La première critique sur Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1975 – Bulletin n° 46 – Page 43

 

La première critique sur Madame Bovary
A. Darcel – 21 avril 1857

Madame Bovary – Mœurs de province

par M. Gustave Flaubert

C’est là une œuvre certainement nouvelle et hardie, qui assigne à son auteur une place à part dans la littérature moderne. Doué d’un grand talent d’observation, d’un esprit légèrement sceptique et d’une certaine tendance au matérialisme, M. G. Flaubert a appliqué à la peinture réelle de l’intérieur bourgeois d’un médecin de campagne un style net et précis, habile à la peinture des choses et rompu au dialogue, ennemi de la périphrase et des sous-entendus, visant droit au but et y touchant aisément. Habitué dès l’enfance à voir étudier autour de lui les infirmités physiques, il s’est mis à décrire les infirmités morales ; ou plutôt, c’est le monde physique qu’il observe encore, car ses personnages ont plutôt des sensations que des sentiments, et agissent moins dans leur libre arbitre que suivant un certain instinct inné. Il en est souvent ainsi, j’en conviens, chez la plupart des humains ; mais parfois l’esprit a ses retours, et la raison condamne les actes quand elle ne les a pas dirigés, tandis que chez les acteurs qu’anime le souffle créateur de M. G. Flaubert, la bête vit seule, poussée par une force fatale et invincible vers des actes que ne réprouve pas la conscience révoltée. Sur la pente où elle glisse, jamais Mme Bovary, l’héroïne de cette épopée intime, ne tente de s’accrocher à ce qui pourrait faire son salut : le devoir, la religion, la famille ! Ou ces retours, quand elle les fait, sont tout physiques, sans que sa volonté y ait part ou lutté un moment si un obstacle se présente. De deux amants qu’elle a tour à tour, l’un est foncièrement corrompu, l’autre brutalement amoureux : le premier n’a jamais un moment de tendresse pour qui lui sacrifie son honneur, le second une seule révolte contre l’abaissement moral où descend sa maîtresse en l’entraînant avec elle. Bovary, lui, le mari de cette femme est bêtement épris d’elle, ne voit rien, ne comprend rien : stoïque ou idiot, il arrive à la catastrophe finale sans avoir rien deviné du drame dont il est acteur et victime. Il y a chez ces personnages une inertie qui semble leur ôter la conscience du bien et du mal, et qui les laisse sans passion, tomber dans les désordres, que les passions seules enfantent d’habitude.

Ce ne sont point des habitudes romanesques, des intrigues à l’écheveau bien emmêlé, de beaux sentiments bien vides, dont il s’agit dans le livre de M. G. Flaubert. L’intrigue y est toute simple, les événements n’y sont pas extraordinaires ; ils sont ceux de la vie prosaïque et le drame qui s’y joue nous coudoie à chaque instant.

Charles Bovary, un pauvre garçon aussi lourd d’intelligence que de manières, suit plus mal que bien les cours de l’école de médecine de Rouen, et devient officier de santé, comme il serait devenu plumitif ou huissier, si ses parents l’eussent poussé dans la carrière de l’administration ou de la chicane. Établi à Tôtes pour y exercer une profession qui, pour lui, n’est qu’un métier, il y est marié avec une veuve sèche, acariâtre, « dont les pieds, dans le lit, sont froids comme des glaçons », et qui lui rend bientôt le service de le laisser veuf.

Celle-ci n’est point la vraie Madame Bovary, mais une première destinée à faire apprécier la seconde. Cette seconde est la fille d’un cultivateur aisé des environs, le père Rouault, à qui Bovary a remis une jambe cassée. Tandis qu’il soigne le père, l’officier de santé s’éprend de la fille qui, élevée aux Ursulines de Rouen, a rapporté dans la ferme paternelle toutes les élégances de la ville. Pour Emma Rouault, Bovary est quelque chose de mieux que tout ce qui l’entoure, comme le bourg de Tôtes, où il habite, est presque déjà la ville, et mieux que cette campagne où son esprit l’ennuie ; aussi ne se fait-elle guère prier pour aller remplacer la défunte dans la maison du médecin.

