Une rencontre avec Caroline Franklin-Grout

Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 44 – Page 19

 

Une rencontre avec Caroline Franklin-Grout

I

C’était à Aix-les-Bains, un des endroits les plus agréables qui soient. J’étais descendue au Grand Hôtel situé sur la petite place en pente que décore un buste en bronze de la reine Victoria — souvenir des séjours que fit la souveraine dans la vieille ville d’eau savoyarde. Tout près, de l’autre côté des jardins, se trouvent le casino et l’opéra. L’hôtel, construit il y a une quarantaine d’années pour les voyageurs d’autrefois qui aimaient les grandes chambres, les baignoires spacieuses et la tranquillité, n’est pas élégant, mais très confortable. J’en avais entendu parler jadis par de vieux habitants de Pittsburgh et de Philadelphie. Les hôtels plus nouveaux bâtis sur les collines qui dominent la ville, ont la clientèle chic, le bruit, le jazz, le dancing.

J’avais souvent remarqué, à une table voisine de la mienne dans la salle à manger, une Française qui d’ordinaire déjeunait et dînait seule. C’était une femme fort âgée, de plus de quatre-vingts ans, semblait-il, qui n’avait plus l’air robuste et pourtant n’était ni étiolée ni fanée. Sa silhouette sans être lourde avait cet empâtement qui trop souvent, hélas, atteint les vieilles personnes, mais sa tête était admirable, une belle tête bien posée sur les épaules et dont la forme parfaite rappelait certains bustes de dames romaines. Le front était bas et droit, le nez s’y rattachait juste à l’angle voulu et les tempes avaient quelque chose de charmant et de noble — d’une qualité très rare.

En la voyant entrer et sortir de la salle à manger, j’observai qu’elle boitait un peu, mais n’y prêtait aucune attention et marchait d’un petit pas impatient et rapide, les épaules droites, bien rejetées en arrière. On aurait dit qu’elle se refusait dédaigneusement à accepter les entraves de la vieillesse.

Souvent elle me lançait au passage un regard vif de ses yeux lumineux et clairs et me faisait un demi-sourire comme si elle allait m’adresser la parole. Mais je restais impassible. Je ne suis pas douée pour les langues et ne dire que des banalités à cette vieille dame, il n’y fallait pas songer ; on voyait du premier coup d’œil que pour lui parler il fallait être en possession de tous ses moyens.

Quelle énergie elle avait ! A plusieurs reprises je l’avais vue partir de bon matin dans l’auto où son chauffeur plaçait un pliant, un chevalet, des toiles et une boîte à couleurs. Elle s’en allait peindre dans la montagne en pleine chaleur — on était à la fin d’août 1930, une des saisons les plus chaudes qu’ait connues Aix-les-Bains. Tous les soirs après dîner la vieille dame montait chez elle, mais souvent c’était pour en redescendre en toilette de théâtre et sortir accompagnée de sa femme de chambre.

Un soir où l’on ne donnait rien à l’opéra, je la trouvai qui fumait une cigarette dans le salon où je venais faire ma correspondance. Il faisait très chaud ce soir-là, toutes les fenêtres étaient ouvertes ; la voyant ramener sur ses épaules son écharpe de dentelle, j’allai fermer une des croisées. Elle me dit alors en excellent anglais :

« Le courant d’air vient de la salle à manger je crois ; si vous vouliez bien demander au garçon de fermer les portes, nous ne sentirions plus le vent. »

J’allai trouver le garçon, fis fermer les portes. Quand je revins, la vieille dame me remercia et me montrant une chaise auprès d’elle me demanda si j’avais le temps de fumer une cigarette.

« Vous êtes à Aix pour quelque temps, je suppose, dit-elle tandis que je m’asseyais, vous aimez Aix ? Y faites-vous une cure ? Etiez-vous déjà venue ici ? »

Non, je ne faisais pas de cure, j’étais déjà venue et je revenais simplement parce que je trouvais Aix agréable.

« Les choses ont moins changé ici que partout ailleurs, dit-elle. Il y a trente-cinq ans que je viens à Aix, j’y ai de vieux souvenirs et puis j’aime la musique, et on en donne ici d’excellente. J’habite le midi, à Antibes. — Vous faites partie du Grand Cercle ? Avez-vous entendu Tristan hier soir ? »

Je n’étais pas allée à l’opéra, ayant trouvé la soirée trop chaude pour rester enfermée dans un théâtre. Je le lui dis.

« Il ne faisait pas plus chaud là qu’ailleurs, on n’y était pas mal à l’aise. »

On sentait dans sa voix une nuance de réprimande. « C’est que j’aime entendre l’opéra bien chanté et je craignais, dis-je en manière d’excuse, que les premiers rôles ne fussent médiocres. »

« Ils n’étaient pas mauvais, déclara-t-elle, d’ailleurs quand il s’agit de Wagner les voix ont moins d’importance, c’est pour l’orchestre que j’y vais. Albert Wolf qui dirigeait hier est un de nos meilleurs Kapellmeisters. »

J’exprimai le regret d’avoir manqué l’opéra.

« Allez-vous au concert demain après-midi ? Wolf doit y donner une superbe interprétation de la Valse de Ravel. Si vous aimez la musique moderne… »

Je me hâtai de dire que j’avais l’intention d’y aller.

« Vos places sont-elles retenues ? Pas encore ! Je vous conseille de le faire tout de suite. Il vaut mieux prendre un abonnement pour la saison. On n’est pas obligé d’assister à tout naturellement, mais c’est plus commode. Il n’y a pas grand-chose d’autre à faire dans la soirée si l’on n’est pas joueur. D’ailleurs voici septembre, les jours baissent(*) maintenant et on a besoin de théâtre. » Elle s’interrompit, fronça le sourcil et fit de la main — une fort belle main — un geste d’impatience. « Qu’aurait-il fallu dire ? « baissent » n’est pas le mot qui convient, mais j’ai si rarement l’occasion de parler anglais l »

« Vous auriez pu dire « les jours raccourcissent », il me semble toutefois que « baissent » est un mot très heureux. »

— Mais un peu poétique, n’est-ce pas ? (**)

— Peut-être, poétique dans le bon sens pourtant.

