière d’être.

**

Je dois dire que la partie du livre qui m’a semblé de loin la plus neuve, et qui fait honneur aux dons de sourcier de l’auteur, ce sont les pages où il plaide pour un pharmacien de Darnétal, un Alexandre Lesguillez, qui aurait été le modèle d’Homais. Il faut avouer que les activités du praticien darnétalais et de celui d’Yonville se ressemblent étrangement ; leurs opinions politiques et religieuses sont les mêmes ; identique est la manière dont ils les expriment. N’est-il pas troublant qu’on trouve, sous la plume de Lesguillez, des allusions à la Saint-Barthélemy, aux frères ignorantins, aux Jésuites, etc… ? La philippique d’Homais contre ces bandes de pauvres qui, « malgré les lois contre le vagabondage », continuent d’infester « les abords de nos grandes villes », n’est-elle pas la réplique de cet écrit de Lesguillez : « Que ne souffre-t-on pas dans nos cités, dans nos campagnes, de ces hordes errantes et déguenillées qui journellement viennent assiéger nos portes ?… » N’est-ce pas là, tout près, bien près de Rouen (et de Ry, et de Lyons), que l’ermite de Croisset est venu, en voisin, chercher le modèle de son immortel pharmacien ? Si je voulais parler comme Homais, je dirais que Yonville est vraiment l’émanation de ces dizaines de bourgs, villes, villages et lieux dits qui, dégageant (comme une vapeur), expulsant de leur sein des types et des caractères, les ont projetés, rassemblés, comme en un faisceau, dans le roman qui les résume et les assume.

**

Ce n’est pas que Flaubert n’ait pas été parfois pris en défaut : c’est par inadvertance sans doute qu’il place d’abord le cimetière d’Yonville autour de l’Église, puisqu’il fait parcourir au convoi funèbre d’Emma le chemin qui mène de l’Église … au cimetière. Guy Piolé en fait la remarque (p. 95). Mais il est parfois injuste envers Flaubert, allant jusqu’à lui chercher des querelles… de Normand. Est de ce type le passage où il se gausse du père Rouault apportant à Charles Bovary 75 F en pièces de quarante sous (p. 60). Oh ! je sais bien que 75 est un nombre impair ; mais enfin ! ce que voulait dire Flaubert, c’est que le cultivateur, habitué des champs de foire, véhiculait plus volontiers de la grosse monnaie que de napoléons ou des écus de cent sous : 75 F, cela fait, si je ne m’abuse, 37 pièces de 2 francs, et une d’un franc. Voilà bien du bruit pour une pièce de 20 sous ! Autrefois, les rhétoriciens appelaient ce type de construction denominatio a potiori. Va-t-on faire grief à Flaubert de cette anacoluthe monétaire ?

Une autre remarque est plus grave, mais encore moins fondée. Lorsqu’Emma a repris son enfant chez elle, elle accompagne ses caresses d’expressions lyriques qui, « à d’autres qu’à des Yonvillais, eussent rappelé la Sachette de Notre-Dame de Paris… ». C’est « à d’autres qu’à des Yonvillais » qui a fait bondir Piolé (« Ils sont si épais, ces Yonvillais ! »). Mais cela lui fait écrire une méchanceté, qui se complique d’une malice (ce qui, à tout prendre, serait plaisant), mais se double d’une erreur (ce qui est regrettable) :

« Mais le plus joli, c’est que cette remarque — qui n’était après tout que du snobisme — est encore plus bête : le personnage de Notre-Dame de Paris s’appelle en réalité Pâquette et non Sachette… On le sait aujourd’hui dans le Yonvillais. » (p. 61).

