Étude thématique d’un fragment de La Légende de saint-Julien-l’Hospitalier

Les Amis de Flaubert – Année 1974 – Bulletin n° 45 – Page 23

 

Sur un procédé de composition de Gustave Flaubert

Étude thématique d’un fragment de
La Légende de saint-Julien-l’Hospitalier

L’intérêt croissant qui se porte depuis quelques années sur les écrits de jeunesse, voire d’enfance, de Gustave Flaubert, a révélé que, dans les débuts tout au moins, l’apprenti-écrivain s’est efforcé de composer sur des thèmes connus, et à partir de directives de ses maîtres du Lycée, des variantes originales, et révélatrices de certaines tendances profondes. Ainsi de Matteo Falcone ou Deux cercueils pour un proscrit, rédigé vers 1835 à partir du conte célèbre de Prosper Mérimée ; ainsi de divers récits relatifs à la fin du Moyen Âge, inspirés de chroniqueurs, et parfois de romans d’Alexandre Dumas ; ainsi de Rage et Impuissance, dont j’ai montré autrefois (1) la dette à l’égard du Médecin de campagne de Balzac, publié deux ans plus tôt. Cette tendance se retrouve dans les ouvrages de la maturité, et jusque dans les chefs-d’œuvre. Des passages de Madame Bovary, de l’Éducation Sentimentale, et jusqu’à certaines phrases isolées, figurant dans ses romans ou dans l’un des Trois Contes, sont manifestement des transpositions de textes célèbres — ou moins célèbres — de notre littérature. Rien de surprenant de la part d’un écrivain, dont le célèbre « gueuloir » a servi en quelque manière de laboratoire de style : il est hors de doute en effet que certaine description du lever de la lune, dans Salammbô, si évidemment inspirée du célèbre morceau d’Atala, « La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre », que la notation des impressions d’Emma à la lecture du Génie du Christianisme (« Comme elle écouta, les premières fois, la lamentation sonore des mélancolies romantiques se répétant à tous les échos de la terre et de l’éternité ! »), si visiblement calquée sur la phrase de l’auteur de René, et transposant sans doute encore le texte d’Atala, « Le nom de Dieu et du tombeau sortait de tous les échos, de tous les torrents, de toutes les forêts », se ressentent du passage par le « gueuloir » des morceaux correspondants.

Flaubert nourrissait une solide admiration pour Victor Hugo, admiration renforcée par l’exil volontaire et prolongé auquel s’était soumis le poète. Les traces de Notre-Dame de Paris sont nombreuses dans Madame Bovary (jusque dans l’étrange parallélisme des deux titres qui consonnent, ainsi que Jacques Seebacher en a fait l’observation) : la chienne d’Emma se nomme Djali, comme la chèvre de la Esmeralda ; les effusions maternelles d’Emma « quand il venait des visites » évoquent pour l’auteur les expansions lyriques de la Sachette de Notre-Dame ; le roman, dans son ensemble, est bâti sur le thème de la Fatalité (terme dont tour à tour Rodolphe et Charles font un usage abusif) : or, une page introductive de Notre-Dame de Paris place elle aussi le roman de Victor Hugo sous le signe de la Fatalité, dont l’auteur aurait découvert la dénomination grecque (Anagkè) gravée à la main sur le mur d’une des tours. « C’est sur ce mot, ajoute l’auteur, qu’on a fait ce livre ». Enfin, une coïncidence, qui n’en est peut-être pas une, situe la rupture d’Emma avec Rodolphe au lundi 4 septembre, qui ne peut appartenir qu’à l’année 1843, et qui, Jacques Seebacher encore en a fait la remarque, est le jour de la tragédie de Villequier. L’étude thématique du passage de La Légende de saint-Julien l’Hospitalier, que l’on va lire, confirme de manière spectaculaire cette influence de Victor Hugo sur Gustave Flaubert, et la persistance de cette influence au terme même de sa carrière d’écrivain. Julien, rentrant d’une randonnée solitaire, au cours de laquelle ses traits n’ont pu atteindre aucune bête sauvage, est le témoin d’un phénomène extraordinaire :

 « Et tous les animaux qu’il avait poursuivis se représentèrent, faisant autour  de lui un cercle étroit. Les uns étaient assis sur leur croupe, les autres dressés  de toute leur taille. Il restait au milieu, glacé de terreur, incapable du moindre mouvement. Par un effort suprême de sa volonté, il fit un pas ; ceux qui perchaient  sur les arbres ouvrirent leurs ailes, ceux qui foulaient le sol déplacèrent leurs  membres ; et tous l’accompagnaient.

 « Les hyènes marchaient devant lui, le loup et le sanglier par-derrière. Le  taureau, à sa droite, balançait la tête ; et, à sa gauche, le serpent ondulait dans  les herbes, tandis que la panthère, bombant son dos, avançait à pas de velours et à grandes enjambées. Il allait le plus lentement possible pour ne pas les irriter,  et il voyait sortir de la profondeur des buissons des porcs-épics, des renards, des  vipères, des chacals et des ours.

