L’instruction en procès – II

 Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 44 – Page 9

 

L’instruction en procès – II

Dans une lettre de 1853 adressée à Louise Colet, Flaubert écrit : « J’ai une tirade de Homais sur l’éducation des enfants, mais moi qui la trouve très grotesque, je serai attrapé car pour le bourgeois c’est profondément raisonnable » (C, III, 184) (1). La tirade en question ne porte guère à conséquence, mais il nous paraît intéressant de souligner le soin que Flaubert apporte à escamoter la question instruction-éducation qui est fondamentale à son œuvre. L’artiste qui voulait être dans son œuvre comme Dieu dans la création — présent partout mais visible nulle part — honnit le moralisme et le didactisme ; c’est pourquoi il dissimule autant qu’il le peut ses opinions personnelles. L’ironie, la subtilité, l’impassibilité sont donc des articles importants de son esthétique romanesque. Cependant, Flaubert est omniprésent dans ses romans. Bien qu’il voile sa vérité avec un art consommé, il ne souhaite pas pour autant qu’elle passe inaperçue : « Si le lecteur, affirme-t-il, ne tire pas d’un livre la morale qui doit s’y trouver, c’est que le lecteur est un imbécile ou que le livre est faux du point de vue de l’exactitude » (C, VIII, 285). L’œuvre de Flaubert est comparable au champ que le laboureur lègue à ses enfants ; pour exhumer le trésor qui est caché dedans, il appartient à chaque lecteur de creuser, de fouiller, de bêcher. Le « trésor » qui nous intéresse ici est soigneusement enfoui : les agents d’instruction ont rarement la vedette ; on cherche vainement dans les romans des déclarations fracassantes relatives à l’instruction ; les termes mêmes d’ « instruction » et d’« éducation » sont peu fréquents sous sa plume, et, n’était le titre, peu de lecteurs de l’Education soupçonneraient que dans ce roman il s’agit d’instruction : morale, politique, philosophique tout autant que sentimentale. Les aventures et les expériences de la plupart des héros flaubertiens peuvent être considérées comme une éducation en train de se faire et quelquefois une mauvaise éducation en train de se défaire. Parce que l’instruction dispensée par ceux qui en font profession est souvent inadéquate, la vie est en effet un apprentissage permanent, une éducation continuelle. Si la question de l’instruction affleure rarement, elle est constamment sous-jacente à l’œuvre de Flaubert.

On sait que l’auteur de Madame Bovary a subi des influences : il a été impressionné par la thèse de Don Quichotte ; il admire Molière qui a traité de la sottise savante ; il tient peut-être de La Rochefoucauld que les gens ne seraient pas amoureux de la même façon s’ils n’avaient jamais lu de romans ; il sait par l’intermédiaire de Beaumarchais que la passion n’est autre chose qu’un désir irrité par la contradiction. La plupart des idées qui servent de base à son œuvre ne sont donc pas originales ; elles n’en sont pas pour autant des « idées reçues ». Quelle que soit l’ampleur de son érudition, de ses connaissances abstraites, Flaubert n’accepte pas d’idée qu’il n’ait vérifiée par lui-même. Cartésien dès l’âge de raison, il aime à descendre au fond des choses, à faire table rase. Avant de reprendre à son compte la thèse de Cervantès, selon laquelle certains concepts fictifs sont nuisibles à certains individus, il observe, il étudie, il procède à des vérifications. Que constate-t-il ? Il y a plus d’erreurs, de préjugés, de fanatisme dans une assemblée parisienne de gens sensément instruits que chez tous les paysans normands réunis ! Il a donc fort peu d’estime pour les pseudo-intellectuels ; sa correspondance, qui est truffée de remarques peu obligeantes à leur égard, en fait foi. Il décline, par exemple, une invitation à une réunion d’écrivains, disant à Louise Colet : « A quoi bon aller grossir le nombre des médiocres (ou gens de lettres : c’est synonyme ») (C, II, 328). Un jour qu’il s’est rendu à un dîner, il relate l’événement à Caroline avec le commentaire suivant : « J’avais pour commensal […] un serin, membre du barreau de Paris » (C, VIII, 3). Une autre fois, il brocarde cruellement les enseignants en déclarant : « On étudie sur des mannequins, sur des traductions, d’après des professeurs, des imbéciles incapables de tenir l’instrument de la science qu’ils enseignent, une plume, je veux dire… » (C, III, 357). Mais les professeurs qui tiennent la plume ne trouvent pas nécessairement grâce à ses yeux : « Je lis maintenant l’esthétique du sieur Lévesque, professeur au collège de France. Quel crétin ! » (C, VII, 28). L’instruction, on le voit, est souvent synonyme de sottise dans l’esprit de Flaubert. D’aucuns trouveront ses « équations » peu mathématiques, mais pour lui elles expriment une réalité axiomatique : l’évidence n’est-elle pas le critère de la certitude ? Comme nous l’avons montré dans la première partie de cette étude, les « équations » flaubertiennes sont généralement plus subtiles dans l’œuvre que dans la correspondance. Pourtant, Flaubert n’a pas résisté à la tentation de la suivante, dans  L’Éducation : « Frédéric engagea un polytechnicien à s’interposer. Le polytechnicien ne comprit pas, semblait imbécile d’ailleurs » (O, II, 322). Si le quotient d’intelligence des polytechniciens et des professeurs au Collège de France ne satisfait pas Flaubert, que faut-il alors penser de celui des instituteurs, des répétiteurs et autres maîtres-à-penser dont les connaissances sont infiniment moindres ?

Flaubert admire Renan et Taine, mais son déterminisme est avant tout empirique. Des trois grands principes de causalité — la race, le milieu, le moment — il pense quelquefois que le premier est le facteur le plus décisif : que la race compte plus que le milieu dans la constitution psychologique et intellectuelle d’un homme. En 1880, il écrit à Maupassant : « Je veux montrer que l’éducation quelle qu’elle soit ne signifie pas grand-chose et que la nature fait tout ou presque tout » (C, VIII, 353). Sans doute la pensée de Flaubert a oscillé sur cette question car dans son œuvre, l’influence mésologique est capitale ; ensuite vient l’influence temporelle. La race est la moindre des forces déterminantes car la sottise et la démence de ses personnages ne sont jamais héréditaires. Elles ne sont pas davantage congénitales, ni spontanées : elles sont acquises en cours d’éducation — ce dernier mot devant être toujours pris dans son sens le plus large. Salammbô est mentalement aliénée mais son père est parfaitement sain d’esprit ; le père Rouault est bien plus sensé que sa fille ; le père et la mère Bovary sont bien moins niais que leur fils ; les parents de Sénécal ne sont pas des meurtriers ; le goût de carnage de Saint-Julien l’Hospitalier n’est ni héréditaire, ni inné : il est provoqué et acquis, c’est-à-dire « reçu » ou « instruit ».