— Vous voulez dire par-là ?

— Qu’il n’est ni livresque ni littéraire ; les gens de la campagne s’en servent dans certaines régions d’Angleterre, je crois, et je l’ai entendu employer par de vieux fermiers dans le Sud des Etats-Unis. »

La vieille dame se mit à rire d’un petit rire amusé. « Alors, si les fermiers emploient un mot, on peut s’en servir sans crainte. »

— Oui, c’est bien cela, sans aucune crainte.

La conversation se prolongea quelque temps encore ce jour-là. Mon interlocutrice me demanda si j’avais été à Chamonix et me recommanda vivement un petit coin près de Sallanches où elle s’était récemment arrêtée pour voir des amis en venant à Aix. En répondant à ses questions je me mis à parler, comme on est sottement tenté de le faire parfois avec des étrangers, en n’employant que des mots très simples. Elle fronça légèrement le sourcil et m’arrêta : « Parlez couramment je vous en prie, je savais très bien l’anglais autrefois, et si je le parle mal maintenant c’est faute de l’entendre. »

Je lui dis bonsoir et m’installai à un bureau pour écrire des lettres, mais, en remontant chez moi, j’entrai annoncer à ma compagne de voyage que la vieille dame, objet de notre intérêt et de notre admiration, parlait anglais, et le parlait même fort bien, en personne capable d’apprécier très finement les langues.

                                                              II

Le lendemain il faisait une chaleur intense. Les hauteurs qui dominent Aix se découpaient nettes et claires sur le ciel, mais les vignes paraissaient pâmées. Vers midi, les collines s’estompèrent tandis que le soleil dardait ses rayons à travers une sorte de brume laiteuse. La température surchauffée d’une salle de théâtre ne me tentait guère, à deux heures pourtant j’étais au concert Wolf où j’entendis la Valse de Ravel jouée comme jamais plus je ne l’entendrai, par un orchestre peu nombreux mais parfaitement stylé, dirigé par un chef d’orchestre admirable.

Le programme était long ; il y eut deux entr’actes. Les derniers numéros ne paraissant ajouter ni en beauté ni en intérêt à ce que j’avais déjà entendu, je résolus de m’en tenir là et d’aller prendre le thé sur la place auprès de l’Arc romain.

Comme je quittais la salle de concert par la porte du jardin, je vis ma vieille dame assise dans la véranda avec sa femme de chambre. Elle était vêtue de blanc, coiffée d’une grande capeline de dentelle et elle s’éventait avec énergie ; les gouttes de sueur qui perlaient à son front roulaient sur son visage en sillonnant la poudre. Elle m’appela d’un signe et me demanda ce que je pensais du concert.

« Merveilleux, dis-je, mais je ne suis plus maintenant en état ni d’apprécier, ni même d’entendre, aussi vais-je prendre le thé sur la place. »

— Oh, non, ce n’est pas nécessaire, vous pourriez très bien prendre votre thé ici à la Maison des Fleurs, vous auriez tout le temps d’être revenue pour la fin du programme. »

Je la remerciai et traversai le jardin sans aucune intention d’entendre le concert jusqu’au bout. Apparemment elle tenait à faire les choses « jusqu’au bout », allant à l’opéra par cette chaleur de canicule et, qui plus est, se préoccupant d’y faire aller les autres et s’inquiétant de la façon dont on jouait Ravel, alors que, suivant l’ordre des choses, son intérêt pour la musique moderne aurait certainement dû s’arrêter à César Frank.

Je quittai les jardins du casino par une grotte qui donne sur la rue, regagnai la place et pris mon thé en compagnie de deux charmants Anglais — un jeune homme d’affaires et sa femme — qui passaient leurs vacances en France et dont j’avais fait la connaissance au Mont-Revard. Il me semblait que je venais d’échapper à la tutelle d’une gouvernante sévère. Cette vieille dame se figurait apparemment que tout le monde désirait mener à bien le plus de choses possibles en un temps donné. Je découvris bientôt que pour elle, vivre c’était justement mener les choses à bien et, comme elle disait, « en les faisant toujours de mieux en mieux. »

Tout en m’habillant pour dîner je résolus de partir faire un tour en Haute-Savoie, au pied du Mont-Blanc, et, ce soir-là, lorsque ma voisine m’arrêta pour me parler du concert, je lui demandai quelques renseignements sur les hôtels, me rappelant qu’à notre première entrevue elle avait suggéré une excursion dans la montagne aux environs de Sallanches. Elle me recommanda tout de suite un hôtel situé à une altitude élevée dans un endroit très frais puis, aussitôt, m’indiqua les excursions à faire et me traça tout un programme — que je savais ne pas devoir suivre. Si je partais c’était pour échapper à la chaleur, pour contempler à mon aise le Mont-Blanc et non pour visiter toute la contrée.

III

L’excursion dans les montagnes se passa très bien. Les renseignements donnés par la vieille dame étaient excellents et me rendirent grand service. Je prolongeai même au-delà de ce que j’avais prévu et ne rentrai à Aix qu’un soir assez tard. Le lendemain je me levai de bonne heure pour aller à la banque ; il faisait bon se retrouver à Aix. A l’heure du déjeuner je rencontrai ma voisine. Elle était assise près de la porte et paraissait lasse, comme affaissée. Elle qui avait voiture et chauffeur, pourquoi n’était-elle pas partie, au lieu de rester là pendant la grosse chaleur, allant chaque matin faire de l’aquarelle en plein air ?

Sa réception fut des plus cordiales ; elle me demanda si j’étais libre ce soir-là et pria de venir la retrouver après-dîner avec mon amie.

