Le jeu des coïncidences chez Flaubert

Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 44 – Page 33

 

Le jeu des coïncidences chez Flaubert

Dans un roman, la rencontre fortuite de certains personnages ne laisse de surprendre le lecteur, et surtout dans la mesure où le récit, par sa nature, exige un rebondissement, un renouvellement de l’action, les exemples abondent, nous nous bornerons toutefois à puiser les nôtres dans Madame Bovary et L’Éducation sentimentale (1).

Ce ne sont d’ailleurs pas uniquement les personnages qui nous occuperont dans ce présent article, notre argument s’appuiera aussi sur les rapprochements inattendus et même surprenants que nous décelons entre des événements éloignés dans le récit, tels qu’une série de décès. Nous constaterons ainsi que la coïncidence, quelle que soit la nature des éléments qui la composent, se présente comme solution à un problème posé. Quelquefois, cette solution possède toutes les apparences de la facilité car l’auteur possède bel et bien la clé de toutes les combinaisons possibles où viennent se rencontrer, se contredire les faits quotidiens. Libre à lui donc de nous présenter sous la forme qu’il a choisie l’enchaînement tout particulier des événements. En fait, ce qu’on appelle coïncidence sur le plan quotidien ne l’est peut-être même plus dans un roman car elle est alors voulue, réglée, précisée bien avant même de s’être actualisée sur la page. Dans le domaine de l’écriture, la coïncidence, sous l’angle où nous l’analysons, relève donc d’une technique romanesque. Néanmoins, cette technique acquiert une valeur incontestable et du plus haut degré par sa fonction et par son but ultime dans le roman flaubertien.

Madame Bovary

Rappelons, en guise de premier exemple, le chapitre dans Madame Bovary où Emma est à l’opéra de Rouen en compagnie de son mari, et l’apparition pour la moins imprévue de Léon dans sa loge {p. 211). Peut-être ce genre de rencontre n’est-il pas rare dans une ville de province, mais l’auteur a choisi — et c’est là ce qu’il faut retenir — un moment opportun et particulièrement bien désigné dans l’œuvre. En somme, le lecteur devine un hasard savamment calculé et provoqué. Nous n’avons qu’à relire les pages qui précèdent directement le passage en question, et qui ne semblent écrites que pour mettre en relief d’une part la bêtise et le ridicule du mari, et d’autre part le besoin d’évasion de sa femme. Flaubert avait soigneusement préparé le récit pour ce qui constituera la matière de la troisième partie du roman. Mais n’y a-t-il pas là un artifice ? En effet, juxtaposer les données narratives de façon si flagrante appartient le plus souvent au roman policier où la coïncidence devient un des éléments constitutifs. De même, la rencontre inattendue de deux personnages en un même lieu est forcément chose courante sur scène : une pièce de théâtre — tout comme un film — se déroule, pour de nombreuses raisons, qu’il est superflu d’énumérer, dans une durée restreinte ;  les auteurs doivent donc comprimer les événements et les soumettre parfois à des considérations purement matérielles. Ces mêmes événements sont choisis, isolés et rattachés par un système complexe de conventions théâtrales qui, entre les mains d’un auteur de talent, passe inaperçu. Le roman, nous le savons, n’a guère à répondre aux mêmes exigences. Le problème est donc posé : pourquoi Flaubert a-t-il fréquemment recours à des procédés que l’on serait en droit de comparer à de simples artifices ?

Revenons à l’incident survenu à l’opéra de Rouen : les scénarios du roman nous font part des hésitations de Gustave Flaubert quant au moment et au lieu où Emma devait se donner à Léon. Il semble qu’aux prises avec la rédaction et le contenu même de l’œuvre, l’écrivain n’attendait plus que le moment propice où le jeune homme pouvait surgir, comme par miracle, dans le flux des événements. Les personnages se trouvent donc placés dans une attitude de disponibilité par rapport à la continuité et à l’enchaînement des éléments du récit, et, on l’a deviné, ceux-ci se déroulent parfois en dépit de toute vraisemblance.