«  Julien se mit à courir, ils coururent. Le serpent sifflait, les bêtes puantes  bavaient. Le sanglier lui frottait les talons avec ses défenses, le loup l’intérieur des  mains avec les poils de son museau. Les singes le pinçaient en grimaçant, la fouine se roulait sur ses pieds. Un ours, d’un revers de patte, lui enleva son chapeau ; et la panthère, dédaigneusement, laissa tomber une flèche qu’elle portait  à sa gueule.

 « Une ironie perçait dans leurs allures sournoises. Tout en l’observant du  coin de leurs prunelles, ils semblaient méditer un plan de vengeance ; et, assourdi  par le bourdonnement des insectes, battu par des queues d’oiseaux, suffoqué par des haleines, il marchait les bras tendus et les paupières closes comme un aveugle, sans même avoir la force de crier grâce. »

Le poète Pierre Gringoire, qui s’est mis à suivre la bohémienne Esmeralda dans les rues avoisinant la Place de Grève, s’aventure dans la Cour des Miracles, où les aveugles voient, où les sourds entendent, où les muets parlent, et où les estropiés retrouvent leurs jambes.

« Cela dit, il tourna le dos à l’aveugle, et poursuivit son chemin. Mais l’aveugle  se mit à allonger le pas en même temps que lui ; et voilà que le perclus, voilà  que le cul-de-jatte surviennent de leur côté avec grande hâte et grand bruit d’écuelle et de béquilles sur le pavé. Puis, tous trois, s’entre-culbutant aux trousses  du pauvre Gringoire, se mirent à lui chanter leur chanson

— Caritatem ! chantait l’aveugle.

— La buona mancia ! chantait le cul-de-jatte.

«  Et le boiteux relevait la phrase musicale en répétant : Un pedaso de pan ! Gringoire se boucha les oreilles. Ô tour de Babel ! s’écria-t-il.

« II se mit à courir. L’aveugle courut. Le boiteux courut. Le cul-de-jatte courut.

«  Et puis, à mesure qu’il s’enfonçait dans la rue, culs-de-jatte, aveugles, boiteux  pullulaient autour de lui, et des manchots, et des borgnes, et des lépreux avec  leurs plaies, qui sortant des maisons, qui des petites rues adjacentes, qui des soupiraux des caves, hurlant, beuglant, glapissant, tous clopin-clopant, cahin-caha, se ruant vers la lumière, et vautrés dans la fange comme des limaces après la  pluie.

 « Gringoire, toujours suivi par ses trois persécuteurs, et ne sachant trop ce  que cela allait devenir, marchait effaré au milieu des autres, tournant les boiteux, enjambant les culs-de-jatte, les pieds empêtrés dans cette fourmilière d’éclopés, comme ce capitaine anglais qui s’enlisa dans un troupeau de crabes.

 « L’idée lui vint d’essayer de retourner sur ses pas. Mais il était trop tard. Toute cette légion s’était refermée derrière lui, et ses trois mendiants le tenaient. Il continua donc, poussé à la foi par ce flot irrésistible, par la peur et par un  vertige qui lui faisait de tout cela une sorte de rêve horrible.

« Enfin, il atteignit l’extrémité de la rue…

Onde vas, hombre ? cria le perclus, jetant là ses béquilles, et courant après  lui avec les deux meilleures jambes qui eussent jamais tracé un pas géométrique  sur le pavé de Paris.

 « Cependant le cul-de-jatte, debout sur ses pieds, coiffait Gringoire de sa lourde jatte ferrée et l’aveugle le regardait en face avec des yeux flamboyants… »

(Notre-Dame de Paris, Il, 6).

Observons encore qu’au moment où le poète, condamné à être pendu par le roi des truands, croit venue sa dernière heure, « le mot grâce » expire sur ses lèvres.

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Il convient en premier lieu, après avoir apprécié comme il convient l’extraordinaire parenté thématique des deux textes, d’en souligner les différences : le récit de la poursuite est plus long chez Victor Hugo, et il est conduit avec une goguenardise et un souci du trait comique et frappant, qui ne se retrouvent pas dans la description de Gustave Flaubert. Pour étoffer une narration, l’écrivain se sent plus à l’aise dans un roman que dans un conte, dont le premier impératif est la concision. Par ailleurs, la formule même de l’écriture hugolienne implique le mélange des tons, l’antithèse du comique et du tragique, du bouffon et du macabre ; de plus, affectant envers le rimailleur famélique un ironique détachement, curieusement mêlé de sympathie, Victor Hugo — ainsi que cela se produit souvent ailleurs (je pense en particulier au récit des mésaventures de Gavroche dans Les Misérables) — aime traiter son sujet avec désinvolture. Avec Flaubert, les outrances du Romantisme sont révolues, et d’autre part, ce ton légèrement persifleur ne convenait pas à un récit hagiographique, laissant sa place à un merveilleux, auquel le conteur croit, ou feint de croire.