Le repas terminé, nous gagnâmes toutes deux le salon où nous attendait la vieille dame. Mon absence de quelques jours semblait avoir considérablement resserré les liens entre nous, pourtant je ne savais pas encore son nom — pas plus d’ailleurs qu’elle ne savait le mien. Que m’importait son nom ? Elle était quelqu’un, cela se voyait à l’élégance de ses mains, à son regard vif et lumineux, à sa voix, à tous les mots qu’elle prononçait, qu’ils fussent français ou étrangers. Son nom — je me souciais fort peu de le connaître, serait-il jamais autre chose qu’un accident, un détail sans importance ?

La conversation marcha d’abord tout tranquillement, puis on en vint à parler de l’expérience des Soviets en Russie. Mon amie se félicita de ce que le groupe des grands romanciers russes : Gogol, Tolstoï, Tourgueneff n’eussent pas été témoins de la Révolution.

« Oui, soupira la vieille dame, pour Tourgueneff surtout c’eût été affreux. Je l’ai bien connu autrefois. »

Je la regardai, stupéfaite. Eh oui, sans doute c’était possible, elle était si âgée. Je lui dis n’avoir jamais rencontré quelqu’un qui eût connu Tourgueneff.

Elle sourit : «  Vraiment ? Oh je l’ai vu bien souvent quand j’étais jeune fille ; comme j’aimais beaucoup l’allemand et m’intéressais aux grandes œuvres, je m’étais mise à traduire Faust pour le plaisir, et Tourgueneff relisait ma traduction et me la corrigeait. C’était un grand ami de mon oncle. J’ai été élevée chez mon oncle ».

Elle s’était animée en parlant, son visage était devenu plus expressif, sa voix plus chaude, une flamme brillait dans ses yeux. Une profonde émotion l’avait saisie et sa voix tremblait un peu en poursuivant :

« Ma mère est morte en me mettant au monde. C’est chez mon oncle que j’ai été élevée. Il était pour moi plus qu’un père. C’était un écrivain, lui aussi, Gustave Flaubert, vous connaissez peut-être… »

Elle murmura cette dernière phrase d’un ton bizarre, évasivement, comme si elle venait de commettre une sorte d’indiscrétion sur laquelle il ne fallait pas insister.

Lentement, le sens de ses paroles arriva jusqu’à moi. Ainsi, c’était là « Caro », la Caro des Lettres à sa nièce Caroline. Il y eut un silence ; qu’aurais-je bien pu dire… Brusquement, un monde de souvenirs venait de surgir devant moi et obstruait tout, impossible de voir au-delà ; seule me restait confusément cette impression : ce monde ainsi évoqué par un nom, il recélait presque tout mon passé intellectuel. Quelques instants s’écoulèrent. De quels mots saluer une pareille révélation ? Lentement, je pris une des belles mains de « Caro » et la baisai pour rendre hommage à une grande époque, pour m’incliner devant le nom qui faisait ainsi trembler sa voix.

Elle eut un petit rire gêné, et dit précipitamment : « Oh non, ne faites pas cela l II ne faut pas faire cela » !

Mais l’attitude soupçonneuse, la nuance de défi de son « vous connaissez peut-être… »  s’étaient évanouies.

« Vous connaissez bien les œuvres de mon oncle ? »

— « Qui ne les connaît pas ? »

De nouveau, un ton sec, un haussement d’épaules : « Presque personne ne les connaît vraiment. On sait son nom naturellement, on connaît sa place dans notre littérature, mais ses œuvres même, je ne rencontre presque jamais personne qui les comprenne. »

Les grands noms rendent la conversation difficile, surtout entre gens qui se connaissent mal ; on ne peut prendre de liberté avec eux, ils ont trop de poids. Le mieux serait sans doute, pensai-je, de n’avancer moi-même aucune opinion, de ne poser aucune question, de laisser mon interlocutrice dire et demander ce qu’elle voudrait. Elle semblait désirer parler des « œuvres de [s]on oncle ». Cependant, elle n’abondait pas le sujet de front, mais se contentait de l’effleurer tantôt par-ci, tantôt par-là ; c’était un bien vaste sujet. Elle me dit qu’elle avait publié Bouvard et Pécuchet laissé inachevé par son oncle et me confia qu’il préférait lui-même à toutes ses autres œuvres La Tentation de Saint Antoine. Je ne pensais sans doute pas comme lui ?

Non, mon choix était différent.

« Vous préférez Madame Bovary, je suppose ?

— Ce livre-là, c’est un fait historique, on ne peut guère le discuter ; on le connaît trop pour le connaître bien.

— Et dire, fit-elle avec un soupir, que son éditeur ne lui en a donné que 500 F. Certes, mon oncle n’écrivait pas pour gagner de l’argent, mais tout de même il aurait été heureux… Alors lequel préférez-vous ? »

J’avais relu assez récemment L’Éducation sentimentale, et il me semblait n’en avoir jamais jusqu’alors pénétré la grandeur.

Elle secoua la tête : « Oh, c’est long, c’est prolixe, trop de conversation, et puis Frédéric est très faible ».

Mais son visage s’était éclairé, et quelque chose dans sa voix me disait que sa réponse — telle la proclamation de Garibaldi promettant à ses soldats, à la retraite de Rome, le froid et la faim, la maladie et la misère — laissait mieux à espérer à qui l’écoutait.

