Flaubert dans ses lettres : un cœur mis à nu

Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 45 – Page 20

Flaubert dans ses lettres : un cœur mis à nu

 

Le 29 janvier 1857, dans le Palais de Justice à Paris, assis sur le banc des accusés, se faisait remarquer un homme d’environ trente-cinq ans, très robuste, aux grands yeux bleus saillants, les paupières un peu soufflées, les joues pesantes, moustaches à la gauloise et teint rougeâtre. Son crime était d’avoir composé un roman qui, au dire du procureur général Ernest Pinard, allait à l’encontre de la morale. Aussi les juges devaient-ils le punir avec rigueur.

Le réquisitoire du procureur général aboutissait à cette conclusion digne de M. Homais : « L’art sans règle, dit-il, n’est plus l’art, c’est comme une femme qui quitterait tout vêtement. Imposer à l’art l’unique règle de la décence publique, ce n’est pas l’asservir, mais l’honorer. On ne grandit qu’avec une règle ».

Le tribunal acquitta cependant Gustave Flaubert. Madame Bovary eut de nombreux lecteurs, mais il y en eut peu qui, aussi clairement que Baudelaire, comprirent toute son originalité et la raison pour laquelle le roman avait de la difficulté à se faire valoir dans la société contemporaine : « Une société, écrit Baudelaire, absolument usée, pire qu’usée, abrutie et goulue, n’ayant horreur que de la friction, et d’amour que pour la possession ».

La même année, Baudelaire était lui-même victime du zèle de Pinard. Dans le monde matérialiste de la bourgeoisie, Les Fleurs du mal ne connurent pas le sort de Madame Bovary, mais le tribunal jugea que les poèmes faisaient outrage aux notions de morale communément admises et ordonna la censure : l’auteur fut condamné à une amende.

Il ne fait aucun doute que ce même Pinard serait tombé raide si jamais ses yeux pudibonds avaient été exposés aux lettres de Flaubert. Car c’est là que l’on rencontre une verdeur et une gauloiserie presque sans retenue, un Flaubert déboutonné qui dépeint crûment ses visites de bordels et qui se vautre dans le plaisir et la luxure. Pour ses amis, Flaubert n’a pas de secrets. Mais on y trouve aussi, et surtout, un cœur mis à nu, une description émouvante et captivante de la lutte de Flaubert pour réaliser son idéal d’artiste, si étranger aux valeurs bourgeoises du temps, qui avaient en lui leur plus sévère critique. Des lettres superlativement belles, vivantes et enrichissantes, pleines de cette spontanéité qui fait défaut dans ses romans.

Flaubert romancier tourne et retourne chaque phrase et est en proie à des tourments déchirants si un même mot se retrouve, par deux fois, sur la même page de son manuscrit. L’auteur des lettres, au contraire, laisse sa plume trotter librement sur les feuilles sans se soucier outre-mesure des répétitions, des assonances et des dissonances malvenues. Il est libre, spontané, naturel, généreux et — dans sa franchise — désarmant. D’un côté l’objectivité à tout prix des romans, de l’autre la subjectivité effrénée des lettres. Le contraste ne saurait guère être plus grand.

Dès 1884 — quatre ans après la mort de Flaubert — parut la première édition d’un certain nombre de ses lettres. C’est Maupassant qui publia les lettres à George Sand. En 1887 suivirent quatre volumes, mais il fallut attendre jusqu’à l’édition Conard en neuf volumes (1926-1933) pour avoir les lettres à Louise Colet, à classer, je crois, parmi les meilleures de notre auteur et qui, en plus, nous permettent de suivre de près la genèse de Madame Bovary. À ces volumes s’ajoutèrent, en 1954, encore quatre. Jusqu’alors les éditeurs avaient souvent, pour différentes raisons, frisé le texte de Flaubert. Ils avaient, entres autres, supprimé de longs passages qui contenaient des allusions à des personnes dont les héritiers pourraient s’offenser de la trop grande franchise de Flaubert, enlevé certaines parties osées (assez souvent remplacées par des points puritains…) et avaient même eu l’audace de corriger le styliste qu’était Flaubert.

C’est donc, dans le monde littéraire, un grand événement que M. Jean Bruneau, aujourd’hui professeur à l’Université de Harvard, ait publié récemment le premier tome de son édition de la Correspondance de Flaubert (Gallimard, La Pléiade, Paris, 1973). Car cette édition nous offre un texte complet, non censuré que met en valeur un commentaire précis, admirablement bien informé. M. Bruneau est le premier éditeur à respecter la ponctuation de Flaubert et à reproduire fidèlement ses longs paragraphes, que les autres éditeurs avaient morcelés, ce qui, bien entendu, avait rendu impossible toute recherche sérieuse sur son style épistolaire. Il serait tentant de qualifier de définitive cette édition si tant est que la recherche puisse jamais être définitive. De nouvelles lettres de Flaubert surgiront peut-être encore… L’édition de M. Bruneau est déjà devenue un ouvrage de référence. Par la qualité de sa science et de son érudition, elle s’inscrit dans la grande tradition des recherches humanistes françaises.

