Madame Bovary : critique de Barbey d’Aurevilly

Les Amis de Flaubert – Année 1976 – Bulletin n° 48 – Page 19

 

Madame Bovary

[Critique de Barbey d’Aurevilly]

Ce livre de M. Gustave Flaubert a eu un succès éclatant et rapide et ce succès n’est pas épuisé. Rien n’a manqué à sa fortune : ni la pointe de scandale, qui est le sel d’un livre en France, ni l’intérêt dramatique d’un procès. Inconnu et sans précédents littéraires, l’auteur s’est trouvé tout à coup célèbre. On ne peut pas dire qu’il ait déchiré d’un seul coup cette nuée impatientante, ce je ne sais quoi d’importun et d’opaque qui sépare parfois pendant si longtemps les plus grands talents de la gloire ; car son nom se dégageait déjà de l’obscurité et montait, sans lutte, vers la lumière, à mesure que les chapitres de son livre, imprimés d’abord dans une Revue, passaient sous les yeux du public.

C’était justice, du reste. La Vogue, cette badaude et cette sotte, n’avait rien à voir dans ce succès franc et mérité. Parmi les productions d’une littérature de copiage, parmi tous ces romans, plus ou moins issus de Balzac ou de Stendhal, — les seuls romanciers d’invention et d’observation de ce siècle — un livre qui avait de l’accent, de l’originalité, une manière tranchée — tranchée même jusqu’à la dureté — devait frapper les connaisseurs, et telle a été l’histoire — l’histoire instantanée de la Madame Bovary de M. Flaubert. Selon nous, jamais succès ne fut plus juste. Il avait les deux raisons fondamentales des réussites qui doivent durer. Le livre valait mieux que les autres livres contemporains du même genre, et de plus il avait une valeur en soi. Ce n’était pas le borgne du royaume des aveugles. Il avait ses deux yeux et même on pouvait les trouver beaux, quoiqu’ils fussent moins beaux que sévères, et que l’imagination, cette faculté — il faut le rappeler à M. Flaubert — pour laquelle les romanciers écrivent aussi, ne puisse jamais les regarder comme une femme amoureuse, pour s’en éprendre et y rêver !

C’est un livre, en effet, sans tendresse, sans idéalité, sans poésie, et nous oserions presque dire sans âme, si l’intelligence ne faisait pas partie de l’âme humaine et n’en constituait pas la plus fière moitié. La Madame Bovary de M. Flaubert n’est pas un roman comme Caleb William, Robinson Crusoé et Arthur Gordon Pym, où la force exaspérée des passions les plus viriles est en cause et aux prises avec la fatalité des événements ou de la nature. Pour écrire de pareils romans, l’intelligence suffit quand elle est robuste.

Mais Madame Bovary est un roman de mœurs, et de mœurs actuelles, et, bien que le sentiment s’y montre horriblement abaissé sous les corruptions qui envahissent une âme faible et qui finissent par la putréfier, c’est du cœur d’une femme qu’il y est question, et l’imagination s’attend à autre chose qu’à une main de chirurgien, impassible et hardie, qui rappelle celle de Dupuytren, fouillant le cœur de son Polonais, quand il lui eut rejeté la tablette de la poitrine sur la figure, dans la plus étonnante de ses opérations.

M. Flaubert est un moraliste, sans doute, puisqu’il fait des romans de mœurs, mais il l’est aussi peu qu’il est possible de l’être, car les moralistes sentent quelque part, — dans leur cœur ou dans leur esprit — le contrecoup des choses qu’ils décrivent, et leur jugement domine leurs émotions ; M. Flaubert, lui, n’a point d’émotions ; il n’a pas de jugement, du moins appréciable. C’est un narrateur incessant et infatigable, c’est un analyste qui ne se trouble jamais, c’est un descripteur jusqu’à la plus minutieuse subtilité. Mais il est sourd et muet d’impression à tout ce qu’il raconte. Il est indifférent à ce qu’il écrit avec le scrupule de l’amour. Si l’on forgeait à Birmingham ou à Manchester des machines à raconter ou à analyser en bon acier anglais qui fonctionneraient toutes seules par des procédés inconnus de dynamique, elles fonctionneraient absolument comme M. Flaubert. On sentirait dans ces machines autant de vie, d’âme, d’entrailles humaines que dans l’homme de marbre qui a écrit Madame Bovary avec une plume de pierre, comme le couteau des sauvages.