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La fonction ultime de l’instruction et de l’éducation est de préparer les êtres à la vie. Dans cette préparation la formation morale est capitale car, avec son cortège de malheurs, d’échecs, de revers de fortune, la vie est une dure nécessité. Les Stoïciens s’endurcissaient contre la souffrance ; Montaigne apprivoisait l’idée de la mort ; Butor suggère que les jeunes mariés devraient concerter… leur divorce ou leur séparation. Dans le sillage des Stoïciens, Flaubert pense qu’on doit fortifier l’âme de l’élève en lui faisant anticiper le malheur : « Je me prépare bien à l’infortune, mais pas au bonheur » (C, I, 375). Cette attitude lui est dictée par la conviction que de toutes les expériences pénibles de la vie, la désillusion est la plus cruelle. Si l’on pouvait prévenir la déception, le désenchantement, en tuant l’illusion, ou mieux encore, en empêchant celle-ci de prendre racine dans l’esprit des jeunes, alors les hommes seraient plus sages et moins malheureux. Dans un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve, où les aspirations les plus nobles et les plus pures ne seront jamais réalisées, l’honnête mentor est celui qui enseigne la vérité et rien que la vérité. Flaubert ne nie pas ce qu’il y a de beau dans la nature humaine et dans l’existence ; toutefois, il pense que c’est tromper les enfants que de leur faire miroiter le seul côté poétique et positif des choses et des gens : « Ne montrer aux petits .que le doux et le bon de la vie […]. Tel n’est pas mon avis. Car il doit se produire alors dans leur cœur obscur quelque chose d’affreux, un désenchantement infini » (C, VI, 12). S’il est une leçon qui se dégage de l’ensemble de l’œuvre de Flaubert c’est bien celle de la nécessité de l’adaptation au joug de la vie. Cela ne signifie pas que l’homme doive se départir de sa dignité, mais qu’il comprenne que faute de pouvoir modeler sa destinée sur son idéal, il doit régler son idéal à la mesure de sa destinée : c’est ce que fait la noble servante au cœur simple. L’éducation morale d’un être est parachevée, selon Flaubert, lorsqu’il a appris « une bonne fois pour toutes qu’il ne faut pas demander des oranges aux pommiers, du soleil à la France, de l’amour à la femme, du bonheur à la vie » (C, I, 98). Celui qui admet cela sera sauvé ; celui qui rejette la réalité est voué à l’échec, à la folie et à la mort prématurée (cf. Emma, Salammbô, Dussardier). Victor Brombert a raison d’écrire que la mort et la destruction sont le prix qu’il faut payer pour les rêves impossibles (2). Avant lui, Paul Bourget avait expliqué que le mal flaubertien naît du décalage existant entre l’idéal propre à chacun de ses héros et la

réalité décevante. Ce désenchantement, Flaubert lui-même l’exprime par la voix du héros des Mémoires d’un fou : « Avoir rêvé le ciel », gémit-il, « et tomber dans la boue. Qui me rendra maintenant toutes  les choses que j’ai perdues, ma virginité, mes rêves, mes illusions » (O, II, 477). Le mal flaubertien prend donc source dans l’illusion. En guise d’épigraphe à l’œuvre de Flaubert nous aimerions proposer le suivant : « Au commencement était l’illusion… »

Mais l’illusion elle-même se fonde sur la crédulité. L’homme est un terrain fertile à la crédulité et à l’illusion parce qu’il est dans sa nature de croire tout ce qui plaît à son imagination et tout ce qui flatte sa vanité. De là, provient le succès durable de tous les mythes créateurs d’euphorie, de toutes les « doctrines consolantes », de toutes les « utopies généreuses ». Les religions qui promettent à l’homme l’immortalité et la félicité éternelle fascinent et captivent son imagination, de même que les philosophies transcendantes. Le légendaire, le fabuleux, le merveilleux, le superstitieux plaisent à l’esprit de l’homme parce qu’ils accréditent l’impossible. Et la crédulité augmente directement en proportion de la beauté de l’illusion qu’on propose car plus celle-ci est impossible plus elle semble belle et plus on veut y croire. C’est pourquoi l’illusion et la crédulité dureront aussi longtemps que l’humanité ; et Flaubert affirme irrévérencieusement : « Quand le peuple ne croira plus à l’Immaculée Conception, il croira aux tables tournantes » (C, V, 197). Malgré tout, la meilleure forme d’instruction serait celle qui s’attaquerait directement à la crédulité puisque, selon Flaubert, c’est à partir de la crédulité que prolifèrent les idées reçues, les fausses valeurs et les valeurs non existantes.

L’homme est un roseau pensant ; si son humanité réside dans sa faculté de penser, il perd la première en ne faisant pas usage de la seconde. Le cogito de Flaubert passe par le doute car l’homme qui ne doute pas ne pense pas : cela, Flaubert l’a appris à ses dépens. A une époque où le petit Gustave était crédule, le Dr Achille-Cléophas l’envoya un jour « voir ailleurs s’il y était » ; Gustave qui avait foi en son père exécuta l’ordre sous le regard hilare des témoins. Mais Flaubert n’a pu manquer de dégager la morale de l’incident : s’il avait pensé, il n’aurait pas cru son père. Beaucoup plus tard Flaubert écrit qu’on est toujours « trompé », « dupé ». Les choses étant ce qu’elles sont, il faut, pour mettre l’individu à l’abri de la tromperie continuelle, développer en lui ce qu’il appelle « l’esprit critique ». Celui-ci est mi-pyrrhonisme  généralisé, mi-dialectique serrée : il faut avoir l’esprit sceptique et ensuite à chaque thèse opposer son antithèse. Mais « l’esprit critique » ne peut germer dans un terrain où les idées reçues poussent dru. Quand le cerveau est pour ainsi dire saturé de préjugés, il rejette toute idée nouvelle, toute pensée véritable. Pour que la noèse se fasse, il est nécessaire d’empêcher l’implantation d’idées faites, ou le cas échéant, de les déraciner. La difficulté est grande car les agents d’enseignement sont eux-mêmes remplis d’idées reçues et fausses ; ils les propagent au lieu de les exterminer. Pour que l’esprit critique prenne librement son essor, il faudrait détruire, dit Flaubert, le respect quasi-religieux que les gens ont pour tout ce qui est imprimé, c’est-à-dire pour tout ce qui est professé. Un livre écrit dans les meilleures intentions n’est jamais que le fruit des cogitations d’un homme faillible ; dans les pires, c’est un instrument de propagande destiné à tromper les naïfs pour mieux les exploiter.

