Salammbô et le réalisme historique : Le personnage d’Hamilcar

Les Amis de Flaubert – Année 1976 – Bulletin n° 49 – Page 11

 

Salammbô et le réalisme historique : Le personnage

 d’Hamilcar

Lorsqu’il s’agit de critique flaubertienne, les jugements sur Salammbô parlent souvent d’une « déshumanisation » fondamentale dans le portrait des personnages (1), ce qui révèle implicitement un pessimisme profond chez l’auteur du roman. C’est une opinion qui nuit certainement au succès du livre, lorsqu’on le compare à Madame Bovary, et à l’Éducation Sentimentale même. On peut préciser d’une part que les personnages du roman pris individuellement semblent fortement subordonnés aux grands mouvements sociaux dont ils font partie intégrante et dans lesquels ils jouent un rôle important seulement en tant que membres d’une collectivité. Mais en fait, on peut considérer que Flaubert vise à bouleverser l’ancienne méthode du roman historique, typiquement romantique, lorsqu’il renonce à l’interprétation du progrès historique comme étant déterminé pleinement par le « génie » d’un nombre restreint de personnages « privilégiés » et à caractère « héroïque », au sens original du mot.

En principe, comme nous voulons le démontrer dans cet article, on peut voir chez Flaubert, l’innovation d’une structure du roman à la fois plus moderne, plus « réaliste », et par conséquent plus compliquée que celle des écrivains antérieurs. Dans Salammbô donc, les protagonistes (Mâtho, Hamilcar, Spendius, Salammbô elle -même, etc. ) peuvent être acceptés explicitement par chaque lecteur, non « déshumanisés », mais représentant chacun une totalité des forces collectives et sociales en jeu. Le but esthétique du « réalisme scientifique » adopté par Flaubert pour un roman historique tel que Salammbô, exige donc le style nouveau qui peut faire apparaître l’aspect mystique et illusoire de la psychologie des personnages en même temps que les vrais moyens subjectifs par lesquels les qualités d’« héroïsme », de « divinité », de « grandeur humaine », etc., peuvent être communiqués. Sans aucun doute, un des succès du style de Salammbô est qu’il peut montrer tout à fait clairement comment un personnage important quelconque peut être considéré subjectivement par une foule d’une manière qui reste, en fin de compte, foncièrement « mystique ». Et bien des fois, on a l’illusion que l’un des « héros » du livre, soit Mâtho, soit Hamilcar, soit Salammbô elle-même, peut déterminer par un choix individuel, les événements décisifs de l’histoire.

Néanmoins, cette « grandeur historique » dont ont parlé tant de critiques du roman de Flaubert, à partir de G. Lukacs, reste un facteur subjectif dans la présentation des personnages. Flaubert, selon une esthétique bien connue, prend soin de rester neutre à l’égard de ses propres personnages. Un des traits les plus significatifs du roman donc est bien la tentative de montrer comment les jugements formulés à l’égard des Mercenaires, ou des Carthaginois, sont formés tout d’abord en collectivité, et ensuite comment ils y constituent un facteur déterminant en dépit de leur origine sociale strictement subjective. R. -J. Sherrington dans Three Novels of Flaubert : A Study of Themes and Techniques (2) a bien démontré cette importance du point de vue collectif, par rapport à celui des individus dans Salammbô, lorsqu’il écrit :

« Although statistical methods rarely seem to « prove » much about literary works, it is inescapable that this combined technique (i. e. a collective point of view narration), is used to a significantly greater extent than any other point of view. It occupies more than 200 of the total of 414 pages (Conard edition, 1910-1914), while the point of view of Hamilcar — the next most important, largely because of the long chapter describing his return to Carthage — is found for just over 40 pages, and Salammbô herself, Mâtho, Spendius, and the ordinary thirdperson narrator, account for only about 35-40 pages each. Dividing the book into such clear-cut categories is of course quite artificial, and can only serve as a starting point. In practice, when the collective point of view of the Barbarians is used this often includes that of Salammbô. Nevertheless, the distribution of the various techniques of presentation make this novel noticeably different in tone from Bovary. (Op. cit. p. 162). Voir traduction à la fin de l’article.