Mais que voulez-vous que fasse, à Tôtes, une femme jeune et belle qui, au couvent, « a cherché l’extase en s’assoupissant doucement à la langueur mystique qui s’exhale des parfums de l’autel, de la fraîcheur des bénitiers et du rayonnement des cierges » ; qui « a bercé sa pensée aux lamentations sonores des mélancolies romantiques, qui a nourri son cœur des romans où ce n’étaient que des amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires, postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis et qui pleurent comme des urnes », qui ne connaît les hommes que par des gravures de keepsakes, ne rêve l’amour que dans un paysage de vignette anglaise, et ne croit pas le posséder parce que, comme la foudre, il n’a point frappé son cœur en le brisant ?

La corde qui vibre en elle ne résonne point dans l’esprit du pauvre officier de santé, dont la tournure épaisse et la lourde intelligence sont à l’unisson, pour qui le suprême bonheur est de retrouver, après ses courses, la maison bien tenue, la nappe blanche, cuit à point le dîner qu’il digère en sommeillant, et une femme qu’il admire, qui lui appartient et qui lui circonscrit « l’univers dans le tour soyeux de son jupon ».

Madame Bovary devait s’ennuyer et prendre son mari en pitié.

Puis le Monde, le Monde parisien, élégant, aristocratique, entrevu pendant les splendeurs enivrantes d’une fête où elle se trouve mêlée dans un château voisin, vient changer bientôt cette pitié en aversion. Il lui prend un profond dégoût de tout et d’elle-même ; et attribuant ce changement à l’influence de l’air, Bovary se décide à quitter Tôtes et va s’établir à Yonville-l’Abbaye, bourg imaginaire, situé dans le pays de Bray, et où va se passer presque exclusivement la suite du roman.

À Yonville, comme à Tôtes, Mme Bovary est toujours revêche et Bovary toujours nul : aussi, l’amour vient-il sous la forme d’un clerc de notaire ; mais amour inavoué, à qui suffisent les soirées où on lit le même livre, comme Francesa et Paolo, tandis que mari et amis jouent, causent ou dorment à l’entour ; amour qui, pendant les promenades dans les prés, à l’ombre des saules, au bord de la petite rivière, ne trouve rien à dire que des paroles d’autant plus banales qu’elles seraient trop sérieuses si elles révélaient ce qui s’agite au fond du cœur de chacun. Léon quitte Yonville pour aller achever son droit à Paris, ne tarde pas sans doute à oublier ses rêves avec les folles beautés du Quartier Latin, tandis que Mme Bovary, en proie aux « appétits de la chair, aux convoitises de l’argent et aux mélancolies de la passion », voit revenir les mauvais jours de Tôtes. Elle a habitué sa pensée aux rêves malsains de la passion ; qu’un homme un peu roué vienne donc, et elle boira à pleins bords l’adultère que, jusque-là, elle s’est contentée de respirer.

Cet homme est M. Rodolphe Boulanger de la Huchette, gentillâtre des environs, homme très fort et qui, avant même d’avoir adressé la parole à Mme Bovary, se pose cette question : « Oui, mais comment s’en débarrasser ensuite ? »

Les premières déclarations d’amour se font pendant une séance de comice agricole, et entrecoupent d’une façon originale le discours d’un conseiller de préfecture délégué par M. le Préfet, modèle de banalité administrative ; et le premier baiser se donne dans une forêt, par un soir d’une harmonieuse magnificence. Enfin, Mme Bovary devient la maîtresse de Rodolphe ; subjuguée, affolée par la passion, elle le poursuit jusque chez lui, le reçoit chez elle, et veut finir vers quelque serre fortunée où l’amour croisse naturellement avec les orangers et les parfums. Mais Rodolphe, déjà blasé, se lasse bientôt d’un amour qui exige plus de sacrifices qu’il n’avait supposé et, la veille de la fuite projetée, rompt par une lettre dont la composition est un chef-d’œuvre de désenchantement.

Certes, un mari peut permettre, doit conseiller même cette lecture à sa femme ; mais je doute qu’un amant trouve son compte à la laisser faire par sa maîtresse. Les mots les plus tendres seront imputés à la tromperie et sa correspondance la plus passionnée passera pour un jeu d’esprit dont il ne faut pas tenir compte ; et si, pour se justifier, il montre la trace de ses larmes sur l’encre diluée, on pourra lui répondre qu’une goutte d’eau tombant du bout du doigt peut produire le même effet.

J’avoue que ce caractère de Rodolphe est odieux, car rien ne l’émeut, rien ne le touche : ni l’abandon, ni le sacrifice, ni la passion ; et il traite la jeune femme, jusque-là innocente, qui se livre à lui, comme la première beauté vénale venue.