Au niveau des méthodes pédagogiques Flaubert est l’ennemi, on s’en doute, de tout procédé qui relève du bourrage de crâne. Quelle que soit la matière enseignée, il pense qu’apprendre devrait être comprendre. Et comprendre, c’est saisir logiquement, appréhender les faits. Il ne veut d’enseignement abstrait ou tout au moins d’enseignement qui ne passe pas d’abord par la démonstration probante. Ses idées s’apparentent à celles de Montaigne et de Rousseau. Toutes les fois qu’il est possible, l’instructeur doit avoir recours à la démonstration vivante ; l’observation de visu, les travaux pratiques frappent l’esprit d’un élève mieux qu’une leçon théorique dans une salle d’études. Pour enseigner la géographie à sa petite-nièce, Flaubert conseille à Caroline de verser un seau d’eau sur un monticule de terre, dans le jardin, et de lui expliquer les phénomènes qui s’opèrent sur la croûte terrestre à partir des faits que la petite fille peut observer elle-même. La méthode directe est d’autant plus souhaitable que l’élève est jeune ; mais elle n’est pas exclue pour les adultes. L’expérience faite par soi-même, l’information obtenue à la source valent mieux que la théorie livresque : « Mais tous les livres ne valent pas une expérience » (O, II, 780), affirment Bouvard et Pécuchet. Leur réflexion est d’autant plus juste que, en l’occurrence, ils recherchent un détail précis qu’ils n’ont pu trouver ni dans Buffon ni dans aucun manuel de zoologie à leur disposition. N’ayant pu satisfaire l’objet de leur curiosité dans les livres, les deux amis se rendent sur les lieux, là où ils pourront s’enquérir auprès des personnes bien informées : « Ils entraient dans les cours et demandaient aux laboureurs s’ils avaient vu des taureaux se joindre à des juments, les cochons rechercher les vaches, et les mâles des perdrix commettre entre eux des turpitudes. Jamais de la vie ! » (O, II, 780-1)  Flaubert se divertit sans doute de la curiosité inattendue de ses deux bonshommes, mais il n’incrimine pas leur procédé pédagogique. Au contraire : après quelques investigations de ce genre et quelques expériences concrètes, Bouvard et Pécuchet se déniaisent considérablement ; il en est de même de Frédéric dans L’Education. En fait, et c’est là une manière indirecte de dénoncer la carence des maîtres et des institutions, l’éducation pratique et personnelle est le seul mode d’instruction valable dans les romans de Flaubert. Comme on l’a vu précédemment, les personnages les plus lucides et les plus habiles de sa comédie humaine sont toujours ceux qui ont appris à vivre au fil de l’expérience. La servante au cœur simple — à l’opposé d’Emma — ne se laisse pas séduire par les paroles mensongères des hommes parce que « elle n’était pas innocente à la manière des demoiselles — les animaux l’avaient instruite » (O, II, 594). Du premier amant d’Emma, Flaubert écrit : « M. Rodolphe Boulanger était d’intelligence perspicace, ayant d’ailleurs beaucoup fréquenté les femmes et s’y connaissant bien… » (O, I, 410). Mais Rodolphe aurait-il si brillamment parachevé son éducation sentimentale s’il avait reçu la même éducation qu’Emma, dans les mêmes circonstances ? Flaubert ne laisse aucun doute à ce sujet : l’intelligence de Rodolphe découle de son expérience vécue ; la phrase juste citée compose une sorte de syllogisme inversé. Il est évident que pour, Flaubert l’instruction abstraite — livresque ou scolaire — fait obstacle à la perception objective des faits ; elle empêche l’individu de retirer le profit intellectuel et moral que chaque expérience devrait offrir. C’est pourquoi l’analphabète Félicité apprend les leçons de la vie après une seule expérience fâcheuse, tandis que des lettrés répètent leurs erreurs. Emma, par exemple, se raccroche à ses illusions, tant les mythes de passion, d’ivresse et de félicité sont imprimés au fond de sa cervelle ; en arrivant à Yonville, elle ne peut se résigner à son lot et elle espère que sa destinée changera parce que, écrit l’auteur, « elle ne croyait pas que les choses puissent se représenter les mêmes à des places différentes, et, puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait meilleur » (O, I, 369). Quant à Frédéric — celui qui avait rêvé l’amour — et à Deslauriers — celui qui avait rêvé le pouvoir — c’est au prix d’une vie gâchée qu’ils commencent à soupçonner qu’ils poursuivaient des rêves, des chimères.

Selon Schopenhauer l’homme est un animal tragique parce qu’il n’a pas conservé assez d’instinct pour agir avec sécurité et n’a pas assez de raison pour assumer la tâche de l’instinct. Flaubert, qui prise et le bon instinct et la raison, pense que l’éducation idéale serait celle qui développerait ces deux facultés. Or, il lui semble que dans les institutions de son temps on fait exactement le contraire : on atrophie et l’instinct et la faculté de raisonner. Ce n’est pas développer les aptitudes mentales des étudiants que de leur inculquer des notions abstraites au-dessus de leur entendement. Laisser les jeunes, voire obliger les jeunes, à apprendre par cœur des théories, des doctrines ou des dogmes qui passent leur compréhension, c’est en faire des perroquets, des singes savants, des androïdes, mais non des êtres pensants. Le bourrage de crâne, le lavage de cerveau ne sont pas des méthodes dignes de l’élève doué de raison. Ce mode d’instruction est déplorable et doublement « tragique » parce que celui qui y est exposé n’apprend rien de valable et y perd en même temps son bon instinct naturel. Le réflexe conditionné se substitue en effet au réflexe naturel, et l’individu perd son entité, son humanité. Ainsi, après quelques mois à la faculté de médecine, Charles Bovary tient davantage du bœuf et du cheval que de l’homo sapiens parce qu’ « il accomplissait sa tâche quotidienne à la manière du cheval qui tourne en place les yeux bandés, ignorant de la besogne qu’il broie » (O, I, 299). Pour décrocher le diplôme convoité, Charles apprend par cœur un nombre déterminé de questions, chacune avec sa réponse toute faite, si bien qu’en sortant de la faculté sa cervelle n’est plus l’organe de sa pensée, mais une sorte de bande magnétique qui a enregistré plus ou moins bien — car l’homme-machine est toujours inférieur à la machine — un programme donné. De même, les enfants de Yonville « enregistrent » le catéchisme : « Qu’est-ce qu’un chrétien » demande inlassablement l’abbé Bournisien, et, selon la meilleure tradition scolastique, les enfants répètent mécaniquement et en chœur : « C’est celui qui a été baptisé… baptisé… baptisé ». (O, 1, 395). L’abbé lui-même a été conditionné ; on l’a « programmé » au séminaire pour les quelques circonstances auxquelles un prêtre est normalement exposé durant sa carrière. Lorsqu’il s’opère, le stimulus déclenche la réaction appropriée. Ainsi, lorsqu’un paroissien qui a besoin de secours spirituel se présente à lui, Bournisien invariablement gonfle la poitrine, ricane sottement et se déclare le médecin des âmes. Qu’une révolution ait lieu : le prêtre accourt sur la place publique avec un discours de circonstance ; c’est ce que fait l’abbé Jeufroy lors de la révolution de 1848 : « L’allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même circonstance » (O, II, 846). A l’école de pharmacie, Homais a été discipliné à faire des analyses chimiques ; alors, dans toute situation grave, il analyse… sans savoir pourquoi ! Pendant que Mme Bovary meurt, il analyse, au lieu de lui faire vomir, ce qu’il sait être de l’arsenic ! Dans L’Éducation sentimentale, les automatismes des personnages sont différents dans la mesure où ceux-ci ont subi un conditionnement différent, mais le mécanisme reste le même. Une allusion à la politique, aux institutions, aux gouvernants déclenche un torrent de balivernes de la part de ceux qui ont subi l’imprégnation socialiste. A vrai dire, aucun des personnages instruits de l’œuvre de Flaubert n’est exempt d’automatismes et de maniérismes. Flaubert n’épargne pas les aristocrates comme Cisy ou Faverges. Mais ce sont les automatismes des Compain, Regimbart et autres membres du « Club de l’Intelligence » qui sont les plus pitoyables. Flaubert nous en donne un exemple spectaculaire dans la scène où, au cours d’une réunion, trois cents androïdes, trois cents pantins qu’on actionne comme par ressorts, sont pris d’hystérie collective. Il a suffi que Compain prononce l’une des formules rituelles : « la tête de veau » ; alors, comme si quelque apprenti-sorcier avait mis en marche une machine infernale, « trois cents rires éclatèrent d’un seul coup. Le plafond trembla. Devant toutes ces faces bouleversées par la joie […] ce fut un paroxysme, un délire. On se pressait les côtes. Quelques-uns même tombaient par terre sous les bancs… » (O, II, 336-7).