L’on peut croire cependant que Sherrington se trompe un peu dans la dernière partie de sa critique ; le point de vue individuel de Mâtho peut être considéré comme étant inclus implicitement dans le point de vue collectif des Barbares ; pareillement celui de Salammbô dans celui de Carthage — ce qui est important en soi pour démontrer un rapport essentiel entre le point de vue particulier et son milieu social et général. En effet, Salammbô ne nous présente pas d’une façon décadente, comme l’affirme le critique marxiste, Georges Lukacs, par exemple, des personnages « déshumanisés » qui sont séparés de leur propre contexte social et historique (c’est-à-dire à travers un modernisme peu authentique de leur psychologie historique spécifique) (3). En revanche, l’on peut voir chez Flaubert la représentation d’une détermination psychologique qui est à la fois individuelle et collective dans le déroulement de l’histoire, et où l’on peut considérer que les aspects individuels en eux-mêmes établissent en premier lieu ce contexte social spécifique pour le lecteur du roman.

Ainsi, Hamilcar, le personnage statistiquement majeur dans l’étude des techniques stylistiques de Flaubert en ce qui concerne la représentation d’un personnage historique d’importance, fournit un bon exemple d’un « héros » situé dans son propre contexte social. Or, dans cette optique, Salammbô peut être compris en partie comme roman politique qui annonce et explique l’essor de la famille Barca dans l’histoire de Carthage.

Le roman débute avec force détails, donnant d’Hamilcar une image « idée reçue », qui existe à la fois dans la psychologie collective des Barbares, et aussi dans l’histoire traditionnelle elle-même. Rappelons que parmi tous les personnages figurant dans les pages de Salammbô (à l’exception d’Hannibal, lui-même peu important dans l’œuvre), Hamilcar pourrait être aussi considéré comme un personnage déjà familier pour le lecteur qui connaîtrait un peu l’histoire de Carthage. Dès la première page, le narrateur anonyme nous informe qu’Hamilcar est bien un général, un conquérant, et de ce fait un maître sévère qui « domine » et « dirige » la foule des soldats présents au festin ; en peu de mots, on nous présente implicitement le portrait historique et classique d’Hamilcar :

Les soldats qu’il avait commandés en Sicile se donnaient un grand festin pour célébrer le jour anniversaire de la bataille d’Eryx ; et comme le maître était absent, et qu’ils se trouvaient nombreux, ils mangeaient et ils buvaient en pleine liberté (p. 1) (4).

Jusqu’ici, la défaite de Carthage par Rome n’est pas mentionnée, car ce détail ne peut guère compter pour les mercenaires de son armée, et de ce fait va être tenu caché par le narrateur, selon la technique de narration « impressionniste », d’après la critique de Sherrington, et introduite par l’auteur dans le passage cité ci-dessus. La réputation d’Hamilcar, peut-être déjà établie chez le lecteur avant qu’il ait lu le roman, reste inexacte, et elle est présentée indirectement, constituant ainsi une « idée reçue » à travers la psychologie collective des Mercenaires. Les renseignements fournis par la suite renforcent une idée préconçue d’Hamilcar, « grand général », puisqu’on nous révèle que son visage cache des qualités personnelles, selon une interprétation effectivement trompeuse — illusion du narrateur ; et ce visage par conséquent nous est montré comme « solennel » et « impénétrable » (ibid., p. 2). Il en suit d’autres détails qui seront développés plus loin dans le chapitre VII, « Hamilcar Barca » (ibid., pp. 118-160) — entre autres, l’immense richesse d’Hamilcar. Il s’agit d’une richesse qu’il a peut-être gagnée lui-même (comme le prouvera le chapitre VII), car son palais révèle « une opulence farouche » (ibid., p. 2) qui paraît liée dans l’esprit du narrateur (et par suite de la technique de narration employée, dans celui du lecteur), au personnage même d’Hamilcar. Ainsi, les qualités traditionnelles qui constituent ladite « grandeur historique » d’Hamilcar ont été soulignées sans preuves ni exemples, En d’autres termes, les premières pages du roman présentent une image « mystique » d’Hamilcar, fondée seulement sur la réputation que lui ont acquise ses action passées ; et comme telle, cette image nous apparaît comme irréelle. Par conséquent il est facile de la changer gratuitement et de l’employer à des fins de propagande. La situation apparemment « déterminante » d’Hamilcar comme maître des Mercenaires ne peut pas être présentée comme étant « définitive » dans ses effets, mais elle dépend plutôt d’actions qui vont l’affirmer, et qui peuvent en même temps justifier son existence même. La technique du style impressionniste suggère implicitement que cette image est attribuée spécifiquement à l’opinion du narrateur Mercenaire. II s’ensuit que l’autorité d’Hamilcar peut être renversée facilement et à volonté par ses ennemis, à leurs propres fins. Mais il sera rétabli aussi facilement, grâce à I’effet produit par l’entrée en scène de Salammbô elle-même, quelques pages plus loin. Flaubert prend soin d’expliquer minutieusement les changements capricieux, mais psychologiquement vraisemblables, portés sur Hamilcar par l’opinion publique. Ainsi, vu que les Mercenaires avaient été frustrés par Carthage de leur solde, et que Hamilcar était personnellement absent :