À coup sûr, M. Gustave Flaubert est trop intelligent pour n’avoir pas en lui les notions affermies du bien et du mal ; mais il les invoque si peu qu’on est tenté de croire qu’il ne les a pas, et voilà pourquoi, à la première lecture de son livre, a retenti si haut ce grand cri d’immoralité qui, au fond, était une calomnie. Non, l’auteur de Madame Bovary n’était point immoral. Il n’était qu’insensible… Originalité très particulière ! il est des romanciers qui aiment leurs héros, qui les exaltent, qui les justifient ou les plaignent. Il en est d’autres qui les détestent, qui les condamnent ou les maudissent, et c’est encore une manière de les aimer. Mais tous ou presque tous s’animent devant les types qu’ils ont créés. Il répugne à la nature de l’homme d’avoir un sujet dans les mains sans se passionner pour ou contre. Mais M. Flaubert échappe à cette coutume qui semble une loi de l’esprit humain. Jeune encore pour tant de froideur, il débute comme le vieux Goethe finissait. Il prouve qu’on peut étreindre un type dans sa pensée, le porter des années peut-être dans cette cohabitation intellectuelle qui embrase la plupart des esprits, puis le laisser choir de son cerveau, organisé, vivant, sans avoir été ému une seule fois de la nature qu’on lui a donnée ou de la destinée qu’on lui a faite. La Madame Bovary du roman manque du sentiment maternel, et c’est un des caractères de son type. Eh bien ! M. Gustave Flaubert est la Mme Bovary de son livre. Il est à sa singulière héroïne ce qu’elle-même est à son enfant ! Dira-t-on que c’est là une puissance ? Nous croyons que c’est une pauvreté.

Tel est le défaut radical d’un ouvrage qui se recommande par des qualités d’une grande force, mais que la critique devait signaler tout d’abord, avant tout détail et toute analyse, parce que ce défaut affecte l’ensemble et le fond du livre même, — parce que cette indigence de sensibilité, d’imagination, et je dirai plus, de sens moral et poétique, se retrouve à toute page et frappe l’œuvre entière de Flaubert d’une épouvantable sécheresse. Pour notre compte, nous ne connaissons pas de composition littéraire d’un talent plus vrai et qui soit en même temps plus dénuée d’enthousiasme, plus vide de cœur, d’un sang-froid plus cruel. Excepté un pli d’ironie qu’on croit entrevoir — en est-on même bien sûr ? — autour de la pensée du romancier et presque toujours au moment où on le voudrait sérieux et sincère, — par exemple, quand il s’agit des détails de l’éducation religieuse de sa Mme Bovary, l’ouvrage n’offre à l’esprit qu’une aridité désolante, malgré le vif de sa couleur et de son style. L’intérêt qu’on prend à sa lecture est l’intérêt d’une curiosité poignante et bientôt satisfaite ; mais le charme qui fait revenir au souvenir du livre par la rêverie, le charme qui est le propre de l’art, même dans ses compositions les plus terribles, l’homme de talent qui a écrit Madame Bovary n’en a point la sorcellerie suprême. L’aura-t-il un jour ?… On dit M. Gustave Flaubert dans le milieu de la vie. À la vigueur de son observation, on sent qu’il s’est attendu, cette chose héroïque dans un temps où tout le monde est si pressé. Nous croyons beaucoup à ces hommes qui ont mis la main sur leurs facultés et qui les ont forcées à se taire longtemps. Le Silence est père de la Pensée. Mais le charme est-il volontaire ? Peut-il être une conquête de la méditation ou de l’étude ? Et si M. Flaubert en avait eu le don, ne l’aurait-il pas montré dans ce premier ouvrage, fruit d’une jeunesse mûrie, et serions-nous réduit à le regretter ?…