Le premier volume, jusqu’ici le seul publié, de l’édition de M. Bruneau couvre la période de 1830 à 1850 ; c’est-à-dire, dans la vie de Flaubert, de neuf à trente ans. Nous y rencontrons un Flaubert inconnu de ses contemporains et très proche de Jules, le héros de la première Éducation Sentimentale. Un rêveur : il rêve à l’Orient et à son soleil, mais aussi un révolté, qui ridiculise conventions et convenances et, surtout, un écrivain laborieusement à la recherche de son identité.

« Heureux le jour où je foutrai le collège au diable ». Le jeune Flaubert, assoiffé de connaissances et qui lit comme un acharné, Homère, Tacite, Shakespeare, Montaigne, Rabelais, Ronsard, Rousseau, Voltaire, Walter Scott, Victor Hugo, Lamartine, sans oublier le marquis de Sade, déteste l’école et son enseignement « insipide » aussi intensément que, plus tard, il se dégoûtera de la Faculté de Droit et abhorrera l’idée d’une carrière bourgeoise.

« Je resterai 3 ans à Paris à gagner des véroles et ensuite ? ». Il attrapera ses véroles, mais une maladie des nerfs le sauvera des études de droit.

« […] y a-t-il rien de bête comme l’égalité, s’écrie l’homme de vingt ans, surtout pour les hommes qu’elle entrave, et elle m’entrave furieusement. Je hais l’Europe, la France mon pays […]. J’étais né pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir 6.000 femmes et 1.400 bardaches, des cimeterres pour faire sauter les têtes des gens dont la figure me déplaît, des cavales numides, des bassins de marbre, et je n’ai rien que des désirs immenses et insatiables, un ennui atroce et des bâillements continus ! ».

Après avoir essuyé cette salve, on s’étonnera sans doute moins de trouver Néron et Héliogabale au nombre de ses idoles historiques que de constater que sa correspondance nous offre une peinture très brillante de cet Orient qui est en réalité si différent des rêves de « l’empereur de Cochinchine ».

Il y a, chez Flaubert, une forte volonté de choquer. Que l’on y ajoute qu’il est lui-même victime complaisante de ses lectures et de sa veine littéraire, on comprendra que, dans ses lettres, il lui arrive fréquemment d’exagérer ses réactions « pour épater, comme il dit, le bourgeois » ou pour satisfaire à des besoins purement littéraires ou stylistiques. Ainsi les fougueuses déclarations d’amour de ses premières lettres à Louise Colet, éprouvant bas-bleu, dans toute sa fatuité, semblent avoir atteint leur crescendo pour des raisons littéraires plutôt que sentimentales.

Flaubert est lui-même pleinement conscient de la duplicité de son caractère il porte en lui, selon son expression, « deux bonshommes distincts », le lyrique et le rigoureux observateur, le réaliste. De leur union est né le chef-d’oeuvre : L’Éducation Sentimentale.

Si toutefois l’on connaît la passion de Flaubert, non pas pour Louise Colet, mais pour Mme Schlésinger, alias Mme Arnoux de L’Éducation Sentimentale, comment comprendre et expliquer le vocabulaire réaliste, pour ne pas dire brutalement obscène de certaines lettres qui portent sur la femme et l’amour ? En­est-il de Flaubert comme de Stendhal et de Mérimée : cache-t-il, dans sa crainte de paraître ridicule, ses sentiments profonds derrière un rideau de ces mots qui expriment la crudité et l’obscénité ? N’écrit-il pas lui-même à Louise Colet : « On peut très bien aimer une femme et aller tous les soirs chez les filles » ?

Dans la littérature française, le genre épistolaire occupe une place privilégiée. Les lettres de Flaubert, comme par exemple celles de Voltaire et de Rousseau, joignent à une qualité littéraire indiscutable une valeur humaine qui est de tous les temps. Romancier, Flaubert renouvelle le genre romanesque après Balzac et exerce une très grande influence. Quand, dans ses lettres, il est question d’art et de littérature, Flaubert souligne avec insistance la primauté de la forme ; on peut, en effet, parler d’un véritable culte du style et de l’objectivité. Dans une lettre admirable à sa mère, Flaubert écrit le 15 décembre 1850 : « Tu peindras le vin, l’amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne seras ni ivrogne, ni amant, ni mari, ni tourlourou. Mêlé à la vie, on la voit mal, on en souffre ou [on] en jouit trop. L’artiste, selon moi, est une monstruosité — quelque chose de hors nature ».

Et dans une autre lettre : « La vie est une chose tellement hideuse que le seul moyen de la supporter, c’est de l’éviter. Et on l’évite en vivant dans l’art, dans la recherche incessante du vrai rendu par le beau ».

De ses premières œuvres littéraires, déjà, Flaubert s’efforce d’extirper la moindre trace de subjectivité. C’est cette volonté d’être objectif qui annonce la littérature moderne, des romanciers tels que Joyce, Kafka, Faulkner et Hemingway qui, tous, se sont inspirés de son exemple et de sa leçon. En France, les tenants du nouveau roman se réclament de lui : Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Sollers, Claude Simon…

Ses lettres, malgré leur subjectivité débridée, et aussi grâce à elle, peuvent illustrer un courant littéraire moderne.

Gunnar von Proschwitz

(Université de Göteborg, Suède).

Cet article a été publié le 31 mars 1974, à Stockholm, dans le journal Svenska Dagbladet. Sur notre demande et avec l’autorisation de Svenska Dagbladet, M. von Proschwitz a traduit en français son texte original suédois.