Les domestiques de la famille Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 44 – Page 5

 

Les domestiques de la famille Flaubert

Comme dans toutes les familles bourgeoises, celle des Flaubert utilisa les services de domestiques, hommes et femmes, que ce soient des inconnus comme Pierre en 1827, Eugénie en 1851, Mélanie Brasse née Deglatigny en 1861, Anthime qui pourrait être l’époux de Mélanie à la même époque, Joséphine en 1866, Hyacinthe en 1870, Victoire en 1872, Clémence en 1877 et Suzanne qui, peut-être, ferma les yeux de Gustave en 1880. Que ce soient d’autres qui nous sont plus connus comme les jardiniers Boissière et Du val, les fermiers Varin et Chevalier dont la femme née Caroline Delafenêtre et ses filles Marie et Juliette furent une nuit de Noël, avec la cuisinière Noémie Desfresnes, épouse de Legentil, conduites à l’église de Dieppedalle par Gustave Flaubert pour la messe de minuit.

Il en est quelques-uns qui ont marqué leur passage à Croisset assez profondément pour qu’ils soient cités de nombreuses fois dans la correspondance. Ainsi l’inénarrable Narcisse Barette qui, né en 1815, vint au service de Flaubert père. Est-ce de lui qu’il est question lorsque Gustave demande à son ami Ernest Chevalier : « As-tu vu Narcisse à Paris ? » et qu’il lui apprend : « Narcisse est marié. Pauvre garçon, le voilà pincé au cœur pour le reste de sa vie. Il y avait pourtant du beau et du bon dans cette nature-là. Né sous un lambris au lieu d’être venu sous le chaume, dans un champ, ça aurait fait peut-être un grand artiste » ou qu’il lui annonce : « Narcisse sort de ma chambre. Il vient à Rouen pour des affaires de famille, il va hériter de 10.000 francs » (1). Jean Bruneau, dans les notes de la correspondance, ne le pense pas, ce qui peut se concevoir. Gustave écrivant plus tard que Narcisse, malade, lit  Les rayons et les ombres  de Victor Hugo : « Il ne doit pas y comprendre grand-chose mais ça m’a attendri. » Caroline Commanville qualifie Narcisse : « le plus bizarre individu possible. » « Il avait un respect mêlé de fanatisme, mais, joint à cela, le plus grand oubli des distances. » Il avait été domestique chez le docteur Flaubert, puis par la suite, s’était établi cultivateur, s’était marié et avait eu six enfants. Il avait alors abandonné sa situation et sa famille, redevenant domestique pour le fils comme il l’avait été pour le père. C’est à lui que Gustave ôta les bottes certain soir de fête, et c’est également lui qui, épris follement de la femme de chambre de Jeanne de Tourbey, lui offrit un exemplaire de Salammbô avec cette dédicace : « A mademoiselle Jeanne chez Madame de Tourbey, offert part (sic) le domestique de l’auteur » (2).

Narcisse, en février 1870, tomba gravement malade. « Mon pauvre larbin est toujours à la maison Dubois et je suis navré quand je vais le voir. Voilà deux mois qu’il reste sur son lit, en proie à des souffrances atroces » (3).

Ce fut Emile Colange qui arriva ensuite à Croisset dans une bien mauvaise année (4). « Emile s’en va dans son pays pour la révision — écrit Flaubert — si on me l’empoigne ce sera pour moi un surcroît d’ennui. » Emile Colange put rester et, pendant l’occupation allemande, il fut le fidèle gardien de la maison du maître. Très aimé de Gustave, il l’accompagnait au logis de la rue Murillo, moitié valet de chambre et maître-queux habile.

Emile Colange était né le 16 novembre 1843 à Saint-Pierre-de-Bénouville (Seine-Maritime). Il épousa, le 11 septembre 1875, à Croisset, Marguerite Nicolas, femme de chambre de Caroline Commanville. A la mort de Flaubert ils s’établirent aubergistes à Croisset et moururent tous deux en 1919. Ils sont inhumés dans le petit cimetière de Dieppedalle accroché dans la falaise regardant la Seine.

Colange eut quatre enfants : l’aîné mourut en bas âge ;  le second,  Charles, s’établit boucher rue Orbe à Rouen, puis succéda à son père dans l’auberge de Croisset. A sa mort, il alla rejoindre ses parents dans le caveau de famille. Le troisième, une fille, Charlotte, épousa Claude Duchat dont une descendante réside à Rouen ; enfin le dernier, une fille également, Marguerite Françoise épousa en premières noces, à Mustapha, Alexandre Gontie, et en secondes noces Pierre Horrière dont les petits-enfants résident actuellement à Bordeaux.

On a souvent demandé à Emile Colange des précisions sur la mort de Gustave Flaubert, questions qu’il a toujours éludées. Mais était-il encore au service de Gustave ? Emile Zola nous dit que l’auteur de Madame Bovary était servi par une seule employée, et tous les récits de la mort ne mentionnent que Suzanne. Abel Horrière avait recueilli près de son grand-père bien des souvenirs sur l’écrivain. Sous la direction de Géraldine Gérard, ils firent l’objet d’une causerie improvisée, vraisemblablement émise à la radio le 11 ou 18 septembre 1958, sur France n° 1. Il est regrettable qu’aucun compte rendu de cette émission n’ait été fait.