A cette dernière lecture, L’Éducation sentimentale m’avait paru grande jusque dans ses faiblesses. L’ensemble est trop froid sans doute pour justifier le sous-titre Roman d’un jeune homme, car la jeunesse, si elle n’a pas toujours un généreux enthousiasme, a du moins un égoïsme ardent. Mais je m’étais demandé si cette façon froide, distante, presque dédaigneuse de présenter Frédéric n’était pas une protestation contre la manière débordante de sympathie dont Balzac peint ses jeunes gens : Eugène de Rastignac, Lucien de Rubempré, Horace Bianchon et les autres. Cette habitude de faire mousser ses héros, de descendre avec eux dans l’arène, de se battre, de suer avec eux et de les appuyer de toute sa chaleur animale devait être fort déplaisante à Flaubert. Et c’est peut-être en pensant à cette façon qu’avait Balzac de « faire l’article » que Flaubert a dit de lui dans une lettre à cette même nièce Caroline : « Il est ignorant comme un pot et bourgeois jusqu’à la moelle. » (1)

Evidemment une histoire de jeunesse qui manque de cette soif de goûter à tout, de cette avidité à connaître même les choses les plus triviales de l’existence ne peut être en tous points réussie. Dans L’Éducation sentimentale les choses triviales abondent — la vie en est pleine — mais on ne trouve pas l’appétit vorace qui aiguillonne les jeunes gens à la recherche d’aventures sottes et vulgaires. L’histoire de Frédéric est une histoire de jeunesse où le cœur même de la jeunesse fait défaut, et, en conséquence, elle est souvent fastidieuse ; mais en lisant les derniers chapitres du livre on ne regrette pas le chemin parcouru. La vie de jeunesse du héros prend alors une réalité qu’elle n’avait point au moment où nous la suivions pas à pas, d’année en année, et le roman se termine sur une sorte de plateau qui domine l’ensemble. (2) De l’apaisement de cette grande dernière scène, assis au coin du feu avec les deux amis, hommes mûrs maintenant (et qui n’ont jamais été de vrais amis, mais ont été jeunes ensemble), on revoit la vie de Frédéric et l’on s’aperçoit qu’on la possède tout entière, y compris les jours mornes, les heures sans intérêt. C’est comme si au lieu de l’avoir lue on l’avait vécue, c’est moins amusant peut-être qu’un roman mais plus inéluctable. On en « garde quelque chose » comme on garde un point au cœur après certaines maladies. Une ombre a passé et nous a marqués à jamais.

L’Éducation sentimentale fit pour quelque temps encore le sujet de notre conversation. La vieille dame me parla de Madame Arnoux avec affection, avec tendresse. « Ah ! Elle est si belle », murmurait-elle, tandis que ses yeux devenus humides, ses joues plus roses, son visage qui avait pris une expression de douceur en disaient bien plus long encore. Elle se représentait avec tant de force la petite bourgeoise charmante et bonne, qui empêche le récit de se perdre — comme elle empêche de se perdre Frédéric lui-même — qu’on aurait cru celle-ci présente avec nous dans la chambre de cet hôtel d’Aix, au soir du 5 septembre 1930, vêtue du gracieux costume de son temps et aussi vivante que le jour où Frédéric dîna pour la première fois au 24 de la rue de Choiseul. Parmi toutes les héroïnes de son oncle, la nièce avait une prédilection pour celle-ci, et repensait à elle avec plaisir, s’attardant complaisamment à la décrire telle qu’on la voit pour la première fois, assise sur le pont du bateau sur la Seine, avec sa robe de mousseline à ramages verts (3) et son grand chapeau de paille garni de rubans rouges. Chaque fois qu’elle prononçait le nom de Madame Arnoux, c’était avec une marque de tendresse, un sourire, un soupir, un hochement de tête comme devant quelque chose d’indiciblement beau. « Oh oui, Madame Arnoux est belle, rien ne lui manque ».

La vieille dame me confia qu’elle avait chez elle le manuscrit corrigé de L’Éducation sentimentale. « J’en ai aussi beaucoup d’autres, mais celui-là il me l’avait donné lui-même longtemps avant sa mort, vous le verrez quand vous viendrez chez moi à Antibes ; ma villa s’appelle la Villa Tanit — pour la déesse »,  ajouta-t-elle avec un sourire.

Le nom de la déesse nous ramena à Salammbô, l’ouvrage de Flaubert que je préfère. J’aime ses grandes reconstitutions d’un passé lointain et cruel. Quand je fis allusion à l’incomparable dernière phrase d’Hérodias où la cadence des syllabes évoque si admirablement le pas pressé des disciples de Jean qui emportent la tête coupée de leur prophète, elle répéta tout doucement : « Comme elle était très lourde, ils la portaient al-ter-na-ti-ve-ment. »

Il se faisait tard. Depuis longtemps dans le couloir, la femme de chambre attendait sa maîtresse. Enfin la vieille dame se leva et ramenant son écharpe autour d’elle :

« Bonsoir, Madame, faites de beaux rêves. Pour moi je ne pourrai pas dormir, nous avons remué trop de souvenirs. » Elle se dirigea vers l’ascenseur de ce pas énergique, de cette démarche invaincue avec laquelle elle traversait toujours la salle à manger, portant avec vaillance ce corps dont elle n’était plus totalement maîtresse.

De retour dans ma chambre, devant la fenêtre ouverte, je sentis que le sommeil me fuyait, moi aussi. La pleine lune (comme dans Salammbô) brillait au-dessus du petit square, inondant de sa lumière les jardins, les rues silencieuses et les montagnes embrumées. La vieille dame avait fait renaître tout près de moi cette grande époque si chère à tous ceux que touche la littérature de la France.