L’instruction qui n’est pas dispensée dans un « esprit critique » conditionne l’esprit ; elle mutile l’homme, l’abêtit, l’abrutit. Dans le cas de Pellerin, au moins, elle stérilise l’imagination, entrave le libre exercice de ses talents et… l’émascule. A cinquante ans passés, en effet, l’homme « qui vivait sans maîtresse » n’a encore produit que des ébauches : au lieu d’exercer son pinceau, l’aspirant-peintre s’abîme dans la philosophie de l’art. Il lit des ouvrages de théorie de la peinture et se perd dans « les mille niaiseries » contradictoires des spécialistes de l’esthétique. En outre, Pellerin est membre du « Club de l’Intelligence », ce qui sous-entend qu’il s’occupe de politique et qu’il disperse son énergie au lieu de suivre « la ligne droite ». Il n’est guère étonnant alors que l’éternel aspirant-peintre soit un raté, un désaxé, un apôtre de la haine.

Lorsqu’elle entra chez les Ursulines de Rouen, Emma Rouault avait l’esprit éveillé : elle arrivait de la campagne, ce qui, chez Flaubert, est toujours un indice, sinon un certificat, de bon sens. Pour que nul n’en ignore, l’auteur suggère ainsi la vivacité mentale d’Emma : « Elle comprenait bien le catéchisme, et c’est elle qui répondait toujours à M. le Vicaire dans les questions difficiles » (O, I, 323). Mais cette remarque est perfide ou tout au moins elle a plus d’un sens, car à trop bien apprendre le catéchisme, d’après Flaubert, on perd le sens logique. Quoi qu’il en soit, Emma change rapidement et l’auteur explique sa métamorphose en enchaînant ainsi : « Vivant donc sans jamais sortir de la tiède atmosphère des classes et parmi ces femmes au teint blanc portant des chapelets à croix de cuivre, elle s’assoupit doucement à la langueur mystique qui s’exhale des parfums de l’autel, de la fraîcheur des bénitiers et du rayonnement des cierges » (O, I, 323). Les effluves capiteux de l’encens, le scintillement et l’odeur des cierges ont un effet soporifique ; bref, les exercices religieux amollissent tout son être et endorment son esprit. Mais le mal d’Emma, comme celui de Pellerin, a deux sources distinctes. On sait qu’elle dévore en cachette des romans galants que la lingère perverse —protégée par l’évêché ! — lui passe subrepticement. L’âme d’Emma est donc enivrée d’abstractions à la fois amoureuses et religieuses qu’elle confond ensemble : le bovarysme est bien, comme le définit V. Brombert, un érotisme métaphysique. A sa sortie du couvent, Emma a perdu contact avec la vie réelle : elle souffre de psychasthénie. Trop longtemps abandonnée à ses mirages, à ses rêves, à ses fantasmes mystico-amoureux, elle n’est plus capable de voir les êtres et les choses tels qu’ils sont. Sa perception est faussée au point que le sucre de la Vaubyessard lui paraîtra plus blanc. Son aveuglement est tel qu’elle n’avait pas vu que Charles n’était pas l’Adonis romantique qu’elle croyait épouser. Plus tard, elle s’engagera dans la voie adultère sans prévoir que son action pourrait avoir, des conséquences quelconques : « L’amour l’avait enivrée d’abord ; elle n’avait songé à rien au-delà » (O, I, 442).

L’instruction peut avoir des suites plus graves. L’auteur de la Tentation de Saint Antoine croit que certaines études poussées trop loin peuvent mener à la folie. Balzac avait déjà soulevé cette hypothèse dans Louis Lambert, que Flaubert a lu ; mais notre auteur possède encore une fois une confirmation empirique sur laquelle fonder sa croyance. En 1846, il écrit à Louise Colet : « Les études que j’ai faites sur le brahmanisme n’ont pas été loin de me rendre fou » (C. I, 310). L’étude des écritures sacrées et des sciences divines peut engendrer le délire, l’hallucination et l’aliénation mentale. A part Bournisien et Jeufroy — qui sont trop ignorants pour être déments ! — les personnages les plus insensés de son œuvre sont les spécialistes ès-disciplines religieuses : prêtres, pontifes, théologiens et saints. Dans Salammbô, les prêtres brûlent les cheveux des cadavres… pour tourmenter leur âme ; ils tressent les crinières des chevaux morts d’Eschmoun parce que. écrit Flaubert. « ils signifiaient par leur existence le mouvement du soleil, l’idée du feu sous la forme la plus haute » (O. I. 928). Salammbô est aussi folle que Schahabarim : aux dires mêmes de l’auteur, c’est « une maniaque, une espèce de sainte Thérèse qui demeure clouée par l’idée fixe » (C, V, 58). Dans Hérodias, chaque adepte d’une secte religieuse raille les croyances des membres des autres sectes sans se rendre compte que ses propres croyances ne sont pas moins singulières Quant à saint Antoine, il délire d’un bout à l’autre de la « sotie » dont le sous-titre pourrait être, c’est Flaubert qui l’écrit, « le comble de l’insanité ».