Madame Bovary est une idée juste, heureuse et nouvelle. Ce n’est pas un roman, comme nous en faisons toujours dans la première partie de notre vie, car le roman étant le plus souvent de l’observation personnelle appliquée aux choses de sentiment, nous voulons tous avoir plus ou moins l’expérience des choses du cœur. Que de gens pour qui le roman qu’ils écrivent n’est qu’une confidence à la troisième personne ! Quand la mode était aux tragédies, faire une tragédie n’était qu’une prétention littéraire ; mais écrire un roman, c’est une prétention littéraire doublée d’une autre, bien plus profonde. Ce sont les mémoires de la fatuité. La Madame Bovary de M. Flaubert n’est point les mémoires de la sienne. La personnalité peut y tenir sa place, car on ne sait pas assez combien la personnalité d’un homme est près de lui quand on la croit le plus loin ; mais M. Gustave Flaubert est de la véritable race des romanciers ; c’est un observateur plus occupé des autres que de lui-même. Ayant vécu en province longtemps, il y a trouvé plus en relief qu’à Paris, où il existe aussi, mais moins complet, un genre de femmes oublié par Balzac, qu’il s’est mis à peindre avec un détail infini, dans une étude consommée. C’est tout simplement la femme médiocre des vieilles civilisations, cette femme qui est, hélas ! (cela fait trembler) la moyenne des femmes dans les sociétés sans croyances, cette espèce d’être faible sans grandes passions, sans l’étoffe des grandes vertus ou des grands vices, inclinant de hasard au bien comme au mal, selon la circonstance, et qui, positives et chimériques tout à la fois, se perdent par la lecture des livres qu’elles lisent, par les influences et les suggestions du milieu intellectuel qu’elles se sont créé, et qui leur fait prendre en horreur l’autre milieu dans lequel elles sont obligées de vivre. Certes, voilà une réalité, s’il en fut jamais, et qui devait tenter la plume d’un maître. En l’abordant avec la fermeté et la netteté de son mâle esprit, M. Flaubert a montré que s’il n’est pas un maître encore, il peut le devenir.

En effet, il a placé, avec l’entente d’un art profond, sa madame Bovary, cette nature si peu exceptionnelle, dans les circonstances qui devaient le plus repousser ce qu’elle a de commun, et accuser le plus énergiquement les lignes de son type. Il en a fait la fille d’un paysan dans l’aisance, qui lui a donné tout juste ce qu’il faut d’éducation à une fausse demoiselle pour mépriser son bonhomme de père, s’il a dans sa grosse main le calus du manche de la charrue ou du pied de frêne et s’il fait des fautes de français. Il l’a mariée à un imbécile qui avorte à tout, même à être grotesque, et qui, dans l’impossibilité de parvenir à être médecin, s’est rabattu à n’être qu’un officier de santé, maladroit et tâtonnant. Bovary est un de ces hommes pour lesquels les femmes les meilleures seraient impitoyables : à plus forte raison Emma Rouhaut ! C’est Jocrisse en bourgeois, — un Jocrisse sobre et boutonné avec une sentimentalité qui rentre. Il aime sa femme de cette affection des imbéciles du genre tendre, qu’ont certaines espèces inférieures pour les espèces supérieures, ce qui est une question de physiologie animale bien plus que la moralité sensible.