C’est dans le même état d’esprit à l’égard de son roman que Flaubert recrée un thème du passé. Ainsi, lors de la promenade d’Emma et Léon en bateau, le batelier rappelle bien malencontreusement pour Emma que le ruban de soie trouvé par Léon devait appartenir à un groupe de jeunes gens qu’il avait promené un autre jour :

« Ils sont venus un tas de farceurs, messieurs et dames, avec des gâteaux, du champagne, des cornets à pistons, tout le tremblement ! Il y en avait un surtout, un grand bel homme, à petites moustaches, qui était joliment amusant ! Et ils disaient comme ça : « Allons, conte-nous quelque chose…, Adolphe… Dodolphe…, je crois ». (p. 239).

Sans contredit, le passage est surprenant. L’artifice est dévoilé bien plus explicitement encore que dans l’exemple précédent où l’apparition de Léon pouvait à la rigueur se justifier par des raisons propres à la logique quotidienne, celle même du lecteur, et de plus, l’esprit d’Emma avait été préparé à l’enlèvement. Dans la promenade en bateau, la situation est tout autre, l’évocation d’un personnage équivaut à une intrusion qui bouscule, sinon détruit, l’état psychologique d’Emma : un moment d’euphorie justifié par les événements heureux décrits dans un langage plutôt descriptif et même surchargé. En vérité, Emma séduite par Léon croyait vivre en cet instant le bonheur auquel l’imagination lui avait donné accès lors de la représentation de Lucie de Lammermoor. Le bonheur, soi-disant acquis à présent, est relaté dans la phraséologie romantique la plus intempestive :

« Une fois, la lune parut ; alors ils ne manquèrent pas à faire des phrases, trouvant l’astre mélancolique et plein de poésie ; même elle se mit à chanter :

« Un soir, t’en souvient-il ? Nous voguions, etc… ».

Sa voix harmonieuse et faible se perdait sur les flots, et le vent emportait les roulades que Léon écoutait passer, comme des battements d’ailes, autour de lui (p. 239).

Néanmoins, Emma n’est qu’un personnage de roman de mœurs, elle fait partie d’un milieu sans brillant, d’un cadre choisi pour un « roman sur rien », et qui bien sûr ne peut se prêter à la réalisation d’un rêve, alors que Flaubert nous a fait croire un instant à l’affranchissement possible des contingences humaines. Une disproportion était sur le point de se formuler, et ainsi, le niveau de la narration, celui du monde le plus prosaïque, est tôt rejoint par l’allusion du batelier. La graphie même s’en est mêlée pour détruire l’illusion du bonheur, le nom à l’accent exotique se transforme pour les besoins de la cause en « Adolphe » puis en « Dodolphe » (2). Ne perdons guère de vue que cette coïncidence provoquée par les paroles du batelier est le résultat d’un art réfléchi et qui, bien entendu, sacrifie à toute vraisemblance. Ainsi, l’enchaînement des faits, forcé tel qu’il l’est, sert à ramener le flux des événements au niveau conforme à l’esthétique du roman flaubertien, celui où règne le grotesque, et d’où le personnage sous l’effet d’une illusion risque de s’écarter. Toute tentative d’évasion ne peut être que momentanée et toujours vouée à l’échec.

Peut-être pourrions-nous aussi parler de coïncidences lorsque Emma voit de sa fenêtre Rodolphe qui vient faire saigner son valet (p. 119). Il est vrai que l’instant est propice. En effet, l’entrée de Rodolphe dans le roman vient à un moment opportun alimenter le récit. Cependant, en soi, l’arrivée de ce voisin ne peut vraiment surprendre le lecteur — il faut bien qu’il y ait rencontre — et ne présente aucun trait imprévu, elle constitue un chaînon des plus logiques dans la continuité de l’épisode. On voit ainsi par contraste l’intérêt que comportent les événements discutés plus haut et qui relèvent, il nous semble bien, d’un procédé bien plus complexe. A vrai dire, ce procédé est à peine esquissé dans Madame Bovary mais dans L’Éducation sentimentale, il formera une des bases de la structure de l’œuvre {3).