Mais qu’importeraient la stupidité et la folie des hommes, si elles étaient aussi douces et aimantes que celles de Dussardier ! Malheureusement la même instruction qui rend sot et dément, rend souvent malfaisant, voire criminel. Homais serait-il si vaniteux dans ses aspirations, si astucieux dans ses ruses, si pervers dans ses persécutions s’il n’avait aucune instruction ? Les Deslauriers, Sénécal, Petit et leurs semblables seraient-ils aussi envieux, bilieux, sadiques et fanatiques s’ils n’avaient été excités à l’être ? Le sot le plus « naturel » de la collection flaubertienne eût peut-être été sot même s’il n’était jamais allé à l’école, mais sans diplôme il eût été un sot inoffensif, avec un diplôme il est devenu un criminel patenté ! Charles Bovary, en effet, est responsable de la mort de ses deux épouses ; dans les deux cas, il n’a su leur prodiguer des soins appropriés : « Ah ! mon Dieu » exhala Héloïse. Elle s’évanouit, elle était morte ! Quel étonnement ! » (O, 1, 309). Héloïse avait pourtant fait part à son époux des symptômes de sa maladie : « Elle se plaignait sans cesse de ses nerfs, de sa poitrine, de ses humeurs » (O, I, 301).

Flaubert ne révèle pas au lecteur le nombre de patients que Charles laisse périr par incurie ou assassine à coups de phlébotomies ; il nous laisse entendre cependant que les affaires du fossoyeur sont prospères ! Homais, qui joue volontiers les médecins, est aussi criminel que son voisin. Sans son insistance auprès de Charles, Hippolyte eût conservé sa jambe et évité des souffrances atroces. Homais est aussi responsable de la mort d’Emma, et doublement, puisque non seulement il aurait pu la sauver après son empoisonnement, mais c’est à cause de son indiscrétion verbeuse qu’elle a pu se procurer l’arsenic, chez lui. Il est impossible de faire un décompte des morts prématurées et de déterminer la responsabilité de chacun des personnages dans Salammbô. Il est certain cependant que les prêtres de Moloch décrètent des holocaustes avec une ferveur semblable à celle d’Homais effectuant des analyses ! On ne peut attribuer une cause scientifique à la mort de Salammbô ; mais l’élève de Schahabarim meurt-elle, comme l’écrit malicieusement Flaubert : « Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit » (O, I, 994), ou bien meurt-elle pour avoir cru trop naïvement les enseignements de son maître-à-penser ? « La certitude que Schahabarim exprimait la volonté des dieux s’établit alors dans sa conscience » (O, I, 875). « Ses tempes bourdonnaient, elle voyait tourner des cercles de feu, et, dans sa stupeur, ne comprenait plus qu’une chose, c’est que certainement elle allait bientôt mourir » (O, I, 874).

La galerie des criminels flaubertiens comprend encore les quatre médecins qui saignent Victor à blanc (Cœur Simple), Salomé, Sénécal et Saint-Julien-l’Hospitalier. Mais pour aussi répréhensibles que soient tous ces personnages, ils ont droit à un peu de commisération parce qu’ils sont victimes des mauvais génies qui les ont inspirés : le criminel flaubertien est toujours déterminé par des circonstances et des influences. Saint-Julien, par exemple, avait eu la sagesse méritoire de renoncer de son propre chef au maniement des armes et aux sports meurtriers. Son intuition l’avait averti que sa volupté sanguinaire était mauvaise. Mais le jeune homme n’est pas absolument libre de ses actions. Son père lui offre des instruments meurtriers. Son gouverneur le somme de se conformer aux us et coutumes de son rang : « Enfin, le vieux moine, au nom de Dieu, de l’honneur et de ses ancêtres, lui commande de reprendre ses exercices de gentilhomme » (O, II, 633). A contrecœur, le jeune seigneur, bien discipliné, obéit à son précepteur. Et, au retour d’une partie de chasse, « au nom de Dieu, de l’honneur et de ses ancêtres », semble dire Flaubert, Saint-Julien-l’Hospitalier trucide… et son père et sa mère !

Science sans conscience n’est que ruine de l’âme, disait le curé de Meudon ; le maître de Croisset semble ajouter que la conscience sans la science est la ruine de l’humanité. Car ni le gouverneur de Saint-Julien, ni Schahabarim ne manquent de conscience selon la terminologie rabelaisienne du mot. Les bons enseignants devraient, on le voit, posséder et la science — connaissance intellectuelle — et la conscience — honnêteté. Mais les éducateurs de la comédie humaine de Flaubert ne possèdent, le plus souvent, ni l’une, ni l’autre.

Une lecture attentive des romans de Flaubert permet souvent de retracer le mal des héros jusqu’à sa source et de retrouver les influences maléfiques. Il suffit de détecter les fréquentations, les lectures et les maîtres-à-penser d’un individu pour savoir qui il est. Nous avons déjà signalé l’influence délétère que Deslauriers exerce sur Dussardier ; mais le mal des héros flaubertiens a généralement une double origine. Une inspection du cabinet de lecture d’un personnage flaubertien est toujours une enquête fructueuse et révélatrice. L’auteur de L’Education nous informe que, au moment où il fait connaissance de ses futurs amis, Dussardier ne possède que deux livres : Crimes des rois et Mystère du Vatican.  C’est un commencement prometteur ! Un peu plus tard, et sous l’influence mésologique sans doute, Dussardier a augmenté sa collection : « Une petite bibliothèque en acajou contenait les Fables de Lachambeaudie, les Mystères de Paris, le Napoléon de Norvins — et, au milieu de l’alcôve, souriait, dans un cadre de palissandre, le visage de Béranger ») ! (O, II, 293). Mystères obscurs, fables sociales, romans humanitaires et utopiques, ouvrages démagogiques : voilà les liqueurs spirituelles dont le naïf Dussardier s’abreuve et s’enivre. Sa foi inébranlable dans le paradis républicain s’explique donc. Son exaltation fiévreuse de 1848, son discours simpliste prennent, à la lumière de ses lectures, tout leur sens : « La République est proclamée ! » halète-t-il tant il est époumoné de joie, « on sera heureux maintenant !… Plus de rois, comprenez-vous ! Toute la terre libre ! Toute la terre libre » (O, II, 323) ! On ne sait au juste quelle liberté et quel bonheur concrets la IIe République apporte à Dussardier ; en fait, trois ans plus tard il est un peu désenchanté. Toutefois son credo politique est si bien ancré en lui qu’il maintient son équation : la République, c’est le bonheur absolu. Donc, lors du coup d’Etat, en 1851, il crie encore à gorge déployée : « Vive la République ». Hélas, le moment était inopportun ; la destinée avait placé sur son chemin un homme-ressort qui était depuis peu à la solde des farces de l’ordre. Sénécal dégaine son épée, et sans même regarder qui il frappe, il foudroie celui qui avait rêvé bonheur et République.