Mais le coup que reçoit Mme Bovary n’en est pas moins violent ; une longue et cruelle maladie le suit, dont elle ne sort que pour se jeter dans un autre amour. Cette fois, c’est l’amour de Dieu qui la saisit, mais l’amour extatique, physique presque. Elle enviait « entendre dans les espaces le chant des harpes séraphiques et apercevoir en un ciel d’azur, sur un trône d’or, au milieu des saints, tenant des palmes vertes, Dieu le père tout éclatant de majesté, et qui, d’un signe, faisait descendre vers la terre les anges aux ailes de flammes pour l’emporter dans leurs bras ».

Celui-là dure peu, et Léon, l’ancien clerc de notaire d’Yonville, qu’elle retrouve au théâtre de Rouen pendant une représentation de Lucie devient son amant.

Avec lui, Mme Bovary accepte toutes les hontes de l’adultère. Pour payer les voyages qu’elle fait tous les jeudis à Rouen, sous prétexte d’y prendre des leçons de piano ; pour payer à l’hôtel où elle donne ses rendez-vous, la chambre qu’elle partage avec Léon, les dîners qu’ils s’y font servir, les fantaisies de toilette et de luxe qui lui passent par la tête, il lui faut de l’argent. Elle le trouve chez un marchand de nouveautés d’Yonville, usurier qui gruge les paysans obérés, et exploite le désordre de la maison Bovary comme le ferait un usurier, placé au centre du vice parisien et habitué à traiter avec les fils de famille. Sous le prétexte de soulager son mari du fardeau des affaires d’argent, assez embarrassées aussi par suite de la maladie qui a suivi la rupture avec Rodolphe, elle se fait donner une procuration, puis vend de la terre, reçoit les honoraires, doit à tout le monde. Acculée, sans un sou, à l’échéance des billets qu’elle a souscrits au marchand, elle va quêtant partout l’argent qui peut la sauver : chez Léon qui ne l’a pas, ou, s’il le possède le refuse, du coup se débarrassant d’une liaison dont il commence à sentir tout le poids fatal ; chez le percepteur, chez le notaire, près de Rodolphe, enfin, chez qui elle n’a pas honte de remettre les pieds, et à qui elle parle d’amour avant de parler d’argent. Partout rebutée, avilie à ses propres yeux, demain la risée de tout Yonville, quand ses meubles saisis seront mis à l’encan, elle s’empoisonne.

Mort cruelle ! dont M. Flaubert raconte les hideux détails avec l’impassibilité d’un toxicologue.

Bovary reste seul. Alors il descend peu à peu, lentement et sans pouvoir le remonter, dans le gouffre creusé par sa femme. D’abord, ce sont les dettes, puis les ventes, puis la non-rentrée des honoraires depuis longtemps dévorés, enfin la lettre de Rodolphe, égarée dans un coin du grenier. Après l’avoir lue, Bovary doute encore, car elle est respectueuse et non accusatrice ; mais bientôt la correspondance adultère avec Léon se découvre, puis celle de Rodolphe et son portrait. C’est alors une rage, une fureur, un abandon de soi-même, un vide affreux causé par la perte, une à une, de toutes les illusions qui entretenaient son amour pour la morte et le rattachaient à la vie par son souvenir.

Un beau jour d’été, il va s’asseoir sous la tonnelle, au fond du jardin, au bord de la petite rivière : « Les feuilles de vigne dessinaient leur ombre sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel était bleu, les cantharides bourdonnaient autour des lys en fleurs « et, suffoqué par les vagues effluves amoureuses qui gonflent son cœur chagrin », il meurt tenant dans ses mains une longue mèche de cheveux noirs.

Pour ne pas allonger cette analyse, nous avons été forcés de laisser de côté quelques personnages secondaires dont un, M. Homais, le pharmacien d’Yonville, est le plus important et le meilleur type de tout le roman. Nous l’avons tous connu, ce brave M. Homais, avec son bonnet grec et ses chaussons de lisières, la face légèrement épanouie, content de lui, préparant ses drogues suivant le Codex, avec autant d’importance que s’il s’agissait du salut de l’État ; voltairien attardé, toujours en discussion avec son curé, brave homme qu’il appelle un calotin ; banal, ne haïssant pas la gaudriole, objet d’admiration pour Mme Homais, sa très humble servante, et de vénération pour les petits Homais, à l’affût des nouveautés qui oscillent entre la pharmacopée et les denrées alimentaires, correspondant du Fanal de Rouen, homme important derrière les bocaux verts, rouges et bleus, de la devanture de sa boutique ; possédant plus la confiance du paysan que tous les médecins qui se succèdent à Yonville, courtier électoral, et qui finit par avoir la croix.