e gouvernement des Mercenaires. Désigner son palais pour les recevoir, c’était attirer sur lui quel« . . . ils demandèrent à se réunir pour célébrer une de leurs victoires, et le parti de la paix céda, en se vengeant d’Hamilcar qui avait tant soutenu la guerre. Elle s’était terminée contre tous ses efforts, si bien que, désespérant de Carthage, il avait remis à Giscon quelque chose de la haine qu’on leur portait. D’ailleurs la dépense devait être excessive : il la subirait presque toute » (ibid., p. 5).

L’image d’Hamilcar, jusqu’ici présentée favorablement par le narrateur Mercenaire, perd de sa « réalité » du fait de l’absence du général ; et par conséquent, elle peut être manipulée par le Conseil de Carthage et son chef, Giscon afin de renverser l’effet produit — ruse qui réussit, provisoirement du moins. Flaubert explique que Giscon lui-même et le Conseil sont trop  « puissants », du fait de leur présence immédiate, pour pouvoir fournir un bouc émissaire à la colère des Mercenaires, car :

« Giscon pouvait revenir et, cernant le bourg qui touchait aux derniers remparts, les écraser contre les murs. Alors ils se sentirent seuls malgré leur foule » (ibid.,p. 9).

La condition psychologique des Mercenaires est bonne ; habitués qu’ils sont à la détermination apparente d’un commandement « puissant », ils se montrent désorientés, malléables, et en proie à des peurs superstitieuses sitôt leur chef absent. Le style impressionniste peut nous montrer qu’ils croient encore à des déformations « mystiques » et particulières de la « réalité », sont en fait vérités objectives. Ainsi, s’ensuit-il que l’obscurité, et le fait que les Mercenaires ne connaissent pas la ville, font naître d’abord et enfin renforcent une terreur religieuse présentée comme cause originelle de leur façon subjective d’interpréter des contingences qui sont en fait strictement objectives. Ceci va par la suite « déterminer » leur attitude de désorientation totale. Et Hamilcar lui-même, qu’ils ne peuvent plus considérer comme leur chef, va donc servir de bouc émissaire justement dans une péripétie réaliste ; la situation psychologique jusqu’ici reste donc tout à fait convaincante.

« Ils se souvinrent d’Hamilcar. Où était-il ? Pourquoi les avoir abandonnés,

la paix conclue ? Ses discussions avec le Conseil n’étaient sans doute qu’un

jeu pour les perdre. Leur haine inassouvie retombait sur lui ; et ils le maudissaient, s’exaspérant les uns les autres par leur propre colère » (ibid., p. 9).

Cependant, l’apparition mélodramatique de Salammbô elle-même (p. 11, et sq. ), suffit à raviver l’ancienne image d’Hamilcar dans l’esprit des Barbares. Remplaçant le récit collectif des Mercenaires, elle rappelle, au lecteur du moins (car les soldats ne peuvent pas comprendre sa langue, et la reconnaissent seulement), la renommée historique de son père. L’effet est puissant et réussit à cacher aux Mercenaires, comme Flaubert le démontre, la véritable liberté latente de leurs actions, suggérée ainsi à travers l’impressionnisme du style. La réputation d’Hamilcar demeure mystique et ne peut pas ainsi « déterminer » le cours de l’action des Mercenaires, puisqu’elle est pour le moment irréelle. L’idée même d’attaquer Carthage, auparavant « impensable » pour ainsi dire, devient alors possible, et Spendius arrive donc à renverser la situation psychologique une fois de plus, en persuadant Mâtho d’usurper la place d’Hamilcar en profitant de l’absence du général, et ensuite de s’emparer du commandement de l’armée (p. 20). Bien que la peur de l’autorité et du pouvoir mystique d’Hamilcar revienne à l’esprit de Mâtho, celle-ci, d’origine strictement subjective, ne peut à elle seule empêcher le cours de ses actions dans la situation du moment.