Mais le réflexe meurtrier de Sénécal n’est pas fortuit. Sa rage homicide lui a été inculquée, transmise. Au fond, Sénécal est un bon élève ! Son professeur ? Un ancien disciple de Chalier, lequel était, en 1793, un montagnard zélé. Son idole ? Un anarchiste militant du nom d’Alibaud, lequel tenta, en 1836, d’assassiner Louis-Philippe. Son évangile ? «  II avait annoté le Contrat Social. Il se bourrait de la Revue indépendante. Il connaissait Mably, Morelly, Fourrier, Saint-Simon, Comte, Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes » (O, II, 167). Et tous les soirs, comme un prêtre lisant son bréviaire, il retrempe son âme aux sources pures du socialisme. Ces lectures, explique Flaubert, justifient ses rêves en avivant toujours davantage « sa haine essentielle de toute distinction ou supériorité aristocratique » (O, II, 167. Est-il surprenant alors que Sénécal recherche passionnément toute occasion où il peut concrétiser ses sentiments ? Il s’était battu dans l’affaire de mai 1839 ; il avait été prévenu d’attentat politique en 1848, il était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires (cf. O, II, 263), avant d’assassiner, en 1851, le bon Dussardier, son ami, son frère en idéologie politique !

Deslauriers est plus éclectique que Sénécal et Dussardier. Il s’était d’abord passionné pour la métaphysique. Puis se rendant compte que la philosophie ne servirait pas rapidement ses ambitions de richesse et de domination, il avait reporté son ardeur intellectuelle sur l’économie sociale de la Révolution. De fil en aiguille il s’était trouvé deux idoles — Mirabeau et Desmoulins — dont insensiblement il s’était mis à calquer le style, les poses et les ambitions politiques. L’avocaillon rêvant « des lauriers » s’imagine déjà dominant le peuple et l’entraînant aux accents lyriques de sa belle rhétorique. Mais le « futur Mirabeau » n’est au demeurant qu’un parasite social, un faux apôtre, et un bavard impénitent qui trahit lui-même par ses sots discours, son hypocrisie et son sadisme. Comme « le rhinocéros qui piétine dans sa fiente », il exhibe sa stupidité méchante et se repaît dedans : « Ah ! c’était plus beau quand Camille Desmoulins, debout, là-bas sur une, table, poussait le peuple à la Bastille. On vivait dans ce temps-là, on pouvait s’affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des généraux, des va-nu-pieds battaient les rois… » (O. II, 143).

Flaubert ne dit pas quels sont les maîtres littéraires de Frédéric : sans doute n’a-t-il pas voulu répéter dans L’Éducation le chapitre I, vie de Madame Bovary. Mais il n’est pas besoin d’être devin pour imaginer quelle sorte d’influence a subie celui qui rêvait d’« Hâmour » ! En revanche. Flaubert signale l’influence politique que Deslauriers exerce sur Frédéric. Lorsqu’il se présente aux élections, l’auteur commente ainsi son action absurde : « Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence universelle » (O, II. 330). A vrai dire, la démence dont est atteint Frédéric n’est pas « universelle » ; elle provient en ligne directe de Deslauriers, car, peut-on vivre impunément avec un « aspirant-Mirabeau » ? Mimétisme, homochromie, ou « rhinocérite ». Frédéric subit l’influence mésologique. Sa plate-forme électorale qui effraie M. Dambreuse, a de quoi étonner les naïfs ; elle n’étonne pas les déterministes. Flaubert l’écrit explicitement : le programme de Frédéric n’est autre que… celui de Deslauriers : « Frédéric invoqua le droit de résistance : et se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers, il cita… » (O. II, 271).

L’influence s’exerce généralement du plus fort au plus faible, du plus âgé au plus jeune et il faut bien le dire, du plus bête au moins bête. C’est du moins l’opinion de Flaubert qui écrit à Tourgueneff : « La bêtise générale influe sur les individus ; chacun se range peu à peu au niveau de tous » (C. III, 219). Il s’ensuit que chaque individu est alternativement victime de l’influence des autres et mauvais génie. A son tour, Frédéric sera le mauvais ange gardien de Louise Roque. Un jour qu’il lui avait lu Macbeth, la jeune fille, au cours de la nuit suivante, se réveilla en transes ; le médecin appelé en consultation interdit toute lecture. La littérature forte peut provoquer des transes, des hallucinations et déranger l’équilibre mental de certains lecteurs. Il est vrai que, d’après Flaubert, les œuvres romanesques et moins barbares ne conviennent pas davantage que Shakespeare aux âmes trop ingénues. Le disciple de Cervantès pense qu’il est des fictions qui détraquent l’esprit et que la littérature « fausse » fait beaucoup de mal. C’est à la coupable George Sand qu’il dénonce les méfaits de la littérature romantique : « Les romantiques auront de beaux comptes à rendre avec leur sentimentalité immorale […] Le repentir est bien, mais ne pas faire de mal est mieux » (C. III, 296). Lorsque Louise abandonne son époux Deslauriers pour s’enfuir avec un chanteur, elle a succombé, semble-t-il, à une fascination romanesque ; son action rappelle la tentation qu’avait éprouvée Emma, à l’Opéra de Rouen, lorsque celle-ci avait rêvé de s’enfuir dans les bras du ténor Lagardy. Louise, avait-elle lu, et mal lu, Madame Bovary ? On sait, en tout cas, que Frédéric lui, a lu Atala, Cinq-Mars, les Feuilles d’Automne et qu’il avait commencé par les Annales Romantiques : ce dernier ouvrage, à lui seul, permet peut-être d’expliquer le comportement de Louise, cette petite sœur d’Emma.

Schahabarim, l’auteur de la folie de Salammbô, est aussi, et malgré lui. victime et bourreau. Il a reçu un enseignement conditionné. En outre, il a été incorporé dans un ordre à un âge où il ne pouvait comprendre toutes les implications de sa future situation. Eunuque en dépit de lui-même, semble-t-il, il souffre de sa condition. Trop tard ! « II accusait secrètement la Rabbet de l’infortune de sa vie. N’était-ce pas pour elle qu’autrefois le grand pontife, s’avançant dans le tumulte des cymbales, lui avait pris sous une patère d’eau bouillante sa virilité future ? Et il suivait d’un œil mélancolique les hommes qui se perdaient avec les prêtresses au fond des térébinthes » (O, II, 871-2).

Saint Antoine a eu Didyme pour maître : mais son drame cérébral a une deuxième cause déterminante : la Bible. Dès le premier paragraphe de l’ouvrage, Flaubert décrit l’antre de l’ermite et désigne l’objet coupable : « On distingue dans l’intérieur une cruche avec un pain noir ; au milieu, sur une stèle de bois, un gros livre… » (O, I, 25). Les visions de saint Antoine sont des transpositions d’épisodes qu’il a lus dans le « gros livre », de même que les hallucinations de Louise étaient des transpositions de passages de Macbeth.

Les auteurs des nombreux livres que Bouvard et Pécuchet lisent sont en partie responsables des mésaventures des deux bonhommes.