C’est lui qui fait venir Bovary à Yonville, qui l’installe, lui dresse le bilan des maladies ayant cours, l’incite à pratiquer une belle opération pour redresser le pied-bot du garçon d’écurie du Soleil d’Or ; opération qui ne réussit pas, amène la gangrène chez le patient et oblige de recourir aux lumières d’un vrai médecin qui coupe la jambe : insuccès qui, au lieu d’attacher Mme Bovary à son mari, l’en éloigne.

Mme Homais est effacée par son mari, mais nous eussions aimé que M. G. Flaubert indiquât davantage son rôle de première servante dans sa propre maison, qu’il étudiât de plus près cet intérieur d’un petit ménage où l’homme ayant reçu une certaine éducation méprise assez volontiers la femme sans instruction qu’il a épousée pour son argent, ou pour avoir une domestique dévouée et qui ne le vole pas, et nous la montrât inférieure et subordonnée à son seigneur et maître. Ces ménages qui disparaissent peu à peu de l’intérieur des villes à mesure que l’éducation se propage davantage, existent encore avec toute l’autorité de la tradition dans les bourgs et les intérieurs de bourgeois campagnards et nous semblent pouvoir offrir au romancier le sujet d’intéressantes études.

M. Bournisien, le curé, est un brave homme qui fait consciencieusement son devoir, enseigne le catéchisme du mieux qu’il peut, ne devinant pas de quels maux, Mme Bovary veut un soir l’entretenir, et incapable de pressentir les tortures morales qu’elle endure, l’éloigne involontairement de l’acte religieux qu’elle voulait accomplir.

Il y a encore la figure de Rouault, le père de Mme Bovary, qui, bien que placée sur un plan très éloigné, plaît par la franchise de sa tendresse de cœur, laquelle, fait entendre un doux caquetage « comme une poule à demi-cachée dans une haie d’épines ».

Écoutez comme il console Bovary, veuf de sa première femme : « Quand j’ai perdu ma pauvre défunte, j’allais dans les champs pour être tout seul ; je tombais au pied d’un arbre, je pleurais, j’appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises ; j’aurais voulu être comme les taupes que je voyais aux branches qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé enfin, et quand je pensais que d’autres à ce moment-là, étaient avec leurs bonnes petites femmes à les tenir embrassées contre eux, je tapais de grands coups par terre avec mon bâton, j’étais quasiment fou, que je ne mangeais plus… Eh bien ! tout doucement un jour chassant l’autre, un printemps sur un hiver et un automne par-dessus un été, ça a coulé brin à brin, miette à miette ; ça s’en est allé, c’est parti, c’est descendu, je veux dire, car il vous reste toujours quelque chose au fond, comme qui dirait un poids, là, sur la poitrine ». Et dites s’il ne faut pas un grand art pour faire que la douleur se dégage de ce langage grotesque et qu’on sente les larmes dans cette rude voix de paysan.

Parmi les choses inanimées, il y a l’Hirondelle et son conducteur toujours attardé, qui fait le service d’Yonville à Rouen, puis l’auberge du Soleil d’Or et son hôtesse, tableaux pris sur le vif.

L’amour de Bovary explique son aveuglement, mais il faut que cet amour soit bien grand. Car cet aveuglement est immense. Sa douleur le régénère un peu, mais c’est un vrai béotien, dont le seul rôle est d’avoir sa femme.

Quant à celle-ci, l’analyse qu’on vient de lire indique assez l’infirmité de son caractère et le peu de tendresse de son cœur. Celui-ci, dévoré par une sorte d’hystérie morale, ne bat que pour la passion.

Lorsque, dans une fête au château de la Vaubyessard, elle voit les paysans occupés à regarder le bal à travers les fenêtres du salon, elle pense à son père et à la ferme, mais elle chasse cette vision importune et savourant, la paupière demi-close, une glace au marasquin, elle se rattache à l’heure présente autant qu’il est en elle.