Ainsi, par la représentation consciente du point de vue partisan, selon l’emploi d’une technique de narration impressionniste, Flaubert met automatiquement une distance ironique entre l’opinion exprimée (puisqu’elle est opposée à d’autres points de vue à travers le livre) et le lecteur lui-même. L’illusion d’une objectivité plus heureuse y est créée, l’impressionnisme du style éliminant l’illusion bien connue de l’omniscience de l’auteur du livre et, en même temps, supposant une certaine liberté de choix quant à ce qui est narré par les personnages eux-mêmes du récit.

La technique, comme l’explique Sherrington, entraîne une révélation de l’origine subjective de toute opinion mystique et, à juste titre, montre comment un tel mysticisme existe objectivement, à la fois dans le milieu social comme force déterminante en elle-même, et comme il est venu à l’origine, prendre forme dans la psychologie décrite des personnages. Mais ce qui est plus important, en réponse à la critique de Lukacs relative à la décadence évidente de la présentation des événements historiques, c’est le fait que cette technique peut être considérée comme révélatrice de l’origine humaine de toute action située dans son propre contexte social. Flaubert ne présente pas Hamilcar par exemple, comme étant né « grand » d’une façon mystique et ainsi « décadente », mais il révèle plutôt comment cette grandeur historique, dans la mesure où elle peut exister, est objectivement construite.

Poussons l’analyse un peu plus loin. Depuis le chapitre I, « Le Festin », jusqu’au long chapitre, « Hamilcar Barca » qui constitue un véritable pivot du livre, une description indirecte de ce personnage important se développe — reposant sur des effets créés chez le lecteur par les « idées reçues ». Dans le chapitre III, « Salammbô », nous prenons rapidement conscience de l’aspect supposé pionnier et mercantile chez Hamilcar (p. 51) ; ce que Lukacs considère comme constituant la grandeur historique de Carthage. Et plus loin, on voit chez ce personnage une habileté politique subtilement orientée, car Hamilcar vise à s’assurer une ascension personnelle dans Carthage par une alliance calculée avec une famille de la classe dirigeante (p. 52). Hamilcar père exerce un pouvoir effectif (mais visiblement non absolu) sur les actions de sa fille comme le révèle l’esclave, Taanach (p. 51). Néanmoins, même cette force « mystique » de l’autorité paternelle d’Hamilcar ne peut, à la fin, empêcher Salammbô séduite de se soumettre à Mâtho. (On nous montre que même Schahabarim, chef de l’importante secte religieuse de Tanit, accepte l’autorité incontestée d’Hamilcar (p. 53). D’autre part, Hamilcar intrigue pour s’assurer le contrôle militaire de Carthage, au moyen d’une intervention opportune dans la Guerre Mercenaire — c’est-à-dire seulement une fois que les Barbares ont été affaiblis sur le terrain par Hannon. L’emploi de la propagande pour manipuler la psychologie des Mercenaires est habile et révèle une maîtrise politique chez Hamilcar, comme Flaubert le montre dans le passage suivant :

« la mauvaise foi des Mercenaires n’était point aussi complète que le pensaient leurs ennemis. Hamilcar leur avait fait des promesses exorbitantes, vagues il est vrai, mais solennelles et réitérées. Ils avaient pu croire, en débarquant à Carthage, qu’on leur abandonnerait la ville, qu’ils se partageraient des trésors ; et quand ils virent que leur solde à peine serait payée, ce fut une désillusion pour leur orgueil comme pour leur cupidité » (ibid.,p. 65).

Et le narrateur Mercenaire renforce cette opinion exprimée ci-dessus, anticipant donc le fait historique de l’importance d’Hamilcar à Carthage ; il souligne en même temps les effets mystiques de l’image du général, en remarquant par exemple que, vu d’un certain emplacement, le palais des Barca semble dominer la ville, comme il convient pour le palais du maître (ibid., p. 59).