Mais pendant presque toute sa vie Gustave eut une domestique, Julie, entrée au service des Flaubert, en 1825, vers l’âge de dix-sept ans, a-t-on dit. « Elle était, écrit Caroline Commanville, de Fleury-sur-Andelle, ses parents de père en fils étaient postillons, assez mauvais sujets et fort buveurs » (5). Toute jeune elle racontait des histoires au fils de son maître, et, âgée, lui parlait d’autrefois : « C’est nous qui ramouvons les connaissances du vieux temps. » Son souvenir revit dans Un cœur simple,  ont pensé certains chercheurs comme René Descharmes et Jacques Suffel, suivant Caroline Commanville elle-même.

Pourtant des dissemblances se manifestent. Julie pour amuser Gustave « joignait à toutes les légendes apprises au foyer le souvenir de ses lectures, car retenue au lit pendant un an par un mal de genou, elle avait lu plus qu’une femme de sa classe » (6). La Félicité d’Un cœur simple est illettrée et Paul lui donne des explications de gravures. C’est là toute son éducation littéraire. Son père maçon s’est tué en tombant d’un échafaudage puis sa mère mourut. Ses sœurs se dispersèrent. A dix-huit ans elle travaille encore dans une ferme.

Maxime Du Camp assure que Félicité est le développement d’un récit entendu à Honfleur, et Gérard-Gailly pense que le modèle est la servante qu’eut la tante Allais à Pont-l’Évêque. Qui a raison ? Pour le savoir et surtout pouvoir juger l’apport de Julie au personnage de Félicité, il est nécessaire de l’identifier.

A Fleury-sur-Andelle, dans les registres de l’état civil, aucune fille portant

le prénom de Julie n’est née en 1808. Or, c’est à cette date qu’elle serait venue au monde,  si vraiment elle avait dix-sept ans quand Flaubert en avait quatre comme on l’a affirmé.

Pourtant en remontant d’une année se trouve l’acte de naissance de Marie, Julie, Antoinette Lehec, née le 15 mai 1807 au hameau de Grainville. Le père, Michel, Dominic Lehec est maître charron, et la mère Julie Flamard membre d’une famille importante de Fleury-sur-Andelle. Elle aura une sœur, Flore, Henriette, Julie née le 31 août 1810, et un frère, Louis, Dominique né le 20 août 1811. Est-ce là cette Julie servante chez Flaubert ? Rien ne le prouve et si nous nous référons à Caroline Commanviile, il n’y a rien de commun entre la famille de Julie et celle des Lehec, qui a dû d’ailleurs quitter le pays, car aucun décès n’est inscrit sur les registres. Il n’y a non plus aucune ressemblance avec la Félicité d’Un cœur simple.

Dans le dénombrement de 1861 de Canteleu-Croisset on peut lire, près de Caroline Fleuriot, veuve Flaubert, propriétaire, âgée de 67 ans : Hamard Caroline la petite-fille 15 ans, Flaubert Gustave rentier 40 ans, Hébert Caroline domestique 53 ans, Glatigny Mélanie, femme Brasse, domestique 41 ans, Barette Narcisse domestique 46 ans.

Hébert Caroline serait donc née en 1808. Peut-on penser alors, que portant le même prénom que la patronne et la fille de la maison, mère de madame Commanville, on ait donné celui de Julie à la domestique entrant en service pour la différencier dans les appels ? Probablement, sinon sûrement.

Certains auteurs ont situé sans preuve le décès à l’Hôtel-Dieu de Rouen mais rien dans les registres de l’hôpital ne peut se rapporter à la servante de Flaubert. Cependant dans les registres de l’état civil de cette ville, on peut lire à la date du 22 septembre 1882 : acte de décès de Béatrix Caroline Hébert, célibataire, rentière, décédée ce jour en son domicile, rue du Contrat-Social n° 43, âgée de soixante-dix-sept ans et onze mois, née à Bourg-Beaudoin, arr. des Andelys (Eure) le trente septembre mil-huit-cent quatre, fille de Pierre Hébert et de Henriette Scolastique Jamelin, sur la déclaration de Eugène Hébert âgé de trente et un an, employé de commerce rue du Contrat-Social 43, neveu de la défunte, et Désiré Leguet, trente- neuf ans, épicier rue Guillaume-le-Conquérant.