IV

Sans doute ceux qui ont eu la bonne fortune de découvrir eux-mêmes les grands écrivains français sans devoir leur initiation à la froide direction d’un maître, sont tous passés par les mêmes étapes. Nous avons tous commencé par Balzac. Aux yeux des jeunes, pour d’évidentes raisons, il représente la perfection ; ils le lisent et le relisent, ils vivent dans le monde balzacien sans que leur inexpérience trouve ce monde surchargé ou surpeuplé. Quand ils se tournent ensuite vers Flaubert, en commençant d’ordinaire par Madame Bovary, le changement de ton les gêne et les choque ; ils regrettent la fougue, l’ardeur, le tempérament de Balzac. (Serait-ce exagéré de dire que si à vingt ans on n’est pas un peu fou de Balzac on ne vivra pas, et si à quarante on peut encore regarder Rastignac et Julien de Rubempré avec les yeux de Balzac lui-même, on a vécu en vain ?) Tout d’abord nous lisons Bovary avec une sorte d’hostilité — le vin est trop sec ; puis nous essayons un autre ouvrage de Flaubert et, avec un haussement d’épaules, nous revenons à Balzac. Mais les jeunes, qui sont sensibles à certaines qualités de style, ne retrouvent plus alors le Balzac qu’ils avaient quitté. Quelque chose les empêche de le goûter comme auparavant ; il semble qu’ils aient perdu pour un temps et Balzac et Flaubert. Bientôt pourtant, ils les retrouvent l’un et l’autre, et les lisent alors chacun pour ce qu’il est, ayant appris que les limites du talent d’un auteur sont aussi importantes que l’étendue de ses dons, qu’elles ne retirent rien à ce talent mais au contraire lui apportent quelque chose de positif, et que limites et dons contribuent à donner à l’artiste sa couleur propre, sa personnalité, ce quelque chose auquel l’oreille reconnaît du premier coup Flaubert, Stendhal, Mérimée, Thomas Hardy, Conrad, Brahms, César Frank.

Il n’en est pas moins vrai que Balzac — comme Dickens et Walter Scott — plaît aux foules qui n’ont pas le sens de la forme artistique et qui le lisent seulement dans de médiocres traductions. Cela prouve incontestablement cette prodigieuse vitalité de Balzac que nul mauvais traitement ne saurait amoindrir. Cela marque aussi l’absence chez lui de certaines qualités que seul un petit nombre goûte, mais goûte infiniment. On aime à se rappeler le jour où, pour la première fois, on a senti ce qui fait la grandeur de Flaubert, où on a admiré {presque malgré soi) l’intégrité de sa langue et de sa vision et cette froideur qui chez lui a quelque chose de noble. Ce jour-là, il venait de revivre pour moi, évoqué par Madame Franklln-Grout.

V

Car c’était là son nom. Le lendemain, le valet de chambre me remit une carte de visite qui portait

                                          Madame Franklin-Grout

                                                              Antibes

et dans un coin Villa Tanit, à l’encre violette.

Le soir, nous nous retrouvâmes dans le salon et la conversation roula sur mille sujets : la guerre de 1870, l’effet qu’elle avait eu sur Flaubert, comment il s’était arrangé pour envoyer sa nièce vivre confortablement en Angleterre pendant cette période troublée ; la guerre de 1914 que Madame Grout avait passée presque entièrement en Italie ; l’italien qui était sa langue favorite — elle en parlait fort bien plusieurs, et savait même le suédois, ayant habité la Suède quelque temps du vivant de son premier mari. (4)

Elle parla de Tourgueneff, de l’affection que son oncle portait à l’homme, de l’admiration qu’il avait pour l’artiste *. Elle aimait à se rappeler les visites de Tourgueneff à Croisset, agréables visites longtemps attendues dont une lettre fixait la date que changeait d’ordinaire une autre lettre, puis un télégramme, et qui parfois étaient remises au dernier moment. La mère de Flaubert se préparait à ces visites en inspectant tous les lits de la maison, mais elle n’en trouvait jamais un assez long pour que « le Moscove » y soit à l’aise.

Madame Grout semblait se rappeler avec un plaisir tout spécial les soirées où, assis près d’elle, Tourgueneff revoyait la traduction de Faust. « Ce grand homme donner ainsi son temps à mes efforts de petite fille ! » Elle se rappelait bien l’époque où il composait Les Eaux printanières, et l’enthousiasme avec lequel elle avait lu pour la première fois cet ouvrage. Comme Henry James, elle semblait irritée de la position occupée par Tourgueneff dans le ménage Viardot. Tant d’années écoulées n’avaient point calmé son indignation, elle murmurait encore avec dépit : « Croiriez-vous que lorsqu’ils allaient à la chasse, lui, gardait les chiens !  » Un soir, elle parla de la tristesse des dernières années de Tourgueneff, de sa maladie longue et douloureuse, du vide créé autour de lui par la disparition successive de ses amis dont la mort étriqua sa propre vie et la laissa désolée. Mais c’était là souvenirs personnels qu’elle aurait rapportés elle-même si elle avait voulu les confier au public.

Madame Grout avait bien connu Madame Viardot, et était restée en relation avec elle longtemps après la mort de Tourgueneff. « Pauline Viardot était une grande artiste, très intelligente, une femme attrayante, pleine de charme et, au fond, très espagnole ! » Quant à Monsieur Viardot, Madame Grout n’avait pas de lui une bien haute opinion. C’était à ses yeux un homme agréable sans plus, et, comme je lui demandais s’il n’avait pas traduit certains livres de Tourgueneff en français, elle leva les sourcils et une lueur de moquerie brilla dans ses yeux vifs : « C’est Tourgueneff qui les a traduits lui-même, Viardot a peut-être bien regardé par-dessus son épaule » !

Elle avait aussi connu George Sand et ne l’aimait point. Certes, elle reconnaissait que les amis masculins de Madame Dudevant lui étaient restés très attachés et avaient pour elle une grande estime, que « [s]on oncle » appréciait fort sa bonne camaraderie, mais elle-même la trouvait peu sympathique ; elle lui reprochait de n’avoir jamais vraiment tenu aucun des grands rôles qu’elle s’était assignés : amante dévouée, ami sûr et « bon copain », mère pleine d’abnégation. Tandis que les amis de George Sand croyaient fermement en elle et que Madame Dudevant elle-même n’avait aucun doute sur sa propre sincérité, Madame Grout la soupçonnait d’avoir, dans ces divers rôles, cherché sa satisfaction personnelle plutôt que celle d’autrui, d’avoir été en admiration devant elle-même et un tant soit peu  « bénisseuse » — variété d’hypocrisie déconcertante pour laquelle Madame Grout avait une aversion instinctive et immédiate qui, pour un peu, l’eût fait grincer des dents. Tourgueneff, ce profond analyste des femmes, semble n’avoir jamais senti ce manque de profondeur chez son amie ; Chopin, lui, s’en est parfaitement rendu compte — et là quel prix ! — on le voit dans ses dernières lettres ; chose curieuse, ce fut en remarquant la façon dont Madame Dudevant se conduisit envers ses propres enfants. Il est clair que Chopin découvrit en elle quelque chose de si subtilement faux, de si cruellement oblique que, lorsqu’il y fait une brève allusion, ses phrases même semblent frissonner.