Ainsi, grâce à l’échec militaire d’Hannon, lui-même en pleine décadence, et par la manipulation habile de sa propre réputation, Hamilcar s’assure un retour à la ville qui apparaîtra dès lors pareil à celui d’un « sauveur national ». Le Conseil a bien décidé que :

« Un homme seul aurait pu sauver la République. On se repentit de l’avoir méconnu, et le parti de la paix lui-même vota des holocaustes pour le retour d’Hamilcar » (ibid., p. 117).

Donc, à partir du chapitre VIl, Hamilcar peut être vu par le lecteur comme dominant activement la structure du roman. À cause de son commandement heureux de l’armée carthaginoise durant la Première Guerre Punique, et grâce à l’aide que lui apporte la décadence évidente de classe dirigeante actuelle, il supplante Hannon et Giscon comme chef des forces de la République ; et tous les aspects de ce personnage, présentés indirectement jusqu’ici, sont dès lors directement développés et révélés, constituant ainsi son vrai caractère selon la conception réaliste de l’auteur du roman.

Cependant, Flaubert ne néglige pas la description et l’analyse des fondements réels du pouvoir politique, qui pourront être vus plus tard comme donnant naissance à un personnage d’une dimension importante et mystique tel qu’Hamilcar. L’auteur a montré que ces fondements sont à la fois populaires et économiques. En illustrant donc la structure ploutocratique de la société carthaginoise, Flaubert explique que :

« D’abord, le pouvoir dépendait de tous sans qu’aucun fût assez fort pour l’accaparer. Les dettes particulières étaient considérées comme dettes publiques, les hommes de race chananéenne avaient le monopole du commerce : en multipliant les bénéfices de la piraterie par ceux de l’usure, en exploitant rudement les terres, les esclaves et les pauvres, quelquefois on arrivait à la richesse. Elle ouvrait seule toutes les magistratures ; et bien que la puissance et l’argent se perpétuassent dans les mêmes familles, on tolérait l’oligarchie, parce qu’on avait l’espoir d’y atteindre » (ibid., p. 101).

Le chapitre VII montre les généralisations de ce passage, qui seront dès lors mises en pratique au cours du récit. L’acquisition de richesse chez Hamilcar, et par suite l’ascension économique qui en résulte et qui constitue la base de son commandement victorieux, passant à la dictature de la famille Barca à Carthage, est ici illustré en grand détail.

Dans une analyse théorique de ses intentions concernant le chapitre VII, Flaubert s’est exprimé ainsi dans une lettre à Sainte-Beuve :

« J’arrive aux richesses d’Hamilcar. Cette description, quoi que vous disiez, est au second plan. Hamilcar la domine, et je la crois très motivée. La colère du suffète va en augmentant à mesure qu’il aperçoit les dépradations commises dans sa maison. Loin d’être à tout moment hors de lui, il n’éclate qu’à la fin, quand il se heurte à une injure personnelle. Qu’il ne gagne pas à cette visite, cela m’est bien égal, n’étant point chargé de faire son panégyrique ; mais je ne pense pas l’avoir taillé en charge aux dépens du reste du caractère. L’homme qui tue plus loin les Mercenaires de la façon que j’aimontrée (ce qui est un joli trait de son fils Hannibal en Italie), est bien le même qui fait falsifier ses marchandises et fouetter à outrance ses esclaves ».

(Corr. Conard, Paris 1924, p. 63).

En d’autres termes, Flaubert affiche un mépris explicite du point de vue des Romantiques en ce qui concerne la grandeur historique des individus exceptionnels présentés comme tels dans le récit du roman. Et, une fois de plus, il réaffirme que sa technique narrative subordonne la description objective aux moyens humains par lesquels se font l’observation et l’interprétation du texte.

Le chapitre s’ouvre sur une description de l’arrivée d’Hamilcar à Carthage, et rappelle tout de suite au lecteur sa réputation « mystique » en tant que grand chef et sauveur de la République. Car de la même façon que les Mercenaires, en regardant le palais d’Hamilcar, ont cru déceler certaines qualités du caractère de leur maître, de même le peuple carthaginois fait une interprétation subjective de l’arrivée de leur nouveau chef :

« Enfin on reconnut la trirème d’Hamilcar. Elle s’avançait d’une façon orgueilleuse et farouche » (p. 118). (4)

Des épithètes descriptives concernant le caractère d’Hamilcar ont été transférées tacitement à travers l’opinion du narrateur aux possessions mêmes de celui-ci ; et, de ce fait, le déterminisme mystique qui paraît dépendre du pouvoir personnel d’Hamilcar est fondé. En effet, ce n’est que le narrateur anonyme, mais bien carthaginois, qui considère qu’Hamilcar est doué d’une grandeur mystique, — ce qui explique le cri dramatique qui suit :

« L’on aperçut auprès du pilote un homme debout, tête nue ; c’était lui, le suffète Hamilcar ! »(ibid., p. 118, p. 119).