Les dates ne concordent pas mais ‘doit-on s’y fier ? A Bourg-Beaudouin se trouve une humble mairie. Là, sur un vieux registre oublié depuis des années dans un placard, on peut lire l’acte de naissance : « L’an treize de la République, le dimanche trente septembre à sept heures trente du matin par devant nous maire officier de l’état civil de la commune de Bourg-Beaudouin, canton de Grainville, arrondissement des Andelys, département de l’Eure (7), est comparu Pierre Hébert, postillon âgé de trente-cinq ans, domicilié en cette commune, natif de celle de Mesnil-Rault (8) lequel nous a présenté un enfant du sexe féminin de lui déclarant et de Henriette Scolastique Jamelin de cette commune et auquel il a déclaré vouloir donner les prénoms et nom de Béatrix Caroline Hébert, les dites déclarations et présentations faites en présence de Louis Nicolas Mongret, postillon natif de la commune de Grainville et domicilié en cette commune, âgé de vingt-six ans et de Charles Jamelin, charbonnier, âgé de cinquante-huit ans et, ont, le père et les deux témoins déclaré ne savoir signer leur nom. »

Caroline Hébert avait deux frères et une sœur : Prosper, Auguste né le 27 octobre 1806 à Bourg-Beaudouin et marié dans cette commune le 3 octobre 1832 à Adélaïde Denisac Denis, blanchisseuse ; il succéda à son père comme postillon. Philippe Amédée né le 4 mars 1809,  et Sophrone Opportune née le 18 septembre 1811.

Nous pouvons donc être certains que Julie n’est autre que Caroline Hébert et qu’une erreur de chiffre s’est seulement glissée dans la copie du dénombrement de 1861.

En effet si nous reprenons ce qu’écrit madame Commanville, c’est-à-dire que Julie est de Fleury-sur-Andelle, que ses parents étaient postillons de père en fils, et qu’elle est morte dans ses bras, tout s’avère exact puisque Bourg-Beaudouin est situé à quatre kilomètres de Fleury-sur-Andelle, dans le haut de la côte et sur le plateau. Ce village était à l’époque bordé par la forêt de Longboël, et il y a toujours parmi les témoins de la naissance des quatre enfants Hébert des charbonniers.  Il n’est donc pas étonnant que Julie eût connaissance de vieilles histoires d’amour et de revenants, et qu’elle pût être l’habile conteuse qui ravissait l’enfant qu’était Gustave.

Les parents de Caroline Hébert sont bien postillons et un de ses frères succéda au père dans cette fonction. Enfin Caroline, dite Julie, habite tout près de l’Hôtel-Dieu de Rouen et madame Commanville, qui possède encore des attaches familiales et des intérêts dans la ville, peut être près d’elle pour lui fermer les yeux.

Dans  Un cœur simple  on peut lire : « Paul et Virginie, l’un âgé de sept ans, l’autre de quatre à peine, lui semblaient formés d’une matière précieuse ; elle les portait sur son dos comme un cheval, et madame Aubain lui défendit de les baiser à chaque minute… Elle avait retrouvé une sœur ; et Nastasie Barette, femme Leroux, apparut, tenant un nourrisson à sa poitrine, de la main droite un autre enfant, et à sa gauche un petit mousse, les poings sur les hanches et le béret sur l’oreille. Au bout d’un quart d’heure, Mme Aubain la congédia… Mme Aubain n’aimait pas les familiarités du neveu, car il tutoyait son fils… »

S’il y a de la tante Allais dans Mme Aubain il y a aussi un peu de Mme Flaubert. Caroline Commanville écrivant ses souvenirs bien après la mort de son oncle et surtout, pour le début tout au moins, uniquement d’après les récits de Julie, il est normal que les dates ne soient qu’approximatives. En fait on peut donc penser que c’est Caroline Flaubert qui avait quatre ans et son frère plus âgé, comme Paul et Virginie d’Un cœur simple . Dans ce cas Julie n’est entrée en service qu’en 1828. Elle avait donc vingt-quatre ans et pouvait, à l’âge de vingt ans, ainsi que Félicité, être employée dans une ferme et avoir son roman d’amour.

Gustave, qui toujours estima ses modestes serviteurs, n’a-t-il pas comme élevé un mémorial dans ces lignes où l’on peut rapprocher le nom de Nastasie Barette avec celui de Narcisse Barette, et s’il fait mourir le neveu de Félicité, bien loin, à La Havane, en fait c’est lui qui viendra un jour à la mairie de Rouen déclarer le décès de Caroline Hébert.

Lucien Andrieu

 

(1) Lettres à Ernest Chevalier des 19 novembre 1838… 15 juillet 1839 et 7 juillet 1841. Dans tous les cas, il ne peut s’agir de Narcisse Lormier qui s’est marié le 5 février 1850.

(2) Ce livre appartenait à M. René Sénilh, de Rouen, aujourd’hui décédé.

(3) Lettre à George Sand du 4 avril 1870. Cette maison Dubois a été recherchée infructueusement. Elle doit se trouver à Paris où peut-être Narcisse y est décédé.

(4) Né en 1843 il avait 27 ans et n’était pas tout jeune comme l’écrit Georges Dubosc.

(5) Caroline Commanville : Souvenirs intimes.

(6) Ibid. De ce mal de genou il lui restera une claudication toute sa vie.

(7) Sous la Révolution, la commune de Grainville fut chef-lieu de canton.

(8) Mesnil-Rault, aujourd’hui Mesnil-Raoul en Seine-Maritime.