Lorsque, dans un de ses retours fugitifs, vers la vie sérieuse d’amour et de mère, elle pense à sa fille, elle la soigne un jour comme elle ferait d’une poupée, puis elle la quitte en considérant : « combien cette enfant est laide ».

Lorsqu’elle et son mari, assis au coin de leur feu, entendent du dehors la voix du patient à qui on coupe la jambe que Bovary a laissée se gangréner par maladresse, elle n’a aucune pitié pour son mari qui souffre, humilié, et après tout devrait lui inspirer le respect que l’on éprouve pour l’homme qui travaille et vous donne le pain de chaque jour.

Lorsque, après la maladie qui suit l’abandon de Rodolphe, elle assiste à une représentation de Lucie, cette musique qui pleure et qui devrait vibrer à l’unisson de la douleur répandue dans son âme ne lui dit rien si le ténor n’est point en scène. Quand celui-ci chante, elle est toute passion ; mais c’est l’acteur et non le personnage qui la ravit ou bien elle les confond ensemble. Il lui suffit de l’arrivée de Léon pour lui faire quitter le théâtre avant la fin. Je sais bien que l’air final qu’elle entend fredonner par les spectateurs qui passent sur la petite Provence, où elle est assise, lui fait désirer d’entendre le quatrième acte, et que c’est un moyen employé par l’auteur pour la faire rester à Rouen, tandis que le mari retourne à ses malades. Mais, avec le caractère du mari, tout autre moyen était possible, et Mme Bovary écoutant jusqu’à la fin cette musique plaintive qui doit résonner dans son cœur et la reporter vers les scènes qui viennent de l’éprouver si cruellement, eût été plus intéressante qu’elle ne peut l’être en se comportant comme une Parisienne blasée qui rit et cause pendant que Roger chante admirablement Lucie pour être tout oreilles, tandis que la Rosati chante dans le Corsaire.

Lorsque, abandonnée par son second amant, à qui elle s’est prostituée, elle est repoussée par le premier, auprès de qui elle descend du rang d’amante à celui de mercenaire, c’est plutôt par égarement que par remords qu’elle se jette sur le poison. Sa mort n’est point une expiation, mais une catastrophe qui arrête son histoire, et l’on s’étonne que pour la relever ensuite, l’auteur ne lui ait pas encore fait descendre un échelon de plus dans le vice. Mme Bovary est aussi gangrenée que Manon Lescaut ; mais l’héroïne de l’abbé Prévost l’emporte par ses retours et son repentir sur celle de M. G. Flaubert.

Ce livre doit avoir pour nous autres Normands, un attrait particulier : son auteur est notre compatriote, les scènes qui le composent se passent en des lieux que nous connaissons, les paysages, les mœurs et la vie sont normands, et le style y a comme un goût de terroir qui doit nous plaire. Il y a même certaines fautes qui sont rouennaises, comme reforcer pour forcer à manger, et quelques autres. Mais ce sont de légères taches qu’il faut regarder à la loupe pour les apercevoir et qui n’enlèvent rien au mérite du style. Nous avons déjà fait apprécier celui-ci par quelques citations, mais il en est d’autres que nous tenons à transcrire pour montrer avec quel soin M. Flaubert a noté comme un artiste le fait sur son album de voyage, tous les accidents, toutes les lueurs, tous les reflets, tous ces mille riens qui donnent à un tableau peint ou écrit un vif sentiment de la nature.

Voici un intérieur à la Gérard Dow : « Il arriva un jour vers trois heures ; tout le monde était aux champs. Il entra dans la cuisine, mais il n’aperçut point d’abord Emma : les auvents étaient fermés. Par les fentes du bois le soleil allongeait sur les pavés de grandes raies minces qui se brisaient à l’angle des meubles et tremblaient au plafond. Des mouches, sur la table, montaient le long des verres qui avaient servi, et bourdonnaient en se noyant au fond dans le cidre resté. Le jour qui descendait par la cheminée, veloutant la suie de la plaque, bleuissait un peu les cendres froides ».