Non content d’avoir expliqué son héroïne par son père, son éducation, son mariage et surtout son mari, M. Flaubert a établi sa madame Bovary dans une bourgade de Normandie, au beau milieu d’une société de petit endroit, composée du pharmacien, du curé, du notaire et du receveur des contributions, et il a bâti sous ses yeux, dans la perspective, le château voisin de toute bourgade, où expirent présentement les vieilles races dans le dernier lambeau de fortune qu’elles ont sauvé des révolutions. Ce château, vu de loin, doit envoyer à la tête de madame Bovary bien des rêves et des convoitises ; mais l’auteur ne se contente pas de ces fumées, de ces curiosités qui sont les incubations d’une corruption dont le principe sommeille, mais va tout à l’heure s’éveiller. Il combine sa fable de manière à ouvrir ce château à son héroïne et à la mêler un soir aux fêtes et au luxe d’une société entr’aperçue seulement dans les livres à couverture jaune qu’elle a lus. Cette soirée au château de la Vaubeyssard est, par parenthèse, une des scènes du livre dans lesquelles M. Flaubert a montré le plus son genre de talent, sagace et cru jusque dans les nuances, qu’il saisit fortement et finement, comme un chirurgien pince les veines. Avant cette scène, nous avions les prodromes du roman, mais il faut le dater réellement de ce bal, où l’œil commence de corrompre l’âme et où le monde extérieur entre dans le cœur de madame Bovary pour n’en plus sortir.

Il y allume des soifs qu’elle n’apaisera plus, même en les étanchant. Ces hommes aux manières inconnues, qui ont froissé sa robe en valsant avec elle, lui ont communiqué la peste des désirs coupables et le dégoût de la vie qu’elle retrouve en rentrant au logis. Le levain des sensations, goûtées à ce bal, fermente… Un clerc de notaire, aux joues roses, timide et curieux, sentimental et niais comme une romance, est sa première pensée, nettement adultère, mais ce n’est qu’une pensée. Ce jeune homme, que l’auteur ramènera plus tard et qui sera le second amant de madame Bovary, cède la place au roué, grossier, expert et hardi, frotté d’une élégance équivoque, qui devrait triompher naturellement d’une femme comme elle, car dans l’éloignement de la société que son souvenir hante, c’est l’homme qui lui rappelle le plus, par les surfaces, les beaux du château de la Vaubeyssard. Ce n’est qu’un bourgeois, mais il est riche. Il porte des habits de velours vert et des bottes molles, et il a tout ensemble du gentillâtre, de l’écuyer de cirque et du parvenu. Cet homme de tempérament et de tournure, qui a l’usage des femmes perdues, et qui n’est qu’un vrai drôle au fond, a trouvé la femme du médecin jolie, et à la première vue, à une séance de Comices agricoles, il lui débite toutes les bêtises et toutes les vulgarités dont se compose cette chose facile, dont les hommes devraient être moins fiers : la séduction. À quelques jours de là, madame Bovary devient la maîtresse de M. Rodolphe Boulanger de la Huchette. Ils montent à cheval ensemble, courent les bois et les solitudes, et ce n’est point assez que ces tête-à-tête provoqués par le mari, heureux de voir sa femme en amazone ; madame Bovary va voir son amant en cachette, quand Bovary est en tournée.

L’intimité de l’adultère s’établit et se développe avec toutes ses dépravations, fatigant l’homme rassasié après quelques ivresses, et exaltant la femme davantage. Toujours littéraire, toujours préoccupée des grands modèles, madame Bovary épuise bientôt tout le vestiaire romanesque du dix-neuvième siècle. Elle fume, elle met des gilets d’homme, et finit par vouloir être enlevée et faire son petit voyage d’Italie, tout comme une autre… Malheureusement ici, le faux héros du roman auquel elle s’est donnée, s’écroule. Il a assez comme cela de cette folle. Il refuse d’empêtrer sa vie dans cet enlèvement d’une femme mariée qui parle d’emporter sa fille avec elle, et il la plante là avec des façons insolemment paternelles et la prudence d’un sage qui défend ses quinze mille livres de rente. Terrassée par la lâcheté de l’homme qu’elle aime, madame Bovary est sur le point de mourir d’une fièvre cérébrale, causée par l’abandon, le chagrin, la déception, la honte. Mais ce premier amour, qui lui fait descendre les premières marches de l’escalier de l’infamie, la jette aux secondes, qui la rouleront sur les dernières.