Voire ! Mais sait-on aujourd’hui, dans le Yonvillais, que cette remarque est parfaitement aberrante ? Pour s’en aviser, et ne la point reproduire, il lui eût suffi de se reporter… à Notre-Dame de Paris  il y aurait découvert (où, pour mieux dire, redécouvert) que Pâquette-la-Chantefleurie et la Sachette (autrement dit la Recluse du Trou-au-Rat, autrement dit Sœur Gudule)… ne font qu’une seule et même personne, que Pâquette, fille d’amour à qui des bohémiens avaient ravi son enfant, avait de désespoir embrassé une existence de recluse, et qu’en l’appelant la Sachette, Flaubert ne faisait que répéter Victor Hugo, et le menu peuple des abords de la Place de Grève, qui ne la connaissait que par ce sobriquet (voir l’avant-dernier chapitre de « Notre-Dame de Paris », « Le petit soulier »), (4).

Mais qu’on ne se méprenne pas sur mes intentions. Ce dernier exemple, aussi bien, mieux peut-être que les précédents, révèle combien l’auteur est plein de son sujet. Son enthousiasme est communicatif : on se prend soi-même à aimer cette terre qui suscite tant de ferveurs. Et quand l’auteur n’aurait atteint que ce résultat (mais tout ce qui vient d’être dit montre que son livre apporte d’autres enrichissements), il faudrait lui savoir gré de l’avoir écrit. Car toute œuvre est bonne qui est d’abord œuvre d’amour. Monsieur Guy Piolé ne se formalisera pas si je lui dis pour finir que son livre a cela de commun avec le roman qui en a été le prétexte : Madame Bovary  est aussi œuvre d’amour, et reflète le charme que cette Normandie sut exercer sur le romancier. Ce charme a-t-il transparu dans le roman, malgré Flaubert, comme l’écrit Guy Piolé ? Malgré ? Je n’en suis pas si sûr !

Roger Bismut

Janvier 1973

 

 

(1) Guy de Maupassant, « Le Rosier de Madame Husson », p. 13 (in Œuvres complètes Illustrées, Paris, Ollendorff, 1904).

(2) Dans les Amis de Flaubert (décembre 1972, Bulletin n° 41), article « Et si Yonville-l’Abbaye était… Lyons-la-Forêt ? ».

(3) Un nouvel argument en faveur de Lyons-la-Forêt me semble contenu dans la petite phrase de Michelet que j’ai citée (Amis de Flaubert, décembre 1972, p. 19) :

laquo; … charrette de bois venant de Lyons, qui me rappelle la charmante histoire des sabotiers. »

(Il m’a été impossible d’élucider l’allusion à cette charmante histoire des sabotiers, qui m’avait intrigué, comme elle a intrigué certains de mes correpondants).Or, les scénarios de  Madame Bovary mentionnent des huttes de sabotiers dans la forêt d’Yonville, et on peut lire dans le texte : « C’était dans la forêt, comme la veille, dans une hutte de sabotiers ». Il est difficile, dans  ces conditions, de ne pas voir là une preuve supplémentaire de l’identification du site d’Yonville avec celui de Lyons.

(4) L’auteur trouve encore à redire à cette phrase de Flaubert :

« … et l’on voyait sur la rivière de larges gouttes grasses, ondulant inégalement sous la couleur pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui flottaient. »

« L’image est hardie, commente Guy Piolé. Mais le bronze flottant n’est pas fait pour satisfaire nos Normands, qui sont des gens de bonne observation » (p. 60).

Certes ! Mais est-il bien sûr que le relatif « qui » ait pour antécédent « les plaques de bronze florentin » ? La virgule qui le précède m’inciterait plutôt à croire que ce sont « les larges gouttes grasses » qui flottent. La couleur métallique de ces petites nappes huileuses a pu amener la comparaison. Mais c’est être injuste envers Flaubert de supposer qu’il ignorait les propriétés des corps plus lourds que l’eau. L’emploi de l’imparfait de l’indicatif, enfin, supprime toute équivoque. Appliquant aux plaques de bronze cette faculté de flotter, il aurait écrit : « qui eussent flotté… ».