Il est à remarquer cependant que les livres qui arrivent dans leur résidence normande ne pleuvent pas du ciel comme par enchantement. Les deux amis sont victimes d’un diable qui se nomme Dumouchel. Le professeur Dumouchel n’est-il pas en effet leur grand tentateur, celui qui les a induits à tous les péchés intellectuels ? Il les avait séduits, alors qu’ils demeuraient encore à Paris, en leur offrant des billets pour assister à une séance de l’Académie : les deux naïfs avaient croqué la pomme ! Alors, le démon leur avait prêté l’un après l’autre toutes sortes d’ouvrages. Puis, lorsque Bouvard et Pécuchet avaient quitté Paris, il leur avait proposé « de les tenir au courant ». Les amis avaient accepté avec reconnaissance : c’est ainsi qu’ils étaient devenus insensiblement les créatures de Dumouchel. Arrivés à la campagne, ils se tournent incessamment vers le maître de leur âme… et l’auteur de leurs déboires. Périodiquement, ils écrivent au professeur pour solliciter de nouveaux manuels, si bien qu’on pourrait retitrer le roman de Flaubert : « Les avatars de Bouvard et Pécuchet téléguidés par l’illustre professeur Dumouchel » !

L’instituteur Petit, qui rend l’Etat responsable de sa crasse, n’est pas très bien fixé quant à la valeur des mots. A-t-il mal « enregistré » ses slogans ? En tout cas, il veut « démocratiser le capital » et « affranchir la matière ». Mais qu’importent les mots quand on a une foi ! Comme Sénécal, Petit a son sanctuaire où il se recueille chaque jour ; il y recharge ses batteries afin d’accumuler l’énergie nécessaire à la poursuite de sa mission. Son dieu ? Maximilien Robespierre. Ses saints ? Les orateurs de la Gauche (noter le G majuscule). Sa bible ? Les journaux de la même Gauche : « Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraits lithographiés des orateurs de la Gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau de sapin. On avait, pour s’asseoir, une chaise, un tabouret et une vieille caisse à savon : il affectait d’en rire. Mais la misère plaquait ses joues, et ses tempes étroites dénotaient un entêtement de bélier, un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait. « Voilà d’ailleurs ce qui me soutient ». C’était un amas de journaux, sur une planche, et il exposa en paroles fiévreuses, les articles de sa foi : désarmement des troupes, abolition de la magistrature, égalité des salaires, niveau moyen par lequel on obtiendrait l’âge d’or, sous la forme d’une République, avec un dictateur à la tête, un gaillard, pour vous mener ça rondement. Puis il atteignit une bouteille d’anisette et trois verres, afin de porter un toast au héros, à l’immortelle victime, au grand Maximilien » (O, II, 859).

***

 

Dans ses romans, Flaubert illustre indirectement les ravages qu’une mauvaise instruction peut causer. Dans Madame Bovary et dans L’Education, il montre le fait au niveau des individus. Dans Salammbô et plus encore dans sa correspondance privée, il établit un rapport direct entre l’éducation qu’un peuple a reçue et les catastrophes nationales. Flaubert a vécu à une époque politiquement mouvementée : changements de régimes, de dynasties, guerres, révolutions, coups d’Etat se sont succédé à un rythme accéléré. La défaite de la France en 1870, l’occupation allemande et la Commune l’humilient et le désespèrent. Il s’interroge sur les causes de la tragédie et trouve que l’inintelligence de ses compatriotes est à la base des malheurs publics : « La France succombe sous son immense bêtise », écrit-il en 1871, « je crois à une maladie irrémédiable » (C. S., II, 259). La Commune met le comble à son indignation ; la « charognerie moderne » (expression de Théophile Gautier) lui donne honte d’être homme : « J’en veux à mon époque de m’avoir donné les sentiments d’une brute du XIIe siècle » (C, VI, 201). Il accuse la mentalité des gens qui provoquent des actions bestiales et démentes, et dénonce la veulerie mentale des séides qui se laissent entraîner à des agissements répugnants : « Dans Paris plus lamentable que ses ruines, c’est l’état mental de ses habitants… on navigue entre le crétinisme et la folie furieuse » (C. S.,II, 272). Et encore : « La démence, la stupidité, le gâtisme, l’abjection du peuple « le plus spirituel de l’univers » dépasse (sic) tous les rêves » (C, VI, 258).

Mais le crétinisme et l’abjection dont parle Flaubert, le fanatisme politique et religieux, la rage meurtrière, ne sont pas des effets du hasard. Pour Flaubert, comme pour tous les philosophes déterministes, le vice et la vertu, le crétinisme et l’abjection sont des produits comme le vitriol et le sucre. Les romans de Flaubert montrent comment l’ignorance et le goût de la violence sont cultivés par certains agents d’enseignement. Et Flaubert attribue, on ne peut plus explicitement, au système d’éducation française, la défaite aux mains des Prussiens et l’abominable Commune. Dans une lettre à George Sand, datée du 4 octobre 1871, il évalue ainsi les effets de l’instruction publique : « Les trois degrés de l’instruction ont donné leurs preuves depuis un an : 1° l’instruction supérieure a fait vaincre la Prusse ; 2° l’instruction secondaire bourgeoise a produit les hommes du 4 Septembre ; 3° l’instruction primaire nous a donné la Commune » (C, VI, 287). Ce n’est pas sans motif aucun, on le voit, que Flaubert pourfend les Vatnaz, les Sénécal, et les Petit de ses sarcasmes.

Vu la mentalité que Flaubert prête à la plupart de ses enseignants, vu leur débilité mentale et la pauvreté de leurs méthodes pédagogiques, le mal de la France, n’est pas près de régresser. Il voudrait qu’on abolisse la méthode scolastique qui perpétue les concepts irrationnels : « En aura-t-on fini avec la métaphysique creuse et les idées reçues ? Tout le mal vient de notre gigantesque ignorance. Ce qui devrait être étudié est cru sans discussion… Au lieu de regarder on affirme » ! (C, VI, 215). Les institutions religieuses n’ont pas seules, hélas, le monopole des méthodes qui relèvent du bourrage de crâne. La plupart des enseignants qui sont affranchis des croyances religieuses substituent une nouvelle « métaphysique » à l’ancienne. A la trinité chrétienne et à la trinité monarchique ont succédé la trinité républicaine et la catéchisation socialiste. Mais Flaubert ne croit pas plus aux abstractions politiques qu’aux religieuses. La liberté ? « Je nie la liberté individuelle parce que je ne me sens pas libre » (C, I, 319) ; on objectera peut-être que la liberté métaphysique et la liberté politique sont deux choses distinctes et à ne pas confondre ; mais pour Flaubert, l’une n’existe pas plus que  l’autre : est-il libre par exemple d’expulser les Prussiens qui, en 1870-1871, occupent son domaine de Croisset ? L’égalité ? « Le dogme tout nouveau de l’égalité que prône le radicalisme est démenti expérimentalement par la physiologie et par l’histoire » (C, VII, 282). La fraternité ? « Les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se tourmentent ensemble ; voilà tout » (C, III, 210) ; l’exemple le plus concret de « fraternité politique » que Flaubert nous présente c’est… Sénécal assassinant Dussardier ! L’idéal ? C’est un masque légitimant toutes les fausses valeurs et justifiant toutes les mauvaises actions : voyez Emma. L’idéal politique ? Une hypocrisie utile pour cacher les mobiles inavouables des hommes et excuser la haine, la violence et le crime : « Tant de crimes ont été commis par l’idéal politique, qu’il faut s’en tenir pour longtemps à la « gérance des biens » (C, VI, 289). Mais quand bien même les idéalistes seraient sincères et honnêtes, l’instruction qui est à la fois basée sur et orientée vers des valeurs utopiques, creuse le fossé entre le rêve et la réalité au lieu de le combler ; elle provoque le désenchantement qui fera souffrir ; elle augmente le mal au lieu de le réduire.

