Darcel, premier critique rouennais de Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1975 – Bulletin n° 46 – Page 41

 

Darcel, premier critique rouennais de Madame Bovary

(21 avril 1857)

On attribue généralement à Sainte-Beuve, la première critique publiée sur Madame Bovary, publiée le 5 mai 1857 dans le Moniteur Universel, titre que portait alors le Journal Officiel du Second Empire. À la différence du nôtre, il était édité sur grand format comme la presse d’alors, ne comportant que quatre pages et donnant, pour paraître plus agréable à la lecture que celui d’aujourd’hui, des résumés de nouvelles tirés des journaux départementaux, des critiques de théâtre et de livres. On y retrouve Théophile Gautier et Sainte-Beuve. Ce dernier consacra à Madame Bovary un article plein de réticences et de surprises. Le style dut l’impressionner davantage que l’esprit du contenu. Au moins, il en parla en plus de quatre grandes colonnes. Comme il était intelligent et connaisseur, il pressentit que ce livre resterait. Il est à peu près certain que l’article de Sainte-Beuve, dans cette phase du Second Empire qui n’était pas libéral, donna le branle aux articles plus ou moins satisfaits qui parurent ensuite et moins nombreux qu’on ne le pense (1). Les répertoires sur feu auteurs littéraires, comme Thième et Salvard n’ont pas mentionné un autre article paru avant, le 21 avril 1857 dans le Journal de Rouen, lequel a l’avantage de ne pas avoir été influencé par d’autres et d’avoir encore un air de fraîcheur.

Il a toujours été de tradition à Rouen, et probablement dans les autres villes provinciales, qu’un romancier local bénéficie d’une chronique de circonstance et que l’on ne l’égratigne guère. La louange est limitée, mais il paraîtrait malséant de ne pas l’encourager et d’en tirer certaine gloire provinciale.

Le journaliste rouennais, auteur de cette critique, est Alfred Darcel. Il demeurait à Paris mais, depuis 1856, il envoyait régulièrement au Journal de Rouen des articles sur les expositions artistiques, les ventes de tableaux ou d’objets antiques, ce dont les Rouennais collectionneurs étaient friands. Il descendait d’une famille rouennaise qui, depuis des siècles, avait été négociante sur le port, et connue pour ses idées libérales. Son père était même commandant de la garde nationale, ce qui le classait parmi les notabilités respectées de la ville.

Alfred Darcel était de trois ans plus âgé que Gustave Flaubert, comme lui, ancien élève du Lycée Corneille. Il avait été reçu à l’École Centrale d’où il devait sortir ingénieur. Il revint à Rouen et, avec des capitaux familiaux, il monta une fabrique de produits chimiques à Amfreville-la-Mivoie, entreprise qui devint prospère. Au bout de quelques années, il en abandonna la direction, étant soucieux de retourner vivre à Paris et surtout de s’intéresser aux Beaux-Arts, pour lesquels, depuis sa jeunesse, il avait une forte vocation. Il fut attaché au Musée du Louvre. Sous la direction de Reisen, il fit le catalogue des dessins, puis celui des faïences et des émaux. Sa sûretéde jugement le mit en évidence. Il devint directeur de la manufacture des Gobelins en 1871 à la demande de Charles Blanc, directeur des Beaux-Arts, et le demeura pendant quatorze ans. En 1885, il fut nommé directeur du Musée de Cluny, proche de la Sorbonne. Il devait mourir en 1893, treize ans après Flaubert. De son vivant, il donna à la bibliothèque municipale de sa ville natale les lettres qu’il avait reçues de Flaubert, sauf une qui concernait Madame Bovary, ainsi que d’autres de personnages célèbres à l’époque et dont un grand nombre est tombé dans l’oubli.

Alfred Darcel fut un grand voyageur européen, visitant les musées. Il donna des articles à la Gazette des Beaux-Arts sur l’archéologie artistique etpubliaplusieurs ouvrages sur ses voyages qui avaient paru au préalable dans le Journal de Rouen. Il appartint à la grande équipe de ce quotidien rouennais avec Visinet, Cazavan, Degouve-Denuncques, Méreaux, Beuzeville, qui lui a donné « une notoriété que bien des journaux parisiens ont enviée », comme le déclarait son directeur Léon Brière, à la fin de l’article nécrologique qu’il lui consacra.

Alfred Darcel, davantage attiré par les Arts, a écrit peu d’articles littéraires, sauf pour Flaubert, à qui il en consacra un pour chacun de ses ouvrages, marque d’une vieille camaraderie sans doute. Nos lecteurs trouveront cette chronique favorable à Flaubert, inattendue, pleine de fraîcheur et de prémonition (2).

A. D

 

(1) Critiques sur Madame Bovary ; Sainte-Beuve.(Moniteur Universel, 4 mai 1857 ; Louis de Cormenin, (ami de Flaubert), (Journal du Loiret, 6 mai 1857) ; Auguste Villemot (Indépendance belge, 30 mai 1857) ; Armand de Pontmartin (Correspondant, 25 juin 1857) ; J. Habans (Figaro, 28 juin 1857) ; Charles Baudelaire (13 octobre 1857).

(2) Le roman de Flaubert avait été signalé dans le Journal de Rouen, le quotidien le plus libéral de la ville, le samedi 18 avril 1857. (P. 1, col. 3), par Beuzeville, rédacteur en chef, comme ayant paru la veille à Paris, chez MM. Michel Lévy, éditeurs à Paris. « Il sera aujourd’hui à Rouen, chez tous les libraires. L’œuvre de M. Flaubert a eu le rare privilège de préoccuper vivement l’opinion publique. Dès son apparition dans la Revue de Paris, elle a soulevé des orages de toutes sortes, et la voilà maintenant, après une lutte vive et prolongée, qui se présente dans toute sa force et complète, digne d’être jugée sérieusement, car ainsi que nous l’avons déjà dit, c’est une œuvre profondément étudiée et d’un mérite littéraire qui lui fait une place à part dans les modernes publications. Mme Bovary apparaît dans le livre de M. Gustave Flaubert avec la trace de toutes ses souffrances et l’écrivain y montre d’un doigt rigide le mal dans toute sa laideur. Nous disons cela pour ceux qui préfèrent les figures de cire aux études d’après nature ; car ceux-là ont déjà trouvé que l’héroïne n’était ni assez rosée, ni vêtue d’un teint assez frais et d’une gaze assez blanche ». Le mardi suivant paraissait dans ce journal la critique de Darcel que nous publions.