En esquisse, on nous montre alors la motivation psychologique des Carthaginois qui s’apprêtent à accorder un statut de Chef d’État à Hamilcar ; et quelques lignes plus loin est décrit cet appui du peuple d’où peut bien naître son pouvoir même qui va agir contre le gouvernement oligarchique et ploutocratique des « Anciens » de Carthage (ibid., p. 119, 11. 8-12). En microcosme alors, les principes fondamentaux de la lutte pour le pouvoir politique à Carthage ont été établis ; il ne reste à Hamilcar, aux yeux du lecteur, qu’a créer seulement (et, par-là, vérifier) une certaine grandeur historique pour lui-même, en exploitant cet appui afin de devenir le « sauveur » du peuple carthaginois.

Néanmoins, le portrait psychologique d’Hamilcar, ainsi établi par Flaubert, est loin de rester simple. Comme l’explique ce qui suit, Hamilcar a déjà été déçu dans son ambition politique — ses espoirs ayant été anéantis par la défaite de Carthage en Sicile, pendant la Première Guerre Punique. Bien qu’il puisse, dans son propre récit, garder sa foi dans cette ambition personnelle, en attribuant les véritables raisons pouvant expliquer cette défaite à la conduite négative et résignée de Hannon (ibid., p. 130, 11. 19-20 et. sq. ), il reste pour le moment, aux yeux du lecteur, tout à fait sombre et passif. Par l’impressionnisme du style, Hamilcar devient typiquement carthaginois lorsqu’il révèle une attitude d’esprit qui est à la fois mystique et déterministe, et qui peut justifier ainsi, dans la perspective de sa mauvaise foi, le désastre de la guerre. Tout en regardant les trirèmes de la marine carthaginoise, Hamilcar lui-même constate directement que ces bateaux sont :

« Toutes à moitié dépeintes, inertes, pourries, mais pleines d’histoire et exhalant encore la senteur des voyages, comme des soldats mutilés quireçoivent leur maître, elles semblaient lui dire : « C’est nous ! c’est nous ! et toi aussi tu es vaincu ! » (ibid., p. 120).

Les trirèmes, bien entendu, ne possèdent pas objectivement des qualités animées, mais seulement « semblaient » parler à Hamilcar ; la présentation durécit implique directement qu’un mysticisme formé de la « personnification active des objets » (selon Brombert, par exemple), et le déterminisme religieux qui peut en résulter, ne constituent en fin de compte que des distorsions subjectives du narrateur. La structure du réalisme flaubertien dans Salammbô montre bien que le fondement véritable de la religion carthaginoise est établi, non par l’omnipotence transcendante et déterminante des Dieux (selon l’attitude décrite des personnages et des narrateurs eux-mêmes), mais plutôt par la création originelle d’une telle religion par les personnages, pour la satisfaction de leurs propres besoins. Ainsi, Hamilcar est présenté comme faisant le choix lui-même, du moment où la foi religieuse pourra l’aider facilement, — d’où vient le récit de l’épisode dans ce chapitre. La religion carthaginoise sert d’une façon délibérée, et tout à fait heureuse, comme point de départ des illusions propres aux personnages. Bien que la syntaxe employée dans le récit démontre qu’Hamilcar lui-même détermine la progression psychologique depuis l’échec de la Guerre Punique jusqu’au renouvellement de sa propre et forte ambition politique, le personnage lui-même est décrit comme se croyant changé grâce à l’inspiration religieuse et à la volonté déterminante des Dieux (ibid., pp. 121-122).

En tant que narrateur individuel, Hamilcar révèle tout de suite un aspect de sa propre psychologie qui devient ensuite, dans l’esprit du lecteur, un aspect collectif de la civilisation carthaginoise ; du même coup, il révèle que cette croyance des Carthaginois dans une religion déterministe et mystique n’est en fait que duperie subjective récréée implicitement chaque fois que le personnage en éprouve le besoin. La technique de Flaubert illustre les étapes psychologiques de la pensée d’Hamilcar tout à fait clairement :

« Une angoisse l’accablait et, devenu faible tout à coup, il sentait le besoin de se rapprocher des Dieux », (ibid., p. 121).