Et elle ne s’en relèvera plus, parce qu’il faut que le roman finisse, car les femmes comme madame Bovary ne s’arrêtent pas à un second amour. Elles ne s’empoisonnent pas. Elles continuent de vivre, de se donner, de se reprendre, de se faisander chaque jour davantage au contact d’ignominieuses caresses, et de réaliser le mot terrible de Diderot : « Il y a plus loin pour une femme de son mari à son premier amant que de son premier amant à son dixième. » Le clerc de notaire, M. Léon, ce chérubin bourgeois, qui avait coulé dans le sein de madame Bovary la première impureté brûlante, a quitté Yonville, et achève à Rouen ses études. Madame Bovary, convalescente, ayant vainement cherché une consolation et un appui dans une religion que M. Flaubert, qui doit être, sauf erreur, un incrédule, nous montre à travers un curé ridicule et stupide, rencontré au spectacle, où son mari la mène pour la distraire, ce jeune homme aimé et désiré autrefois ; et alors tous deux, ayant cessé d’être novices, se reprennent tout à coup l’un à l’autre avec la fureur du regret de ne s’être pas saisis plus tôt ! Ce second amour, admirablement caractérisé par M. Flaubert qui est un véritable nosographe de la corruption, est très différent du premier de tous les vices acquis, de toutes les lâches habitudes contractées. Madame Bovary, dont les besoins de volupté se réveillent plus âpres du sein des langueurs de la souffrance, recommence avec Léon l’intimité dont elle a joui quelque temps avec Rodolphe. Seulement, elle la veut plus complète, plus profonde, mieux cachée, moins haletante, et, pour cela, elle s’entortille dans toutes les abominations de l’adultère, les manigances, les mensonges et la trahison ! Elle décide Bovary, le consentement perpétuel, à l’envoyer à Rouen toutes les semaines prendre des leçons de musique, et ces leçons ne sont qu’un prétexte pour vivre secrètement avec Léon. Plus audacieuse parce qu’elle est femme, et qu’à égalité de corruption la femme est toujours la plus avancée et la plus endurcie, elle entraîne Léon maintenant comme elle avait été entraînée par Rodolphe. Elle est l’homme de cette nouvelle intimité.

Léon est une âme médiocre, c’est une variété de lâche qui a bien son mérite après M. Boulanger de la Huchette. La vie en commun qu’il mène avec cette maîtresse, exigeante de passion, exigeante de caprice, et, par-dessus le marché, exigeante des raffinements de l’existence matérielle, l’oblige à des dépenses qui menacent sa fortune et compromettent son avenir. Il en a le souci parfois. Elle s’en aperçoit et l’en raille. Elle ressent pour lui un peu de ce mépris sous lequel elle a enterré Bovary dans son cœur, mais ce mépris qui profane l’amour, ne l’éteint pas. Elle qui, toute misérable qu’elle soit, vaut mieux que les hommes qui l’ont salie, sait se ruiner et ruiner son mari sans qu’il y paraisse à son visage, quand elle le tend aux baisers de son faible amant ! Elle emprunte, en effet, elle dépense, elle prend à usure, elle abuse de la procuration que la confiance de Bovary a mise entre ses mains, et lorsque tout est mangé, dévoré, englouti, qu’il n’y a plus de ressources, que les meubles de l’officier de santé sont saisis, elle se glisse furtivement chez le pharmacien, y avale de l’arsenic à poignées et meurt ; heureusement, faut-il dire, car si elle ne s’empoisonnait pas ce jour-là, un autre jour elle aurait peut-être empoisonné son mari, comme madame Lafarge.

