1974. Les problèmes des sociétés savantes

Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 44 – Page 3

 

Les problèmes des sociétés savantes

Éditorial

 
La montée des prix, même du papier, les soubresauts des monnaies, la crainte de pertes de sources énergétiques, l’augmentation nécessaire des salaires finissent très rapidement par avoir des répercussions fâcheuses et destructrices sur le sort et la vie financière de nos petites sociétés, qu’elles soient appelées culturelles ou savantes. Cette impression, nous la partageons depuis longtemps entre les quelques Rouennais qui, depuis une quinzaine d’années, ont le souci de maintenir et de développer au possible les Amis de Flaubert. Nous en assurerons l’existence tant que nos santés nous le permettront, mais après… Nous sommes ainsi des pessimistes-optimistes, dans la mesure où nous craignons sa disparition dans les vingt années qui viennent, mais avec la volonté tenace de la maintenir coûte que coûte et d’avoir le plaisir de la confier, un jour, à d’autres mains plus jeunes.

Nous avons déjà manifesté ce sentiment plusieurs fois à nos lecteurs pour qu’ils soient avertis. Nous vivons certes, ou plutôt selon l’expression paysanne nous vivotons. Nous voudrions pouvoir compter six cents membres : deux cents dans la région rouennaise, deux cents en France et deux cents à l’étranger ; ainsi notre avenir du point de vue financier serait mieux assuré : nous sommes un peu plus de la moitié. Nous nous rééquilibrons avec l’augmentation des abonnements, mais l’inflation touche les couches les moins riches de la société, celles dans lesquelles nous comptons le plus d’adhérents.

Il semble que les générations vivantes se désintéressent de plus en plus des sociétés locales pourtant bien utiles. L’égoïsme se développe de plus en plus chez les individus alors que les formes collectives deviennent de plus en plus importantes. On compte beaucoup sur les autres et en échange on n’apporte pas sa contribution personnelle. Il paraît de plus en plus surprenant à beaucoup, que des hommes, pour leur simple plaisir, accomplissent sans bruit diverses tâches gracieusement et sans le souci d’une contribution financière. Le bénévolat paraît désuet, tout travail devant procurer salaire. Le monde actuel est ainsi fait et la Normandie, moins que toute autre, n’y échappe.

Lit-on encore aujourd’hui ? En a-t-on le temps ? Beaucoup se contentent des émissions de la radio ou de la télévision : la vie est si rapide dans les grandes villes, et les tâches si astreignantes dans les campagnes qui se dépeuplent. Les lectures sérieuses et profitables demandant des loisirs sont négligées. On imprime de plus en plus et on lit de moins en moins : curieux paradoxe.

Ces impressions toutes normandes semblent se généraliser. Je l’ai ressenti, le mois dernier, à Besançon. Chaque année, au Congrès National des Sociétés Savantes qui se tient dans une ville de province, le dernier après-midi est consacré à un colloque appelé « des présidents des sociétés savantes ». Aucune décision n’y est prise, mais cet échange d’idées se répercute par osmose dans tout le pays. A vrai dire, il s’agit d’une confession publique écoutée par des personnes connaissant les mêmes difficultés.

Deux animateurs de sociétés provinciales, l’un de Nancy, l’autre de Chartres, malgré la prospérité de leurs sociétés et les centaines de membres qu’ils ont su grouper autour d’eux, ont cru devoir manifester un sentiment pessimiste pour l’avenir. Leurs remarques furent partagées. Sur quelles constatations se basent-ils ? En premier, la diminution sensible des chercheurs locaux : les plus âgés disparaissent sans se voir remplacer par de plus jeunes. Une société qui n’en compte plus ressemble à un théâtre d’amateurs sans acteurs. Finalement, les sociétés disparaissent à terme, même si elles multiplient les excursions qui connaissent encore un certain succès, mais moins important qu’après la dernière guerre. Les chercheurs forment le noyau stable et vivant de toute société vraiment culturelle ou savante. Autour d’eux se groupent des curieux qui ont à cœur de faire vivre la société financièrement, permettant ainsi la publication des bulletins et des mémoires. A ce jour, les sociétés d’histoire naturelle et de préhistoire, grâce aux travaux en plein air, se maintiennent mieux que les sociétés littéraires ou historiques demandant la fréquentation assidue des archives et des bibliothèques, plus difficilement accessibles. Tout travail sérieux est de longue haleine et se prépare au compte-gouttes : la vie actuelle est basée sur  la vitesse de l’exécution. De plus, ces deux présidents se sont plaints que les professeurs de l’enseignement négligent ou ignorent complètement les sociétés savantes, alors que par leur présence ils pourraient aider des jeunes à se former. Nous nous en apercevons dans notre société pour notre bulletin. Il faut apporter du blé au moulin pour qu’il tourne. Nous constatons, avec regret, que nous recevons plus d’articles venant de l’étranger que de la métropole et nous aurons des difficultés pour les prochains bulletins : que notre appel soit entendu. Les sociétés meurent aussi de cette carence.

Les régions de notre pays sont plus ou moins sensibles aux sociétés locales. Certaines comme le Midi et l’Est de la France ont un esprit plus sociétaire qu’en Normandie. On y aime se retrouver en groupes, ne serait-ce que pour parler. Les régions fortement industrialisées, avec une population plus mouvante, se désintéressent davantage des sociétés savantes que les régions demeurées plus agricoles et artisanales. Les jeunes ont leurs soucis et leurs ennuis : nous en avons eu d’autres à leur âge. Avoir son automobile, se promener seul ou à deux ou en famille fait à la longue des égoïstes.

Ces remarques ne sont pas des récriminations amères et encore moins désespérées, mais des constatations que chacun de nos lecteurs, s’il tenait la barre comme nous, remarquerait et il en ferait des déductions proches des nôtres. Il nous a paru nécessaire d’avertir nos amis sur les difficultés futures et les possibilités réduites que nous avons devant nous. Tant que nous vivrons, nous maintiendrons. Comme nous aimerions qu’après nous, de nouvelles équipes plus jeunes continuent ce que nous avons créé et développé avec une certaine ferveur !

André Dubuc