Bien que je me sois généralement efforcée de laisser mon interlocutrice diriger la conversation sans lui rien suggérer et sans la questionner, je lui demandai un jour si elle lisait Proust avec plaisir. « Trop dur et trop fatigant », fit-elle, et d’un geste de la main elle écarta le plus grand écrivain de l’époque.

A propos d’Anatole France, elle s’écria : « Oh je l’aime beaucoup, surtout là où il doit le plus à mon oncle ! » (5)

Lorsqu’elle était fatiguée ou très émue, elle parlait généralement français, mais son anglais était aussi souple que correct, elle s’exprimait comme une Anglaise, sans une ombre d’accent. (6)

Ce qui m’étonnait le plus chez elle, c’était son goût si vif, son attrait si grand pour la musique moderne ; Ravel, Scriabine, Albeniz, Stravinsky, De Falla. Peu avant que je ne quitte Aix, je la vis un soir choisir elle-même avec grand soin, au guichet, les places qu’elle désirait, étant obligée de changer son fauteuil habituel parce qu’elle avait invité des amis de Sallanches à une représentation de Boris Godounov. « Vous y viendrez n’est-ce pas ? Albert Wolff dirigera pour la dernière fois cette saison ; il est excellent ». Avec quel intérêt je l’observai ce soir-là, notant les changements sur son visage, tandis qu’elle écoutait avec une attention qui ne se démentait pas ; elle avait l’air plus jeune et plus forte que pendant la journée, comme si la musique était pour elle un stimulant énergique. Le plaisir, quel qu’il fût, lui aiguisait l’esprit, la rendait plus positive et plus sûre d’elle-même, il faisait ressortir en elle l’empreinte d’une époque qui a produit de grandes œuvres d’art. Dans une lettre que Flaubert lui écrivait quand elle était jeune femme, on trouve :

« C’est une joie profonde pour moi, mon pauvre loulou, que de t’avoir donné le goût des occupations intellectuelles. Que d’ennuis et de sottises il vous épargne ! » (7)

Certes ce goût lui avait procuré bien des joies et lui en procurait encore longtemps après la mort de son oncle. Elle savait à quatre-vingt-quatre ans jouir de la vie comme bien peu de gens le savent jamais.

VI

Le lendemain, j’annonçai mon départ à Madame Grout : une de mes amies était malade et j’étais obligée de rentrer à Paris. Elle me demanda quand je pourrai revenir et l’aller rejoindre dans le Midi à Antibes pour voir, à la Villa Tanit, la collection de Flaubert qu’elle possédait et le cabinet de travail de son oncle qu’elle avait reconstitué trente-cinq ans plus tôt. J’eus le regret de lui répondre que cette visite ne pourrait pas avoir lieu avant l’été.

« A mon âge l’avenir est quelque peu incertain », dit-elle avec un sourire charmant ; puis elle me demanda si, de retour à Antibes, elle ne pourrait pas m’envoyer, en souvenir de notre rencontre, un objet ayant appartenu à son oncle, ou une lettre écrite de sa main.

Je la remerciai, m’excusant de ne faire collection ni de manuscrits, ni d’autographes. Ce qui dans les œuvres de Flaubert avait pour moi de la valeur je le possédais depuis longtemps déjà. J’étais un peu choquée qu’elle pensât me faire plaisir en me donnant un souvenir tangible de son oncle ou d’elle. C’était le Flaubert vivant en sa mémoire et en son cœur qui devait être pour moi un admirable souvenir.

Le lendemain au déjeuner je pris congé de Madame Grout ; je partais par le train de 2 heures. Nos adieux furent rapides et attristés, nous étions profondément émues l’une et l’autre. Elle avait espéré que je resterais plus longtemps, me dit-elle, sans pour cela paraître du tout froissée de mon départ comme auraient pu l’être bien des vieilles dames habituées à ce qu’on leur cédât. Madame Grout ne s’écoutait jamais, elle n’avait point de caprices d’enfant gâté. Bien au contraire, la règle de conduite de toute sa vie avait été : avoir un but vers lequel on marche, un devoir que l’on accomplit de son mieux.

Je la vis pour la dernière fois dans la salle à manger, debout, le visage mouillé de larmes, les traits bouleversés, mais la tête droite et les yeux brillants. Ses dernières paroles exprimèrent l’espoir que je n’oublierais jamais le plaisir que nous avions eu à parler ensemble à cœur ouvert des œuvres de « mon oncle ». Ce nom, elle le brandissait comme un étendard et le noble souvenir, la grande affection auxquels elle s’attachait lui servaient d’armure contre les mesquineries d’un monde préoccupé de choses triviales.

VII

Rentrée à Paris, je me mis à relire les Lettres de Flaubert à sa nièce Caroline.

La personnalité de Madame Grout en éclairait les pages d’un merveilleux reflet. Avec quelle émotion, je retrouvais dans les lettres écrites alors que Caroline n’était encore qu’une enfant, l’intérêt avec lequel Flaubert suivait les progrès de la petite fille en anglais — cet anglais dont je devais profiter quelque soixante-treize ans plus tard.

Les cinq cents pages de l’ouvrage se peuplaient maintenant, à mes yeux, de visages familiers, comme les annales d’une famille que j’aurais connue personnellement. Le livre restera toujours pour moi une fascinante et délicieuse lecture ; jamais en écrivant à d’autres Flaubert ne s’est montré si sympathique ni si charmant.

