L’Abbé Bournisien dans Madame Bovary

Les Amis de Flaubert – Année 1968 – Bulletin n° 47, page 35

 

Le personnage de l’Abbé Bournisien dans Madame Bovary

 

Si l’on en croit son défenseur, Maître Senard, Flaubert n’aurait pas fait preuve d’anticléricalisme dans sa peinture de l’abbé Bournisien :

« L’ai-je représenté libertin, gourmand, ivrogne ? Je n’ai pas dit un mot de cela ». (1)

Libertin, il ne l’est, en effet, certainement pas, vu l’incrédulité, puis l’indignation avec laquelle il accueille les propos de M. Homais :

« J’en ai connu, des prêtres qui s’habillaient en bourgeois pour aller voir gigoter des danseuses.

— Allons donc ! fit le curé.

— (…) Parbleu ! ils en font bien d’autres ! exclama l’apothicaire.

— Monsieur !… reprit l’ecclésiastique avec des yeux si farouches, que le pharmacien en fut intimidé ». (2)

Qu’il fût gourmand, rien ne permettrait de l’affirmer ; quant à ivrogne, son refus du petit verre d’alcool que lui offre Madame Lefrançois nous montre qu’il ne l’est pas :

« Voulez-vous prendre quelque chose ? Un doigt de cassis, un verre de vin ?

L’ecclésiastique refusa fort civilement ». (3)

Flaubert, d’ailleurs, souligne dans sa correspondance que Bournisien « est très chaste et (qu’) il pratique tous ses devoirs » (4). C’est donc un honnête homme, un bon curé qui s’indigne lorsque, comme M. Bovary père, on se moque de la religion en parodiant le sacrement du baptême, qui accomplit sa tâche avec conscience, faisant réciter le catéchisme aux enfants, visitant les malades : il vient voir Hippolyte après son opération et, lors de la maladie nerveuse d’Emma, il se dérange tous les après-midi. Enfin, on peut conclure avec l’avocat de la défense :

« Ce n’est pas un ecclésiastique éminent, c’est un ecclésiastique ordinaire, un curé de campagne ». (5)

Et c’est en fait la plus grande accusation d’anticléricalisme que l’on puisse porter contre Flaubert. En effet, eût-il peint son curé ivrogne, débauché, que l’on eût pu croire à une exception ; au contraire, ce « brave homme », (6) ce curé si ordinaire devient le représentant de tous les curés. Or, le portrait qu’en trace Flaubert est, sous ses dehors inoffensifs, extrêmement négatif ; c’est donc tout le clergé qui, à travers Bournisien, se trouve décrié.

Thibaudet s’indigne devant le personnage de Bournisien ; il affirme que « Bournisien reste au-dessous du curé moyen ». (7) Mais l’art de Flaubert n’est-il pas de nous faire croire que ce « curé au-dessous de la moyenne » est justement le type du curé moyen ?

Thibaudet encore s’interroge :

« Un infirme d’esprit comme lui saurait-il faire un prêtre, un instituteur, un sous-officier ? » (8)

Mais, là encore, toute l’habileté de Flaubert consiste à faire passer ceci pour tout à fait normal. Il ne s’est pas formé de conspiration contre Bournisien dans le village, il ne semble aberrant à personne qu’il soit curé, il est tout à fait bien accepté dans sa charge. Seul Homals le critique, mais il n’a pas toujours le beau rôle ; de plus, il met moins en cause l’abbé Boumisien lui-même et la façon de remplir ses fonctions que la religion dans sa totalité. Enfin, Flaubert lui-même se garde bien de porter un jugement direct sur son personnage. Ainsi, lorsqu’il évoque, dans sa Correspondance, la scène où Emma, venant chercher près de Bournisien un réconfort moral, ne trouve en lui que des préoccupations matérielles, Flaubert écrit :

« Cela doit avoir 6 ou 7 pages au plus et sans une réflexion ni une analyse ». (9)

Il marque ainsi la volonté de s’effacer, de devenir simple miroir, simple reflet de la réalité. L’abbé Bournisien perd dès lors son caractère de personnage : on ne voit plus en lui la création littéraire mais un être bien vivant, non pas inventé, mais décrit.

Le lecteur alors est amené à tenir le raisonnement suivant : l’abbé Bournisien est bien un « infirme d’esprit » ; il est en même temps curé. Or, cela n’étonne personne, cela ne pose de problèmes à personne. C’est donc normal. Enfin, si cela est normal à Yonville, pourquoi ne le serait-ce pas dans tous les autres villages de France, puisque Bournisien est « un curé ordinaire ». De là à conclure que tous les curés sont des infirmes d’esprit, il n’y a pas très loin.

