Une lettre inédite de Flaubert à Frédéric Baudry

Les Amis de Flaubert – Année 1976 – Bulletin n° 48 – Page 33

À propos de Bouvard et Pécuchet
Une lettre inédite de Flaubert à Frédéric Baudry

La leçon de botanique donnée par Pécuchet à Victor et Victorine (Bouvard et Pécuchet, éd. Garnier, p. 356) n’occupe qu’une dizaine de lignes de l’ouvrage.

Cependant, pour ce court passage, écrit son auteur à sa nièce Caroline le 21 mars 1880, j’ai « lu trois volumes, conféré pendant deux heures et écrit trois lettres ».

Il n’arrivait pas à venir « à bout » du petit problème qui lui était suggéré à la lecture des Lettres élémentaires sur la Botanique de J.-J. Rousseau, le seul livre qu’il possède sur ce sujet et qui correspond bien au caractère de ses « bonshommes ». Il est « enragé » ; devrait-il « passer dix ans là-dessus », il lui faut la solution.

Flaubert part de cet axiome que « toutes les plantes ont un calice » mais il entend prouver qu’il existe une exception à la règle et que cette exception comporte elle-même une exception (lettre au Docteur Pennetier fin avril-début mai 1880).

Sans succès, il s’est acharné huit jours durant à faire comprendre à son concitoyen Pouchet son cas de botanique.

Il compte alors sur Frédéric Baudry, ancien bibliothécaire de l’Institut Agronomique de Versailles, pour le « tirer de ce pétrin », en lui envoyant une lettre de deux pages.

Le cas de botanique est expliqué dans la première, la seconde est le projet de texte à insérer dans Bouvard et Pécuchet, dont il demande le retour, avec les commentaires appropriés — qui ne lui parviendront jamais…

Qu’a donc fait Frédéric Baudry ? Il a pris sa Botanique de J.-J. Rousseau sans pouvoir, semble-t-il, élucider la question et il y a laissé la lettre de Flaubert  : 95 ans après, elle y était encore ; c’est à cette place où je l’ai retrouvée, dans la bibliothèque familiale, en feuilletant les œuvres complètes de J.-J. Rousseau qui ont appartenu à Frédéric Baudry, ancêtre de ma femme.

Datée du « lundi de Pâques » (29 mars 1880), elle est de toute évidence la dernière de celles qui ont été adressées par l’écrivain à son « cher ami » auquel il a recours, encore une fois, en le « remerciant et bénissant ». « J’en suis sûr d’avance, il m’enverra ce qu’il faut ».

***

La réalité sera différente.

Le 4 avril 1880, Flaubert se plaint à Guy de Maupassant de n’avoir pas de réponse et lui demande de se « transporter immédiatement chez ledit sieur » pour en avoir « le cœur net ».

La réponse parviendra pourtant quelques jours plus tard mais, au lieu de retourner la page avec ses annotations, Baudry donne des conseils à Flaubert sur l’art d’écrire. « Pourquoi vous engagez-vous dans la Botanique que vous ne savez pas ? »

Flaubert est dans « un état d’exaspération, impossible à décrire ». Il ne trouve que « railleries » dans la réponse de Baudry, inspirée par « la haine de la littérature ».

Toutefois, quelque temps après, il « triomphe ». Par l’intermédiaire de Guy de Maupassant, il obtient son renseignement du Professeur de Botanique du Jardin des Plantes. « J’avais raison, enfoncé Monsieur Baudry. Ça, c’est un succès et qui me flatte » écrit-il à sa nièce le 2 mai 1880. C’était six jours avant sa mort.

Loin de rétablir les anciens liens d’amitié de F. Baudry et de Flaubert (son concurrent malheureux en 1879 au poste de bibliothécaire de la « Mazarine »), ce cas de botanique sera entre eux la cause d’un nouveau différend sur lequel s’achèvent, hélas, leurs relations.

Max Brière (Rouen)

***

Mon Cher Ami,

Il faut que vous me rendiez le service suivant :

Voici un texte de moi que je vous prie de compléter et de rectifier.

Un mot d’explication préalable est nécessaire — il s’agit de botanique. N’ayant pas d’autres livres sur ce sujet, j’ai pris la Botanique de J.-J. Rousseau, ce qui rentre bien dans le caractère de mes bonshommes.

Pécuchet pour mieux inculquer cette science à deux enfants qu’il élève, écrit un axiome qui tout de suite se trouve démenti par les faits.

N.B. — C’est au commencement du printemps et j’ai besoin de plantes très connues.

Si l’axiome est mauvais, changez-le mais je crois qu’il peut aller ?

C’est dans Rousseau que j’ai vu « la plupart des liliacées manquent de calices » (calice pris dans le sens ancien : l’enveloppe veste), ce la plupart m’a fait penser qu’on trouvait des liliacées en ayant un !

Mais on affirme que ce n’est pas vrai, que tous les liliacées en sont privés (il me faut donc une autre famille !).

Tout l’effet du passage consiste dans la fin, il me faut l’exception particulière d’une exception générale. Si je n’ai pas cela, autant supprimer tout le passage sur la Botanique.

J’ai exposé mon cas aux professeurs Pennetier et Georges Pouchet que j’avais sous la main, ils n’y ont rien compris ! ils n’ont pu se mettre à mon point de vue et le bon Pouchet m’a écrit hier une lettre de 4 pages qui m’abîme les yeux vu son infâme écriture et qui m’embrouille la cervelle par son défaut de méthode.

Je vous remercie — Il me faut 1°) un axiome aussi général que possible, 2°) trois plantes qui le démentent et 3°) une plante contredisant l’exception de l’exception.

On doit trouver cela, nom de Dieu ! et je compte sur vous pour me tirer de ce pétrin.

Vous déchirerez la page ci-contre et me la rendrez avec votre commentaire.

En vous remerciant et bénissant d’avance, mon cher Ami, je suis vôtre

G. Flaubert

Est-ce que la nomination de Ducamp ne vous fait pas rêver… moi, j’en demeure stupide.

Vous me verrez au commencement de mai.

2e page de la lettre :

Texte de Flaubert

« Il écrivit cet axiome sur le tableau : Toutes les plantes ont des feuilles, un calice et une corolle enfermant un ovaire ou péricarpe qui contient la graine.

Puis il ordonna à ses élèves d’aller dans la campagne lui cueillir les premières venues.

« Victor en rapporte… (ici, très courte description d’une plante n’ayant pas de péricarpe) et Victorine une touffe de gazon : un + (ici le nom de la plante rapportée par Victor) et des graminées ! II y chercha vainement un péricarpe.

Bouvard, qui se méfiait de son savoir, fouilla toute la bibliothèque et trouva dans le Redouté des Dames (un atlas de planches coloriées quelconque) une rose épanouie. L’ovaire n’était pas situé dans la corolle, mais au-dessous des pétales. C’est une exception, dit Pécuchet,

Il y avait dans leur jardin des tubéreuses en fleurs, toutes sans calices.

Une étourderie ! La plupart des liliacées en manquant. »

(Puis) on trouve + qui, bien que liliacée, a un calice de sorte qu’ils dirent : « Allons ! Bon ! si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui se fier !…