 

L’Éducation sentimentale

La coïncidence, qui n’est toujours en somme qu’un artifice littéraire, deviendra dans le roman de 1869 des coups de pinceaux adroits qui rattachent et relient quelques-uns des thèmes épars du roman : ceux-ci, nous le verrons dans les pages qui vont suivre, s’enrichissent de signification par leur rapprochement. Inutile d’insister sur le fait que les coïncidences se manifestent dans un roman de nombreuses façons et que chacune d’elles apporte, du moins sous la plume de Flaubert, et nous l’avons déjà constaté, sa propre justification.

On ne peut lire L’Éducation sentimentale sans être quelque peu étonné de la désinvolture avec laquelle l’auteur manie et rassemble les événements. Une analyse nous montre cependant un système de coïncidences perfectionné et souvent destiné à maintenir la narration dans le domaine du prosaïque. Les coïncidences, rappelons-le, forment la structure nécessaire des intrigues dans bon nombre de pièces. Souvenons-nous, à ce propos, que Flaubert est aussi dramaturge, et il est permis de croire que par un sentiment de nostalgie profonde, il a voulu mettre dans son roman une forte dose de l’optique théâtrale qu’il connaissait bien et qui, malgré tout, lui avait valu des déboires à la scène.

Citons une ou deux de ces coïncidences frappantes (4). Au retour de l’hippodrome, la berline de Frédéric Moreau éclabousse un passant sur le trottoir ; cet homme n’est autre que son ami Deslauriers, personnage dont la vie est si intimement liée à celle du héros (p. 209). Flaubert a sans aucun doute forcé l’agencement de cette scène aussi surprenante que celle où Léon découvre le ruban de soie dans le bateau. Tout procédé romanesque semble justifié pour l’auteur qui bâtit son œuvre non sur la validité et la vraisemblance des événements constitutifs, mais plutôt sur le conflit direct entre la subjectivité des personnages, ceux-ci étant mis en rapport les uns avec les autres par les méthodes que nous relevons Ici-même.

L’auteur prise, nous l’avions déjà constaté, l’arrivée inattendue d’un personnage dans un endroit : Arnoux se présente chez Frédéric pour l’inviter le soir même où ce dernier s’apprêtait à recevoir son ami Deslauriers (p. 43). Ce stratagème facile, car c’en est un, consiste à faire ressortir le manque de volonté du jeune homme qui s’était promis, lui, de ne plus revoir la femme qu’il convoitait, c’est-à-dire Mme Arnoux. Une invitation chez celle-ci et le revirement est complet. Ailleurs dans le roman, le même personnage survient chez Frédéric pour lui faire part de ses soucis financiers, et cela presque à l’instant où le jeune homme reçoit un bon de quinze mille francs (p. 181). La technique n’est au fond pas bien différente de celle de l’exemple précédent, mais ici Frédéric ayant promis cet argent à Deslauriers se trouve en face d’un véritable dilemme, « maudissant Deslauriers, car il voulait tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux » (p. 182). Voyons par quel enchaînement de circonstances l’auteur va résoudre le problème délicat que pose la situation :

En rentrant chez lui, il trouva une lettre contenant ces mots :

« Quoi de neuf ?

« Ma femme se joint à moi, cher ami, dans l’espérance, etc.

« A vous, »

Et un parafe.

— « Sa femme ! Elle me prie ! »

Au même moment parut Arnoux pour savoir s’il avait trouvé la somme urgente.

— « Tenez, la voilà ! » dit Frédéric.

Et, vingt-quatre heures après, il répondit à Deslauriers :

— « Je n’ai rien reçu » (p. 183).