Voilà, dégagé des mille fils qui s’y rattachent, s’y mêlent et la compliquent, la trame du roman de M. Flaubert. Le grand mérite de ce roman est dans la figure principale, qui est toute la pensée du livre et qui, quoique commune, cesse de l’être par la profondeur avec laquelle elle est entendue et traitée. Madame Bovary, étudiée, scrutée, détaillée comme elle l’est, est une création supérieure, qui seule vaut à son auteur le titre conquis de romancier. Nous disons, elle seule ; pour le reste du livre, nous faisons nos réserves. La société de province, dont M. Gustave Flaubert a entouré sa madame Bovary, n’est pas de cette venue hardie et savante. Cette société ne manque pas de vérité, sans doute, mais c’est de petite vérité, de vérité raccourcie, et un observateur de l’acuité de M. Flaubert était tenu à mieux que cela. Son pharmacien Homais, trop vanté, est une variété spéciale de l’éternel M. Prudhomme, le type universel dont le fantôme plane actuellement sur tous les esprits, si peu aptes au comique, du dix-neuvième siècle. Son curé Bournisien n’est qu’une intention de caricature. Si c’est de la haine contre le clergé que ce personnage, cette haine, traduite ainsi, est innocente et ne nous blesse pas. Nous n’avons pas besoin de la pardonner. Mais si c’est une figure d’exception, une individualité comme toutes celles que M. Flaubert a groupées autour de l’officier de santé et de sa femme, nous dirons que ce n’est pas peindre au point de vue de l’art une société que de répercuter sous tous les costumes le même imbécile, et qu’il y a encore là absence de cette puissante variété que les grands romanciers doivent faire abonder dans leurs œuvres.

Quant au style par lequel on est peintre, par lequel on vit dans la mémoire des hommes, celui de Madame Bovary est d’un artiste littéraire qui a sa langue à lui, colorée, brillante, étincelante et d’une précision presque scientifique. Nous avons dit plus haut que M. Flaubert avait une plume de pierre. Cette pierre est souvent du diamant ; mais du diamant, malgré son éclat, c’est dur et monotone, quand il s’agit des nuances spirituelles de l’écrivain. M. Flaubert n’a point de spiritualité. Il doit être un matérialiste de doctrine comme il l’est du style, car une telle nature ne saurait être inconséquente. Elle a été coulée d’un seul jet, comme une glace de Venise. Ce que M. Flaubert est quelque part, il l’est partout. Son style a, comme son observation, le sentiment le plus étonnant du détail, mais de ce détail menu, imperceptible, que tout le monde oublie, et qu’il aperçoit, lui, par une singulière conformation microscopique de son œil. Cet homme, qui voit comme un lynx dans l’âme ombrée de sa madame Bovary et qui nous fait le compte des taches qui bleuissent ici, noircissent là, cette belle pêche tombée, aux velours menteurs, est un entomologiste de style, qui décrirait des éléphants comme il décrirait des insectes. Il fait des tableaux de grandeur naturelle, au pointillé, dans lesquels rien ne se fond et où tout se détache. Certes, pour peindre ainsi, il faut une main dont on soit sûr, mais la largeur vaut mieux que la finesse. Tant de subtiles observations finissent par donner des bluettes ! La lumière se met à papilloter sur toutes ces nervures inutiles, sur tous ces linéaments rendus perceptibles et heurtants par le relief trop marqué du dessin, comme elle papillote intersectée par les angles des pierres précieuses et nous éblouit. Un détail aussi enragé détruit l’effet même projeté par l’écrivain. Que M. Flaubert prenne garde à cela ! Il a peut-être un superbe avenir, mais son succès d’aujourd’hui force la Critique à plus de rigueur dans la vérité. Grand talent, qui penche vers les petites choses et qui peut s’y perdre et s’y noyer, comme s’il était petit !

Barbey d’Aurevilly

Le Pays, 6 octobre 1857.

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