La déception d’Hamilcar, à la suite des ambitions qui ont été contrecarrées par la victoire de Rome, est atténuée à la vue de la ville en pleine décadence, et fait germer une angoisse à la fois critique et débilitante ; d’où vient le besoin de réaffirmer immédiatement cette ambition avec l’approbation religieuse, « objectivement » factice, mais psychologiquement convaincante. Un « réalisme » psychologique, raisonnable et cohérent, qui intègre les personnages individuels à leur religion, est donc maintenu. L’emploi de l’actif dans ce passage est révélateur, car il démontre qu’Hamilcar est pleinement l’auteur de ses propres illusions religieuses. Par la suite, le glissement au passif montre, selon l’impressionnisme flaubertien, que cette duperie de soi-même réussit et devient même complète :

« Quelque chose des vitalités planétaires le pénétrait, tandis qu’il sentait pour la mort et pour tous les hasards un dédain plus savant et plus intime. Quand il se releva, il était plein d’une intrépidité sereine, invulnérable à la miséricorde, à la crainte. » (ibid., p. 121, p. 122).

Ainsi, l’on nous montre un Hamilcar rassuré dans ses mobiles personnels, avec l’intention de créer pour lui-même avec une véracité psychologique convaincante, sa propre « grandeur » historique décrite dans la partie du chapitre qui suit. Il est à signaler que, dans cette scène qui débute au chapitre VII, la motivation d’Hamilcar nous est montrée directement pour la première fois dans le roman ; à travers la pensée d’Hamilcar lui-même, les facteurs qui contribuent à sa réputation « préalable » sont maintenant décrits en partie dans un récit direct. Ensuite, Flaubert montre combien l’autodétermination psychologique heureuse d’Hamilcar mène à l’exploitation de l’occasion favorable qui est fournie par la décision des Carthaginois de le choisir comme leader politique et militaire (ibid., p. 122).

Ainsi, dans sa présentation de la « grandeur » historique d’Hamilcar, Flaubert n’a guère adopté la pratique des Romantiques concernant les personnages « héroïques », dotés d’un génie mystique préalable ; il nous donne, au contraire, une analyse plus réaliste et, de ce fait, plus moderne, des relations entre les aptitudes politiques et militaires dont fait preuve Hamilcar lui-même, et une situation bien spécifique, conjointe au soutien populaire. Le résultat est de constituer un contexte adéquat pour la création d’une telle grandeur historique, avec l’interprétation plus ou moins complice du lecteur.

À partir d’ici, Flaubert clarifie le complot politique sur Hamilcar. L’auteur,  comme nous l’avons déjà vu, montre qu’une partie considérable de la matière de Salammbô ne réside donc pas dans une description du déclin historique d’une civilisation entière, mais plutôt est limitée à la décadence d’une des classes sociales de cette civilisation. La réunion du gouvernement de Carthage, et des « Anciens », suscite la vive opposition entre Hamilcar et sa faction, d’une part, et celle d’Hannon et des « Syssites » au pouvoir, d’autre part. En fait, le procédé stylistique qui consiste à faire d’Hamilcar le narrateur au cours de cet extrait a pour effet de mettre en relief les différences implicites entre le suffète et Hannon, aperçu du point de vue d’Hamilcar, tandis qu’une perspective générale, authentiquement carthaginoise, est en même temps directement présentée. Ainsi le début de la scène peut effectivement assimiler Hamilcar lui-même aux autres « Anciens », mettant en valeur le terrain commun qu’ils partagent quant à la psychologie collective des Carthaginois. L’absence d’Hamilcar durant la Guerre Punique semble avoir donné à celui-ci, par conséquent, le recul critique nécessaire à son récit, c’est pourquoi il peut analyser avec précision la décadence des gouvernants, et aider en même temps ses propres espoirs politiques qui visent à l’établissement d’une dictature populiste des Barca dans la République. Son récit fournit un bon exemple du schisme au sein de la société carthaginoise dans sa phase de transition historique (ibid., pp. 126-128 et. sq. ) Une fois que l’ambition et l’autorité d’Hamilcar ont été remises en question parce qu’il croit, selon la rumeur publique, que sa fille Salammbô s’est soumise à Mâtho, Flaubert montre une transition dynamique et personnelle chez ce « héros » en décrivant son choix historique et décisif d’être le généralissime des Carthaginois dans la guerre contre les Mercenaires. Implicitement, et en soutenant un réalisme plausible, Flaubert nous donne une interprétation de l’histoire qui inclut des choix individuels aussi bien que des aspects du contexte socio-économique — le tout fournissant les facteurs essentiels à la compréhension du processus historique. Pour se redonner confiance, Hamilcar vient à dresser l’inventaire célèbre de ses propres richesses accumulées dans un épisode qui illustre bien ces liens entre sa propre motivation et le contexte socio-économique « objectif » :