A lire ces lettres, qui embrassent une période de vingt-quatre années, on ne peut s’empêcher de ressentir une sorte de joie, de satisfaction, et — oui — de gratitude à l’égard de la Destinée en pensant à la personnalité de Madame Grout. Le grand homme aurait si bien pu, faute d’avoir quelqu’un de mieux à qui les adresser, écrire des lettres pleines de délicieuse tendresse et d’affectueuses confidences à une nièce vaine, égoïste, ne possédant qu’une intelligence de commande. Sait-on jamais ? Une femme sans cœur et sans esprit peut avoir reçu une si bonne éducation ! Mais connaissant Madame Grout, je savais qu’elle possédait l’essentiel, que, plus que personne, elle était sensible à ce qu’il y avait de meilleur chez Flaubert et — qualité tout aussi importante — pouvait comprendre et admettre ce qui lui manquait.

Pendant toutes ses meilleures années de travail, Flaubert avait eu, chez lui, à ses côtés ou à distance convenable pour pouvoir correspondre, un être du même sang, plus jeune et plus ardent que lui qui le comprenait parfaitement et savait apprécier jusqu’à ses insuccès. Peut-on rêver situation plus favorable pour un homme de lettres ? Combien d’écrivains ont été ainsi compris par leurs fils ou leurs filles ?

De plus, Caroline était l’enfant d’une sœur tendrement aimée. Flaubert l’avait recueillie toute petite dans la maison de Croisset où il vivait seul avec sa mère. Quelles délices pour un écrivain solitaire, pour une vieille dame d’avoir ainsi un bébé à soigner ; que de joies leur procura la petite enfance de Caroline et quelle irrésistible petite fille elle devait être ! Flaubert consacra de longues heures à son éducation et, lorsqu’il travaillait à son grand bureau ou lisait dans son lit, il aimait avoir la petite dame dans un coin de la chambre, installée sur le tapis avec son livre. Des heures entières elle restait !à sans souffler mot, passionnément fière, me dit-elle, de penser qu’il aimait la sentir près de lui. Quand elle commença à lire, elle se complaisait à imaginer qu’elle était enfermée dans une cage avec un animal féroce, ours, tigre, ou lion, qui avait dévoré son gardien et était prêt à bondir sur le premier venu, mais avec lequel elle savait — et avec quel orgueil ! — ne courir aucun risque et se sentait tout à fait « en sûreté ».

Quand Flaubert allait à Paris pour quelques jours, il écrivait à Caroline, lui parlant de son lapin favori et des personnages imaginaires dont elle avait peuplé le jardin de Croisset, il envoyait ses hommages à sa poupée, Madame Robert : « Remercie de ma part Mme Robert qui a bien voulu se rappeler de moi. Présente-lui mes respects et conseille-lui un régime fortifiant, car elle me paraît un peu pâle, et je ne suis pas sans inquiétude sur sa santé. (8)

Un an plus tard, alors que Caroline avait onze ans, il lui annonce l’envoi des Récits des temps mérovingiens, de Thierry et ajoute :

« Je suis bien aise que les Récits mérovingiens t’amusent ; relis-les quand tu auras fini ; apprends des dates, tu as tes programmes, et passe tous les jours quelque temps à regarder une carte de géographie. » {9)

La correspondance montre toute la satisfaction de Flaubert devant les progrès de sa nièce. Il était on ne peut plus fier de sa facilité pour les langues (10). Mais il la querellait parfois — même après qu’elle fut mariée — pour ses fautes d’orthographe en français :

« Un peu d’orthographe ne te nuirait pas, mon bibi ! Car tu écris aplomb par deux p : « Moral et physique sont d’applomb » ; trois p marqueraient encore plus d’énergie ! Ça m’a amusé, parce que ça te ressemble. (11)

Certes oui, cela lui ressemblait. Cela lui ressemblait encore quand elle traversait la salle à manger du Grand Hôtel d’Aix de nombreuses années plus tard.

Mariée deux fois, Madame Grout ne me parla cependant jamais ni de son premier mari ni du second. C’était son oncle qui avait occupé la première place dans sa vie. On s’en rendait compte même à ne la connaître que superficiellement. Elle lui était très attachée et en plus de ses dons variés, de sa rare intelligence et de son sens artistique très sûr, elle possédait des qualités morales qui la rapprochaient de lui : un esprit pondéré, beaucoup de bon sens et un grand amour de la vérité et de la justice. Elle pesait les faits, évaluait les opinions pour sa propre satisfaction. Quand elle expliquait quelque chose, elle s’exprimait d’une manière concise, élégante, exacte qui rappelait la bonne prose latine.

Ce n’était pas une idéaliste, elle avait connu deux guerres ; en fait, c’était la personne la moins visionnaire et la moins sentimentale que j’aie jamais vue. Elle savait que les conditions et les circonstances bien plutôt que leurs propres désirs dictent les actions des hommes. Son esprit était éclairé d’une lumière généreuse mais tempérée et calme, semblable à celle qui, par de multiples fenêtres au nord, inondait le cabinet de travail de Croisset. Flaubert avait trouvé en elle non seulement une compagne, mais une fille « selon son cœur » à chérir et à protéger, et cela, pendant sa vie entière, jusqu’à la crise fatale qui l’emporta en moins d’une heure. Elle, garda fidèlement jusqu’au bout le mouchoir qui, pendant cette dernière crise, avait essuyé le front de son oncle.