Il faut en convenir, le procédé reflète un aspect inquiétant et, de plus, la fréquence avec laquelle il est employé trahit les intentions de Flaubert, et nous permet sans doute d’éliminer ce qui aurait pu être considéré comme purement accidentel lors de la rédaction du roman. On s’en voudrait de ne pas mentionner également l’épisode où Arnoux apparaît à point nommé et interrompt le duel entre Frédéric et Cisy (p. 230). Dans ce cas particulier, on serait plus enclin à accepter la coïncidence à cause du caractère comique de la scène. L’on pardonne bien des choses dans des pages qui veulent amuser. Ne pourrait-on aussi ajouter, puisque nous avions parlé plus haut d’optique théâtrale, que ce passage préfigure la technique cinématographique dont se nourrit aujourd’hui la production de second ordre ?

Le procédé de la coïncidence, on le voit, prend une ampleur non atteinte dans les œuvres précédentes et, bien sûr, nous nous en tenons uniquement aux grands romans de mœurs. L’esthétique qui gouverne Salammbô est tout autre, et soulever le problème de la coïncidence dans une œuvre aux dimensions épiques serait un non-sens, ou alors se réclame d’une esthétique très différente encore. De même, dans Bouvard et Pécuchet, les liens établis dès les toutes premières pages entre les deux copistes et le concours des circonstances qui s’enchaînent défient toute logique et, par là même, dépassent le niveau prosaïque où la coïncidence avait encore le pouvoir de créer l’étonnement.

Certains événements fortuits contribuent, par leur répartition, à l’unité de l’œuvre. Prenons ainsi le thème de la mort, ou du moins un de ses aspects, et nous constatons qu’un décès est lié à la plupart des personnages principaux de L’Éducation sentimentale, c’est-à-dire à Frédéric Moreau, Louise Roque, Mme Dambreuse, Rosanette et Mme Arnoux. Sauf dans le cas de la mort d’Arnoux, annoncée dans les toutes dernières pages, et que nous discuterons plus bas, nous avons en réalité quatre morts de convenance dont la fonction est significative dans la structure thématique du roman.

Le premier de ces décès est celui de l’oncle Barthélémy. Flaubert le fait pénétrer brièvement dans le roman à l’époque où Frédéric passe de longs mois pleins d’ennui à Nogent auprès de sa mère. Le vieillard, nous l’apprenons, « avait amassé vingt-sept mille livres de rente ! » (p. 96). Après une brève présentation où le côté financier l’emporte, Flaubert le fait pour ainsi dire mourir à la page suivante, et le jeune homme s’éveille un beau matin avec la nouvelle de la mort de l’oncle et, faut-il le préciser, l’héritage qui lui permettra de rentrer quelques jours plus tard à Paris afin de revoir Mme Arnoux. Ce chapitre, le dernier de la première partie du roman — L’Education est divisée en trois parties — baigne dans une atmosphère funèbre, car déjà dans le paragraphe qui précédait directement celui de l’annonce de l’héritage, il était question de Frédéric qui s’habituait à la province, « et même, constate Flaubert, son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant … Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s’étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée » (p. 197). Le décès rétablit évidemment l’équilibre du récit, il ne fallait pas que Frédéric s’enlise — le roman risquait de perdre sa raison d’être.

Flaubert a voulu écrire un roman sous le signe du macabre, c’est du moins l’impression qu’il nous donne ; déjà au collège de Sens, Frédéric logeait dans « le dortoir d’où l’on domine un cimetière » (p. 13). Et un jour qu’il était à la recherche de Regimbart qui pouvait lui fournir la nouvelle adresse d’Arnoux, « il crut même apercevoir au loin son chapeau ; un corbillard et des voitures de deuil s’interposèrent. L’embarras passé, la vision avait disparu » (p. 104). Le symbolisme créé par ces étranges coïncidences est trop simple pour que nous n’y voyions pas percer l’ironie de l’auteur.

Alors que la mort de l’oncle Barthélémy relançait l’intérêt du récit, puisque l’héritage allait permettre à Frédéric de poursuivre la réalisation de ses rêves, un autre décès vient ponctuer et assombrir la fin de la première partie du roman, c’est celui d’Eléonore, la mère de Louise Roque. Nous savions d’ailleurs qu’elle était malade et c’était même l’un des facteurs qui contribuaient à séparer Frédéric de Louise. Sa mort fait l’effet d’un glas et efface les rapports entre les jeunes gens :

« Cette mort, après tout, n’était un malheur pour personne, pas même pour son enfant l La jeune fille ne s’en trouverait que mieux, plus tard.