Bodmer ne peindrait pas mieux un paysage à horizon borné que ne font les lignes suivantes : « On était au commencement d’avril, quand les primevères sont écloses ; un vent tiède se roule sur les plate-bandes labourées et les jardins, comme les femmes semblent faire leur toilette, pour les fêtes de l’été. Par les barreaux de la tonnelle et au-delà, tout autour, on voyait la rivière dans la prairie, où elle dessinait sur l’herbe des sinuosités vagabondes. La vapeur du soir passait entre les peupliers sans feuilles, estompant leurs contours d’une teinte violette plus pâle et transparente qu’une gaze subtile arrêtée sur leurs branchages. Au loin, des bestiaux marchaient ; on n’entendait ni leurs pas ni leurs mugissements, et la cloche, sonnant toujours continuait dans l’air ses lamentations ».

Nous opposerons à la société aristocratique du château de la Vaubyessard, la description un peu chargée du parquet des théâtres de Rouen, quoique vraie dans le fond.

Voici quels étaient les hommes qui composaient la première : « Leurs habits mieux faits semblaient d’un drap plus souple, et leurs cheveux ramenés en boucles vers les tempes, lustrés par des pommades plus fines. Ils avaient le teint de la richesse, ce teint blanc que rehaussent la pâleur des porcelaines, les moires du satin, le vernis des beaux meubles, et qu’entretient dans sa santé un régime discret de nourritures exquises. Leur cou tournait à l’aise sur des cravates basses ; leurs favoris longs tombaient sur des cols rabattus ; ils s’essuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés d’un large chiffre, d’où sortait une odeur douce. Ceux qui commençaient à vieillir avaient l’air jeune, tandis que quelque chose de mûr s’étendait sur le visage des jeunes. Dans leurs regards indifférents flottaient la quiétude des passions journellement assouvies, et à travers leurs manières douces perçait cette brutalité particulière que communique la domination des choses à demi-faciles dans lesquelles la force s’exerce et où la vanité s’amuse ; le maniement des chevaux de race et la société des femmes perdues ».

Maintenant, passons au théâtre : « La salle commençait à se remplir, on tirait les lorgnettes de leurs étuis, et les abonnés, s’apercevant de loin, se faisaient des salutations. Ils venaient se délasser dans les beaux-arts des inquiétudes de la vente ; mais n’oubliant pas les affaires, ils causaient encore cotons, trois-six ou indigo. (Hélas ! à Paris, la seule différence est qu’on parle reports, primes et actions). On voyait là des têtes de vieux, inexpressives et pacifiques, et qui, blanchâtres de chevelure et de teint ressemblaient à des médailles d’argent ternies par une vapeur de plomb. Les jeunes beaux se pavanaient au parquet, étalaient dans l’ouverture de leurs gilets leurs cravates roses ou vert-pomme ; et Mme Bovary les admirait d’en haut, appuyant sur des badines à pomme d’or la paume tendue de leurs gants jaunes ».

Quant aux comparaisons ou aux expressions nouvelles, originales, un peu singulières même, elles abondent et dénotent chez l’auteur une personnalité puissante. On en écrirait des pages en les citant toutes, mais en voici quelques-unes saisies au passage qui compteront pour toutes. Ici, « la conversation de Bovary est plate comme un trottoir de rue, et les idées de tout le monde y défilent avec leur costume ordinaire ». Ailleurs, c’est Mme Bovary qui « bat le briquet sur son cœur », elle « dont la vie est froide comme un grenier dont la lucarne est au nord ».

Il y en a que le goût réprouve, comme « ce bonheur que Bovary rumine comme ceux qui mâchent encore après dîner le goût des truffes qu’ils digèrent » et ce « fumier dont l’action sur les plantes est comparée à celle des passions sur les femmes ».

Mais aussi quelle pensée juste lorsque M. Flaubert écrit que « chaque notaire porte en soi les débris d’un poète ! » car, c’est ce reste du poète que nous portons tous en nous qui rend possible, en l’expliquant, l’intérêt de toutes ces fictions où l’amour joue le principal rôle.

Enfin, comme « il ne faut pas toucher aux idoles, la dorure en reste aux mains », nous nous contenterons d’admirer M. Homais, en mentionnant sa profession de foi religieuse, sa statistique hygiénique du canton d’Yonville et enfin son compte rendu d’un banquet « où la plus franche cordialité n’a cessé de régner ».

Nous terminerons par où nous avons commencé, en déclarant que, pour être une première œuvre, le livre publié par M. G. Flaubert est la marque d’un esprit mûri par la double étude des maîtres et de la nature, et nous attendons sans crainte la nouvelle fiction qu’il voudra bien publier.

Alfred Darcel