VIII

Je m’embarquai pour Québec en octobre. En novembre, à Jaffrey, dans le New Hampshire, je reçus une lettre de Mme Grout. L’enveloppe était ouverte et déchirée, et avait beaucoup plus souffert du voyage que certaines lettres venues de Java ou de Bornéo. Madame Grout me l’avait adressée aux soins d’un libraire peu connu, dans une petite rue de Paris où elle avait acheté un de mes livres — (de son temps tous les libraires étaient éditeurs, je suppose). La lettre avait été ré-adressée par trois maisons d’édition, et une partie de son contenu s’était perdu en route. Madame Grout m’annonçait qu’elle m’envoyait « ci-joint une lettre de mon oncle, Gustave Flaubert, adressée à George Sand — elle doit être, je crois, de 1866. Il me semble qu’elle vous fera plaisir et j’ai plaisir à vous l’envoyer ».

Cette lettre avait disparu. Je le regrettai surtout à cause de la peine que cette disparition pourrait causer à Madame Grout. Je lui écrivis franchement que j’avais été très touchée qu’elle désirât me donner une lettre de son oncle — plus touchée que je ne l’aurais été par la possession même de cette lettre. Mais comme c’était une chose un peu embarrassante à dire, je ne mis point ma lettre à la poste avant décembre. Il ne vint jamais de réponse.

En février mes amis de Paris m’envoyèrent une coupure du Journal des Débats ; on y lisait :

« Mort de Mme Franklin-Grout

Nous apprenons avec tristesse la mort de Mme Franklin-Grout, qui s’est éteinte à Antibes, à la suite d’une courte maladie.

Nièce de Gustave Flaubert, Mme Franklin-Grout a joué un rôle important dans la diffusion et le succès des œuvres de son oncle. Exécutrice testamentaire du grand romancier, qui l’avait élevée et instruite, Mme Franklin-Grout a publié la correspondance de son oncle, si précieuse pour sa psychologie littéraire, et qui nous a révélé les doctrines de Flaubert et sa vie de travail acharné. Mme Franklin-Grout publia aussi Bouvard et Pécuchet… Mme Franklin-Grout était une personne charmante et distinguée, très attachée à ses amis et qui, jusqu’à la plus extrême vieillesse, avait conservé l’intelligence et la bonté souriante d’une spirituelle femme du monde. »

Willa  Cather

(traduit de l’anglais par Françoise R. Livingston)

Brunswick – Maine 04011 (U.S.A.)

(*) Lowering, dans le texte.

(**) En français dans le texte.

(1) Gustave Flaubert. Œuvres complètes. Paris : Conard, Cf. Correspondance, nouvelle édition augmentée, 1930. Tome VII, p. 386. Croisset, dimanche, 3 heures, 31 décembre 1876. « …avec tout cela, ignorant comme un pot et provincial jusque dans les moelles. »

(2) Œuvres complètes, 1923. L’Éducation sentimentale, histoire d’un jeune homme, p. 607 et s.

(3) Cf. L’Éducation sentimentale, p. 6. « Sa robe de mousseline claire tachetée de petits pois ». Flaubert voyait évidemment ici une robe de mousseline à pois, tandis que pour Willa Cather la combinaison petits pois évoquait le vert, d’où son expression : « sprigged with green ».

(4) Ernest Commanville (négociant que Caroline avait épousé en 1864) allait acheter sur place dans divers pays étrangers – Allemagne, Russie, Pays Scandinaves — les bois qu’il débitait ensuite dans sa scierie de Dieppe. Sa femme l’accompagnait parfois dans ces voyages. Ils firent ainsi plusieurs séjours en Suède où ils étaient reçus dans la haute société. Voir Correspondance, tome VI, p. 28. A sa nièce Caroline [Croisset] samedi soir, 19 juin 1869 « … je suis flatté des belles connaissances que vous faites. Les personnes de la famille royale de Suède sont, à ce qu’on m’a dit, les meilleures gens du monde. Ceux qui les entourent doivent leur ressembler ». Et encore : p. 36 [Croisset] mercredi 7 juillet 1869 « Comme tu as l’air de t’amuser, mon Carolo. N’est-ce pas que c’est bon, les voyage !…Tu m’as fait rire avec ta description des « lions » suédois ; j’aurais voulu voir Ernest étaler ses grâces dans des polkas échevelées ! »

* L’admiration que Madame Grout avait pour Tourgueneff paraît avoir été réciproque. Dans une lettre qu’il adresse à sa nièce en 1873, tout de suite après une des visites de Tourgueneff à Croisset, Flaubert écrit : « Mon Moscove m’a quitté ce matin… Tu l’as tout à fait séduit, mon loulou ! Car à plusieurs reprises il m’a parlé de « mon adorable nièce », de « ma charmante nièce », « ravissante femme », etc., etc. Enfin le Moscove t’adore ! Ce qui me fait bien plaisir, car c’est un homme exquis. Tu ne t’imagines pas ce qu’il sait ! Il m’a répété, par cœur, des morceaux des tragédies de Voltaire, et de Luce de Lancival ! II connaît, je crois, toutes les littératures jusque dans leurs bas-fonds ! Et si modeste arec tout cela ! Si bonhomme ! Si vache ! » Note de l’auteur.

(5) Elle pense peut-être à Thaïs.

(6) On se rappellera que, dès sa petite enfance, Caroline avait été confiée à des gouvernantes anglaisas.

(7) Correspondance, tome VII, p 384. Croisset, dimanche, 3 heures, 31 décembre 1876.

(8) Correspondance, tome IV, p. 102. Paris, vendredi 25 avril 1856.

(9) Correspondance, tome IV. p. 285. Croisset, samedi soir [décembre] 1858.

(10) Correspondance, tome IV, p. 261. Tunis, 1858 [deuxième semaine de mai, du 2 au 9] « … si tu étais ici avec moi tu me serais d’un grand secours parce que je suis obligé de parler anglais, et je le parle tant bien que mal. » et (tome VII, p. 93). Mercredi soir minuit, 26 novembre 1878 « mes compliments sur tes talents d’allemand. Voilà ce que c’est d’avoir une « belle éducation. »

(11) Correspondance, tome VII, p. 375. Croisset, mercredi, 5 heures, 20 décembre 1876