Comme les deux maisons se touchaient, on entendait un grand va-et-vient, un bruit de paroles ; et l’idée de ce cadavre près d’eux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation… (p. 99).

Ainsi, la première mort, celle de l’oncle Barthélémy, fournit une nouvelle donnée au récit et justifie une nouvelle voie : celle d’Eléonore assure le ton.

La seconde partie du roman est dépourvue de ce qu’on appelle les morts de convenance.  Il en fallait par contre dans la dernière. Tout comme les deux premiers décès avaient été groupés dans un seul chapitre, la mort de Dambreuse et de l’enfant de Rosanette surviennent dans le quatrième chapitre où elles précipitent la fin des aventures amoureuses de Frédéric Moreau.

La mort imminente du banquier est annoncée, et après la scène de désespoir admirablement bien jouée par Mme Dambreuse, devenue entretemps la maîtresse de Frédéric, une remarque de celui-ci jette une lumière révélatrice sur la valeur romanesque de l’incident ; en effet, lorsque la veuve se montre enfin soulagée par la disparition de son mari, Frédéric naïvement s’écrie : « On était libre, pourtant ! » (p. 376). En somme, cette mort n’était pas vraiment nécessaire selon lui, et ce reproche, n’a-t-on pas l’impression qu’il s’adresse à l’auteur lui-même ? Malgré lui, le héros devient le témoin du roman en train de se faire, et Gustave Flaubert devra rendre des comptes.

Dans l’évolution du récit, ce dernier événement représente justement le signal qui mettra Frédéric aux prises avec de nouvelles épreuves et dont la première est celle de la proposition en mariage auquel il consent. Il y consent avec le même degré de légèreté dont il avait fait preuve lorsque Louise Roque lui avait demandé s’il voulait être son ¡mari. Ce qui est important aussi par rapport à ce décès, c’est la mauvaise conscience qui s’empare de Frédéric, car « une pudeur le prit et, pour faire au défunt une sorte de réparation, il s’offrit à le veiller lui-même » (p. 378). Et lorsque les paupières du cadavre se sont rouvertes « Frédéric croyait y voir comme un jugement porté sur lui » (p. 379). Flaubert n’aurait pu mieux choisir l’instant.

Les sentiments de Frédéric prennent une forme bien plus pathétique encore, devant une naissance cette fois, celle de l’enfant que Rosanette lui donne. A voir le nouveau-né, ses réactions sont d’abord faites de répugnance : c’est « quelque chose d’un rouge jaunâtre, extrêmement ridé, qui sentait mauvais, et vagissait ». Mais quand Rosanette se suspend à son cou, Frédéric est alors en proie à des scrupules :

« Le souvenir de Mme Dambreuse lui revint, il se reprocha comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et souffrait dans toute la franchise de sa nature… (p. 386).

Un autre jour, l’épreuve à laquelle est soumis Frédéric reprend :

« Puis ses yeux retombaient sur son fils. Il se le figurait jeune homme, il en ferait son compagnon ; mais ce serait peut-être un sot, un malheureux à coup sûr. L’illégalité de sa naissance l’opprimerait toujours ; mieux aurait valu pour lui de ne pas naître, et Frédéric murmurait : « Pauvre enfant ! » le cœur gonflé d’une incompréhensible tristesse. » (p. 388).

