Flaubert et L’lntroduction à la Vie dévote

Les Amis de Flaubert – Année 1968 – Bulletin n° 47, page 33

 

Flaubert et L’lntroduction à la Vie dévote

Après une grave dépression, Emma Bovary, convalescente, fit une brève crise de mysticisme. Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, écrit Flaubert au chapitre XIV de la deuxième partie de son roman, un état de pureté flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et où elle aspira d’être. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchâssé d’émeraudes, pour le baiser tous les soirs.

L’abbé Bournisien, plus charitable qu’éclairé, se montrait enchanté des célestes dispositions de sa nouvelle pénitente, et décida, pour nourrir ses pieuses ardeurs, de lui procurer d’édifiantes lectures. Il écrivit au libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui était pleine d’esprit. Le libraire, avec autant d’indifférence que s’il eût expédié de la quincaillerie à des nègres, vous emballa pêle-mêle tout ce qui avait cours pour lors dans le négoce des livres pieux. C’étaient de petits manuels par demandes et réponses, des pamphlets d’un ton rogue dans la manière de M. de Maistre, et des espèces de romans à cartonnage rose et à style douceâtre, fabriqués par des séminaristes troubadours ou des bas bleus repenties.

Flaubert termine ce paragraphe bien enlevé en énumérant quelques titres de l’envoi du libraire. Dans cette liste se trouve L’Introduction à la Vie Dévote. Du moins l’ouvrage de saint François de Sales se trouvait-il mentionné dans la pré-originale de La Revue de Paris (1856) et dans la première édition en volume (Paris, Michel Lévy, 1857. Deux volumes). Dès la seconde édition (dite seconde édition originale : Paris, Michel Lévy, 1862. Un volume) L’Introduction à la Vie Dévote a disparu de la liste des bondieuseries rogues ou niaises. René Dumesnil attribuait cette heureuse suppression aux conseils de Louis Bouilhet, qui évita au romancier de commettre une grave bévue en confondant Monsieur de Genève avec un séminariste troubadour, voire un bas bleu de sacristie !

On peut retenir de cette anecdote que si, de toute évidence, Flaubert n’a jamais lu une ligne de saint François de Sales, L’Introduction à la Vie Dévote était, au milieu du XIXe siècle, suffisamment connue pour venir spontanément sous la plume d’un laïc, piètre orfèvre en la matière, qui cherchait des titres d’ouvrages de piété.

Cette observation confirme le propos de Ruth Kleinman qui rappelle (1) qu’après un déclin au dix-huitième siècle, François de Sales fut en France un des saints les plus populaires au dix-neuvième siècle. Elle en voit la preuve dans le nombre, alors sans cesse croissant, des publications et des travaux salésiens et attribue ce renouveau d’intérêt au changement d’optique des hagiographes qui, abandonnant les idées de l’abbé Jacques Marsollier (dont la Vie de saint François de Sales avait paru en 1700), revenaient aux propos de Charles-Auguste de Sales (Histoire du Bien-Heureux François de Sales, Évesque et Prince de Genève. Instituteur et Fondateur des Religieuses de la Visitation Saincte-Marie, 1634) et de Jean-Pierre Camus (L’Esprit du Bien-Heureux François de Sales Evesque de Genève, Représenté en plusieurs de ses actions et paroles remarquables recueillies de quelques sermons, exhortations, conférences, conversations, livres et lettres, 1641) considérés à nouveau comme faisant autorité. (2) De ces nouveaux biographes, le plus marquant est l’abbé André Hamon, curé de Saint-Sulpice, qui publia sa Vie de saint François de Sales en 1854, au moment même où Gustave Flaubert écrivait Madame Bovary.

André Chevallier

(1) Ruth Kleinman, Saint François de Sales et les protestants. Traduit de l’anglais par F. Delteil. Éditions du Chalet, 1967.

(2) Frappé par la sagesse politique de François de Sales, l’abbé Marsollier avait voulu en faire une sorte de pieux Machiavel, défenseur des droits de l’État. Au dix-neuvième siècle, par la plume de l’abbé Hamon, les zélateurs du prélat savoyard condamnèrent Marsollier « peut-être le plus Infidèle des biographes » parce qu’il avait trop lourdement appuyé sur cet aspect politique et lui reprochèrent d’avoir attribué à son héros les idées politiques d’un autre temps. En revanche, dans l’admiration des premiers biographes pour son don particulier de convertisseur d’âmes, ils trouvèrent la confirmation du doux, saint François qu’ils voulaient aimer, humain autant qu’humaniste, aux activités plus religieuses que séculières, plus dévotes que mondaines, dont la vie exemplaire leur paraissait tout à fait propre à faire aimer la vertu. Victor de Flour de Saint-Genis n’alla-t-il pas, dans son Histoire de Savoie d’après les documents originaux, depuis les origines les plus reculées, jusqu’à l’annexion, (Chambéry, 1868-1869), jusqu’à présenter François de Sales comme la naïve et innocente victime de son peu scrupuleux ami l’ambitieux et souple président Favre ?