L’œuvre de Flaubert constitue donc un acte d’accusation contre l’enseignement non « critique », et certains enseignants. Cependant, le procès que Flaubert intente indirectement ne vise ni les bons éducateurs, ni l’instruction en tant que moyen de véritable connaissance. Rien n’est plus erroné que l’assertion suivante de Jean-Paul Sartre : « On notera la rancune de Flaubert envers le savoir et toute forme de culture » (3). Flaubert voudrait tout connaître et tout savoir ; à George Sand il fait cette humble confession : « Je regrette de ne pas être un savant » (C, IV, 388). Mais Flaubert n’a rien à regretter ; il était plus savant que la plupart de ses contemporains. Il était passionné de science, d’érudition, d’art et d’histoire — lesquels sont des formes de savoir et de culture. Flaubert n’a de mépris que pour le faux savoir, l’ignorance « savante », les utopies pernicieuses ; il n’a de rancune que pour les démagogues, les faux prophètes et les marchands de malheur et de discorde sociale. Il respecte la connaissance pure, c’est-à-dire le fait authentique : « Tâchez de vous cramponner à la science, à la science pure », écrit-il à Mlle Leroyer de Chantepie ; « aimez les faits pour eux-mêmes » (C, IV, 399). Peu de savants ont poussé aussi loin que lui le souci de vérité et d’exactitude scientifique. La rigueur zététique de ses analyses fait de lui le digne fils du Dr Achille-Cléophas. Flaubert vénère les grands savants tout autant que les artistes authentiques : Homère, Shakespeare, Darwin et Claude Bernard pour ne citer que ces géants. Il souhaite l’avènement du règne scientifique : « Faire prévaloir la science. Voilà le plus pressé. Le reste s’ensuivra fatalement » (C, VI, 33). Il érige la connaissance scientifique en foi : « La science deviendra une foi, j’en suis sûr. Mais pour cela il faut sortir des vieilles habitudes scolastiques » ! (C, IV, 357). Après la débâcle de I87O il ne voit qu’un moyen pour redresser la France ; il voudrait améliorer l’enseignement qu’on dispense aux cadres : « Au lieu d’éclairer les basses classes », écrit-il à George Sand, « instruire les hautes » (C, VI, 138). Pour la paix et l’harmonie sociale et dans l’intérêt même du peuple, il souhaite le régime du Dragon à une tête et mille queues, car il a foi dans les élites éclairées : « Dans trois ans, tous les Français peuvent savoir lire. Croyez-vous qu’ils en seront plus avancés ? Imaginez au contraire que, dans chaque commune, il y ait un bourgeois, un seul ayant lu Bastiat, et que ce bourgeois soit respecté : les choses changeraient » (C, VI, 287-8). Mais en ce début d’ère républicaine on ne lit guère Bastiat. La réforme de l’enseignement a lieu dans le sens contraire à celui que Flaubert préconise. L’instruction obligatoire équivaut à un nivellement par le bas : la démocratisation de l’enseignement est une médiocratisation inévitable ; et Flaubert constate une fois de plus que « l’humanité a la rage de l’abaissement » (C, III, 349).

***

L’instruction est une arme à double tranchant. Quand elle est « critique » et morale, qu’elle développe les facultés, enseigne à dominer les mauvais instincts, apprend à respecter le droit et le mérite des autres, discipline à travailler pour le progrès et le bien-être du genre humain : c’est une arme précieuse. Quand elle abuse du pouvoir qui lui est donné pour répandre des mensonges, disséminer de fausses valeurs, exciter les bas instincts humains : c’est une arme redoutable. L’homme est malléable et tout maître-à-penser est un créateur qui façonne des esprits à l’image du sien ; tout enseignant est semblable à l’arbre dont parle Jésus-Christ : le bon arbre fait de bons fruits et l’arbre pourri fait de mauvais fruits. La qualité intellectuelle des citoyens d’un pays dépend dans une large mesure des professeurs qui les ont formés. Les Shahabarim et les Didyme créent les Salammbô et les saint Antoine ; les maîtres du sentimentalisme niais suscitent les Emma, les Louise et les Frédéric ; les Chalier et les Robespierre inspirent, de génération en génération, les Sénécal et les Petit. Il reste à séparer le blé de l’ivraie, le mentor à science et conscience du saltimbanque intellectuel, du charlatan de l’éducation, du « diable » fait professeur : « Voilà la vraie immoralité : l’ignorance et la bêtise ! Le diable n’est pas autre chose… il se nomme légion » (C, VIII, 6). Tant que la majorité des maîtres-à-penser seront des marchands de fables, de mythes, d’utopies, l’enseignement sera une vaste tromperie créatrice d’illusions et de déceptions ; tant que les professeurs seront bornés, ignares et ratés, l’école sera une pépinière où l’on cultive la sottise et la médiocrité ; tant que les enseignants seront des exaltés fiévreux, des fanatiques, des déments, l’école sera une tribune où l’on prêche la haine, l’intolérance et la violence. Pour longtemps alors l’humanité sera en délire et l’univers en convulsions. La révolution culturelle qu’entreprend le gouvernement français, au lendemain de la Commune, a de quoi, vu ses convictions, alarmer Flaubert. Aussi, est-ce exceptionnellement sans la moindre trace d’ironie que le maître de l’ironie écrit à George Sand, le 4 octobre 1871 : « L’instruction gratuite et obligatoire n’y [en France] fera qu’augmenter le nombre des imbéciles » (C, VI, 286).

Anne Srabian de Fabry

King’s College

London, Ontario, Canada.

 

(1) Comme dans la première partie de cette étude (bulletin n° 43) nous indiquons pour nos citations, la pagination des œuvres de Flaubert dans la collection Pléiade, et celle de la Correspondance dans la Collection Conard.

(2) Brombert Victor, The Novels of Flaubert, Princeton University Press, U.S.A., 1966, cf. p. 115.

(3) Sartre, Jean-Paul, L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, 3 vol., vol. I, 1971, p. 286.