Examinons maintenant les reproches formulés par l’accusation. Nous avons vu que Bournisien n’était ni ivrogne, ni débauché, ni libertin, qu’il remplissait avec conscience ses fonctions. De quoi alors l’accuse-t-on ? D’être « à peu près matérialiste ». (10) L’accusation n’est guère sévère en utilisant cette réticence « à peu près ». En effet, dans la présentation même de Bournisien, Flaubert met l’accent sur l’homme, sur l’aspect physique dont il fait ressortir à dessein la robustesse. Ainsi, la première fois que nous voyons le curé, dans l’auberge de Madame Lefrançois :

« On distinguait, aux dernières lueurs du crépuscule, qu’il avait la figure rubiconde et  le corps athlétique. » (11)

Cette force est soulignée par l’aubergiste :

« D’ailleurs, il en plierait quatre comme vous sur son genou. Il a, l’année dernière, aidé nos gens à rentrer la paille ; il en portait jusqu’à six bottes à la fois, tant il est fort ! » (12)

C’est sa vigueur encore qui est mise en relief lorsqu’il admoneste les gamins dans l’église :

« Les prenant par le collet de la veste, il les enlevait de terre et les reposait sur les pavés du chœur, fortement comme s’il eût voulu les y planter ». (13)

De plus, Flaubert nous le montre presque toujours dans les occupations les plus prosaïques : manger, boire, dormir, ronfler, se moucher, priser. Quand Emma vient le trouver, dans sa détresse, « il venait de dîner et respirait bruyamment » (14) et il lui raconte une plaisanterie qu’il a faite sur le nom d’un de ses élèves :

« Et moi, quelquefois, par plaisanterie, je l’appelle donc Riboudet (comme la côte que l’on prend pour aller à Maromme), et je dis même : mon Riboudet. Ah ! Ah ! Mont-Riboudet ! » (15)

Il plaisante encore quand il rend visite à Hippolyte, estropié par la malencontreuse opération de Charles :

« Il causait avec l’aubergiste et même racontait des anecdotes entremêlées de plaisanteries, de calembours qu’Hippolyte ne comprenait pas. » (16)

Enfin, alors que Charles, Homais, Binet et le curé se retrouvent tous ensemble dans le jardin pour boire du cidre doux au rétablissement d’Emma, si le bouchon saute et que le cidre déborde, « alors l’ecclésiastique ne manquait jamais cette plaisanterie :

« —Sa bonté saute aux yeux ! » (17)

Et comment oublier le spectacle de Bournisien et de Homais, tous deux endormis près du cadavre d’Emma :

« Ils étaient en face l’un de l’autre, le ventre en avant, la figure bouffie, l’air renfrogné (…) se rencontrant enfin dans la même faiblesse humaine » (18)

et qui, se réveillant, « mangèrent et trinquèrent ». (18)

L’homme, toujours, l’emporte sur le prêtre. Symboliquement, la soutane de Bournisien, signe de sa fonction, est maculée de taches de nourriture et de tabac. :

« Des taches de graisse et de tabac suivaient sur sa poitrine large la ligne des petits boutons, et elles devenaient plus nombreuses en s’écartant de son rabat, où reposaient les plis abondants de sa peau rouge ». (19)

Parle-t-il de son état de prêtre ou s’aventure-t-il à discuter religion, presque toujours est alors souligné un détail qui détruit l’effet de ce qu’il dit et crée souvent un contraste comique.

Ainsi, quand il se compare à Charles :

« Mais lui, il est le médecin des corps, ajouta-t-il avec un rire épais, et moi, je le suis des âmes ». (20)

Plus tard, lorsqu’il condamnera doctement les spectacles :

« Enfin, ajouta-t-il en prenant subitement un ton de voix mystique, tandis qu’il roulait sur son pouce une prise de tabac (…) ». (21)

Mais, plus grave encore : ce côté matérialiste se retrouve dans les propos de Bournisien. Inutile de rappeler la scène si connue entre Emma et le curé, lors de laquelle la jeune femme recherche un réconfort moral tandis que le prêtre ne « songe qu’au physique ». (22)

Si, lors de ses visites à Hippolyte, le curé incite l’infirme à reprendre ses pratiques religieuses, quels arguments emploie-t-il ? L’espérance d’une vie future ? Non, il évoque avant tout des raisons sentimentales :

« Oui, fais cela ! pour moi, pour m’obliger ». (23)

Sa foi est fondée sur une sorte de pari mesquin où il n’a rien à perdre. C’est en somme une assurance pour le cas où, par hasard, Dieu existerait :

« Ainsi, par précaution, qui donc t’empêcherait de réciter matin, et soir un « Je vous salue Marie, pleine de grâce » et un « Notre Père, qui êtes aux cieux ? » (24)

Et quand Hippolyte témoigne du désir de faire un pèlerinage, « M. Bournisien répondit qu’il ne voyait pas d’inconvénient ; deux précautions valaient mieux qu’une. On ne risquait rien ». (25) La religion est toujours rabaissée par lui. Quand Emma est malade, après la fuite de Rodolphe, « il l’exhortait à la religion dans un petit bavardage câlin qui ne manquait pas d’agrément ». (26)