Mais ces réserves étant faites, on admirera combien la composition d’un passage est calquée sur celle de l’autre. Le cercle se referme sur Julien, comme il se referme sur Gringoire. Des considérations de prudence dictent à l’un comme à l’autre d’affecter une démarche naturelle. Mais la peur prend le dessus : Julien et Gringoire prennent leur course. Les mêmes mots, les mêmes coupures de phrases, les mêmes rythmes se retrouvent dans le conte flaubertien. Puis, après la vision d’ensemble qui se dégage de la poursuite, Hugo détaille le comportement de chaque protagoniste : le cul-de-jatte, l’aveugle et le boiteux sont suivis d’une légion d’autres mendiants, de faux éclopés, comme Julien distingue dans la poursuite le sifflement du serpent, la bave des bêtes puantes, et encore le sanglier, le loup, les singes. La notation concernant l’ours, qui, d’un revers de patte, ôte son chapeau à Julien, et la panthère, que l’on croyait blessée, et qui soudain se débarrasse d’une flèche fichée dans sa gueule, mérite d’être isolée, car l’emprunt à Victor Hugo est ici plus visible encore qu’ailleurs : l’impertinence de l’ours, Flaubert n’a-t-il pas été la prendre chez le cul-de-jatte qui coiffe Gringoire de sa lourde jatte ferrée, et la surprise qu’éveille dans l’âme de Julien le dédaigneux mouvement de la panthère, qui, telle Gargantua écartant de lui les projectiles dans la guerre picrocholine, secoue une flèche désormais dérisoire, n’est-elle pas celle de Gringoire au spectacle du perclus jetant là ses béquilles ?

Enfin, Flaubert prête aux animaux, vers la fin de l’épisode, des intentions vengeresses, où l’ironie se mêle à la menace : on trouve exactement ces composantes dans le texte de Victor Hugo ; et l’angoisse des deux personnages — Gringoire chez Hugo, et Julien chez Flaubert — se note par le même rythme haletant d’un texte haché, formé de participiales courtes, où le verbe est à peine renforcé d’un seul complément d’objet — chez Hugo —  ou d’agent — chez Flaubert

« Tournant les boiteux, enjambant les culs-de-jatte… » ici, et  « assourdi par le bourdonnement des insectes, battu par des queues d’oiseau, suffoqué par des haleines… » là.

Comme il fallait s’y attendre, le procédé est plus largement utilisé par Hugo que par Flaubert : «  hurlant, beuglant, glapissant… se ruant vers la lumière, et vautrés dans la fange… », et plus loin : « poussé à la fois par ce flot irrésistible, par la peur et par un vertige » maintiennent tout au long du texte l’impression obsédante du péril qui se rapproche et déferle.

L’aveugle est l’un des artisans les plus actifs de la poursuite dans Notre-Dame de Paris : curieusement il reparaît dans le texte de Flaubert, mais n’a plus qu’une fonction métaphorique, s’appliquant à Julien (le poursuivi) et non plus au poursuivant. J’ai relevé une dernière ressemblance entre les deux passages : Gringoire comme Julien voudraient implorer la pitié, mais n’en ont pas la force. Même si l’expression diffère légèrement dans les deux textes, l’effet recherché et produit est le même :  « sans même avoir la force de crier grâce », écrit Flaubert, et Hugo : « le mot grâce expira sur les lèvres de Gringoire » .

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Tant de ressemblances excluent la coïncidence, surtout si l’on se remémore la présence de Hugo en général et de Notre-Dame de Paris plus particulièrement dans l’œuvre de Gustave Flaubert. Les deux textes visent à créer une impression de cauchemar : elle naît d’abord de cette angoisse qui paralyse les pas des deux hommes, puis du pullulement, de la prolifération, pour mieux dire, des hommes — ou des animaux — acharnés à leur poursuite, du rythme de la fuite, et du triomphe final des persécuteurs sur les persécutés. Il reste que ce triomphe comporte une suite dans Notre-Dame de Paris : précipité dans la salle où trône le roi des gueux, Gringoire va être soumis à une épreuve, sa défaillance sera sanctionnée d’une condamnation à mort, et l’apparition, puis le geste miséricordieux de la Esmeralda le sauvent in extremis de la potence. Le cauchemar prend fin alors, et la narration reprend ses droits. II en va différemment dans le conte de Flaubert : dans le moment que Julien se sent perdu, la poursuite cesse, les animaux s’évanouissent comme les vapeurs des songes, le jour paraît, et Julien se retrouve devant son palais. Et c’est dans l’instant même où semblent dissipées ses terreurs que s’accomplit la prédiction du grand cerf : sans l’avoir voulu, sans même le savoir, tel Œdipe, autre criminel légendaire, aveuglé pour s’être cru trop clairvoyant, Julien, abusé par ses tâtonnements dans l’ombre du lit nuptial, égorgera son père et sa mère. Ainsi la poursuite inexorable des animaux, convoqués par la malédiction du cerf, sert-elle à préfigurer son accomplissement. Le même texte a donc dans les deux ouvrages un rôle dramaturgique différent. Il valait la peine, après avoir noté tout ce que la réminiscence, ou la transposition consciente et volontaire, a drainé du roman de Hugo dans le conte de Flaubert, de souligner les bornes de l’imitation, quand l’écrivain entend sauvegarder son originalité.

Roger Bismut