Dès lors, Frédéric se trouve pris dans un engrenage où le maintiennent de part et d’autre Mme Dambreuse et Rosanette. L’enfant tombe malade et meurt, c’est donc dans la série établie la quatrième mort de convenance. On assiste alors à une nouvelle scène de désespoir, cette fois de la part de Rosanette, scène que Flaubert très probablement voulait opposer à celle de Mme Dambreuse lors de la mort de son mari. La mort de l’enfant devient ainsi sur le plan symbolique le présage de la dissolution du thème féminin dans Je roman ; Flaubert écrit : « Il lui semblait que cette mort n’était qu’un commencement, et qu’il y avait par-derrière un malheur plus considérable près de survenir » (p. 401). Il n’a nullement tort, le chapitre s’achève en effet par la nouvelle du départ possible d’Arnoux et de sa femme. Quant au chapitre suivant, il relatera les ruptures, et nous verrons Frédéric se séparer de Rosanette d’abord, de Mme Dambreuse ensuite. Enfin, par un autre jeu de coïncidences, il retourne à Nogent pour être, malgré lui, témoin du mariage de Louise et Deslauriers.

Certes, Flaubert est trop bon romancier que pour se borner uniquement à un système de conventions romanesques basé sur le décès de certains personnages. S’il est vrai toutefois que les deux premiers décès sont présentés assez simplement, par contre, ceux du banquier et de l’enfant sont bien plus complexes dans le réseau de significations qu’ils soulèvent. En effet, Flaubert rapproche ces derniers décès en ayant soin de faire allusion à la mort du banquier tout en décrivant en détail le petit mort (p. 407). De son côté, Rosanette contemple son enfant et se le représente dans le courant des années ; Frédéric aussi avait fait des rêves d’avenir en veillant auprès de Dambreuse. Et n’oublions guère le rapprochement établi entre la souffrance de Rosanette devant son enfant défunt et celle de Mme Dambreuse dans une scène de nature bien différente :

« Une mère en deuil n’est pas plus lamentable près d’un berceau vide que ne l’était Mme Dambreuse devant les coffres-forts béants… »(p. 384).

Quant à la mort d’Arnoux, on ne nous en fait part que dans le tout dernier chapitre, lorsque Frédéric et Deslauriers rappellent leur passé. La nouvelle prend place dans l’évocation de ce que sont devenues leurs connaissances ; ce n’est plus alors, dans la continuité du récit, qu’un élément neutre et sans signification : « Mort l’année dernière » (p. 425). Rien ne peut mieux indiquer que la trame du roman est effectivement achevée et la logique, celle du lecteur, va reprendre ses droits.

Nous ne songions certes ni à compiler ni à cataloguer tous les cas où se manifeste le phénomène de la coïncidence, étude qui, par ailleurs, aurait une utilité incontestable, nous tenions surtout à dégager un aspect particulier sur lequel repose la structure romanesque chez Flaubert, et peut-être même présenter le problème de la situation de l’écrivain vis-à-vis du roman qu’il construit. La liberté implicite dans l’art même d’écrire, met à la disposition du romancier un nombre infini de moyens. Parmi ceux-ci, la coïncidence ne semble à première vue qu’un procédé gratuit, mais une analyse, du moins nous l’espérons, peut lui conférer une signification.

Henri Servin,

University of Arizona.

Tucson (U.S.A.).

 

 

(1) Madame Bovary, Paris, Garnier, 1960. L’Éducation sentimentale, Paris, Garnier, 1961. Nous emprunterons toutes nos citations et références à ces éditions.

(2) On trouvera d’intéressantes remarques quant au nom de Rodolphe dans l’article de Jean Pommier, « Noms et prénoms dans Madame Bovary », essai d’onomastique littéraire, dans Dialogues avec le passé, Etudes et portraits littéraires, Paris, Nizet, 1967, pp. 141-157.

(3) Les exemples se rapportant en particulier à L’Éducation sentimentale ont fait l’objet d’une communication au congrès annuel de 1970 de la Philological Association of the Pacific Coast (U.S.A.).

(4) Mon article touche par certains aspects à celui de Jean Bruneau, « Le rôle du hasard dans L’Éducation sentimentale », Europe, Septembre-Novembre 1969, pp. 101-107. La nature du sujet traité nous force bien entendu à faire appel à quelques-uns des mêmes épisodes, toutefois, je m’attache surtout à souligner l’importance et la valeur d’un procédé en fonction de la structure thématique de l’œuvre.