Enfin, lorsqu’il vante à Homais les mérites de la confession, c’est pour en souligner l’intérêt pratique :

« Il s’étendit sur les restitutions qu’elle faisait opérer ». (27)

C’est pourquoi Flaubert, lorsqu’il montre Bournisien dans l’exercice de son culte, s’attache à le décrire de l’extérieur. Nous ne voyons plus alors que des gestes qui semblent absurdes, parce que dénués de toute signification. Ainsi, Flaubert ne nous dit presque jamais que Bournisien est en train de prier, mais il écrit :

« Le prêtre, appuyé sur un genou, marmottait des paroles basses ». (28)

« M. Bournisien continua quelque temps à remuer tout bas les lèvres ». (29)

Ainsi, quand il célèbre la messe d’enterrement, il n’est plus qu’une sorte de pantin :

« Il saluait le tabernacle, élevait les mains, étendait les bras ». (30)

Enfin, la dernière image que nous garderons de Bournisien sera totalement négative : c’est celle d’un homme acariâtre et presque gâteux. Flaubert laisse alors la parole à Homais, le plus grand adversaire du curé :

« D’ailleurs, le bonhomme tournait à l’intolérance, au fanatisme, disait Homais ; il fulminait contre l’esprit du siècle, et ne manquait pas, tous les quinze jours, au sermon, de raconter l’agonie de Voltaire, lequel mourut en dévorant ses excréments, comme chacun le sait ». (31)

Le portrait que Flaubert a tracé de Bournisien est donc extrêmement sévère. Flaubert a traduit dans la peinture de ce prêtre tout le ressentiment qu’il éprouvait contre une certaine forme de clergé et peut-être contre tout clergé. Partant d’expériences personnelles (la scène de la visite d’Emma à Bournisien est le calque d’une aventure qui lui est arrivée et qu’il rapporte dans Agonies), il a pourtant su faire croire à une description objective, cherchant à s’effacer au maximum pour donner plus d’authenticité à son personnage.

Dans son souci de faire de Bournisien un prêtre ordinaire, il en fait le représentant du clergé. Or, quelle est son attaque fondamentale ? Nous avons montré que tout tend à souligner le côté uniquement humain de Bournisien : l’accent mis sur sa description physique, le fait de le montrer la plupart du temps dans des activités purement matérielles et de décrire, de l’extérieur, les gestes sacerdotaux du prêtre ; enfin, les propos uniquement matérialistes de celui-ci, qui sont le signe d’une religion infantile, considérée comme une sorte de passeport pour une éventuelle vie future et fondée sur une série de dogmes qu’il s’agit de suivre à la lettre, sans les comprendre.

À travers Bournisien est donc dénoncée la fonction même du prêtre : les prêtres ne sont que des hommes, souvent bêtes, plus ou moins grossiers et qui, bien évidemment, ne sont chargés d’aucune mission divine, ne sont les représentants d’aucun dieu.

La critique de Flaubert est d’autant plus grave que, contrairement à Balzac et à Stendhal, il montre l’abbé Bournisien dans l’exercice de ses fonctions — préparation des enfants à la communion ; la messe ; l’extrême-onction — et que, à travers lui, ce n’est pas seulement le clergé qui est attaqué, mais la religion tout entière.

 

Claudine Vercollier

Victoria College

Université de Toronto (Canada)

(1) Flaubert, Œuvres, Gallimard, I, p. 678.

(2) Madame Bovary, p. 224. Édition de C. Gothot-Mersch, Paris, Garnier, 1971.

(3) Ibid., p. 78.

(4) Ibid., notes, p. 457.

(5) Flaubert, Œuvres, Gallimard, I, p. 678.

(6) Madame Bovary, p. 223.

(7) Thibaudet, Gustave Flaubert, p. 120, Paris, Gallimard, 1955.

(8) Ibid., p. 120.

(9) Madame Bovary. Variantes, p. 457.

(10) Flaubert, Œuvres, Gallimard, I, p. 678.

(11) Madame Bovary, p. 78.

(12) Ibid., p. 79.

(13) Ibid., p. 116.

(14) Ibid.. p. 115.

(15) Madame Bovary, p. 115.

(16) Madame Bovary, p. 223.

(17) Ibid., p. 223.

(18) Ibid., p. 339.

(19) Ibid., p. 114.

(20) Ibid., p. 115.

(21) Ibid., p. 224.

(22) Ibid., p. 457 (Notes).

(23) Ibid., p. 185.

(24) Ibid., p. 185.

(25) Ibid., p. 186.

(26) Madame Bovary, p. 218.

(27) Ibid., p. 339.

(28) Ibid., p. 330.

(29) Ibid., p. 339.

(30) Ibid., p. 343.

(31) Ibid., p. 352.