« Le suffète se promena d’abord à grands pas rapides ; il respirait bruyamment, il frappait la terre du talon, il se passait la main sur le front comme un homme harcelé par les mouches. Mais il secoua la tête, et en apercevant l’accumulation de ses richesses, il se calma ». (ibid., p. 142).

Enmême temps qu’il découvre les déprédations commises par les Barbares, son ambition va être déterminée ; et il se décide à accepter le commandement del’armée carthaginoise (ibid., p. 153, p. 154, p. 160). Et, parallèlement, le récit important qui suit nous montre que la position d’Hamilcar est fondée sur un pouvoir économique établi avec soin, et qui s’intègre de façon réaliste et « impressionniste » dans le texte du roman. La réponse de Flaubert à la critique de Sainte-Beuve que :

« Il n’y a point dans mon livre une description isolée gratuite ; toutes servent à mes personnages et ont une influence lointaine ou immédiate sur l’action ». (op. cit. pp. 60-61).

ne semble guère fausse, après la lecture du texte. Par opposition aux critiques faites par Lukacs, par exemple (3), l’on peut bien voir que le chapitre VII illustre I’aventurisme mercantile et pionnier d’un Carthaginois d’une manière directe et réaliste. Ce sont bien les aspects que la critique marxiste a identifiés comme étant de la première importance pour nous, quant à la grandeur historique et à la vraie signification de la civilisation carthaginoise. Mais ce qui est plus révélateur, c’est le fait que ce long récit détaillé sert à démystifier le génie romantique d’Hamilcar et l’établissement de son pouvoir, en mettant en valeur les liens entre ses attributs personnels, comme leader, et le contexte socio-économique, historiquement vérifiable. Ce qui reste du roman approfondit l’esquisse psychologique du caractère d’Hamilcar, du point de vue individuel aussi bien que du point de vue collectivement carthaginois, en nous apportant directement les détails des actions et des opinions du général.

Ainsi Flaubert délimite directement, bien qu’avec subtilité, les vraies qualités qui peuvent amener le lecteur à voir en Hamilcar un personnage historiquement grand — à savoir sa lucidité psychologique, son intelligence politique et son habileté à manipuler l’opinion publique. Loin de paraître comme des interprétations et des distorsions « modernisantes » effectuées par le personnage tout seul, ces qualités sont au contraire intégrées dialectiquement dans le milieu donné. La présentation de Flaubert évite l’approche décadente à travers une mystification des traits du personnage, et en même temps un déterminisme simpliste qui consisterait à expliquer totalement la psychologie des personnages par des influences extérieures, ce qui serait par conséquent à la fois déshumanisant et nihiliste.

On peut donc comprendre que la technique stylistique de l’impressionnisme flaubertien contribue à des développements importants dans la présentation des personnages. La narration restant avant tout « subjective » (dans la mesure où elle présente le point de vue du narrateur lui-même et, par conséquent, la déformation de la réalité objective par celui-ci, opposée de temps à autre, dans le récit, à celle des autres) ; le contour réaliste des personnages ne peut être dessiné au mieux que par le récit impartial et direct des actions spécifiques, et au moins en se rappelant qu’un style impressionniste part seulement et toujours d’un point de vue particulier. Une réputation passée ne peut donc fermer la base valable et solide pour le développement du personnage, puisqu’elle a été faite en dehors du contexte du roman historique ; elle apparaît au lecteur comme opinion subjective. De même, le récit direct à la première personne ne fera pas un portrait suffisamment objectif des personnages du roman, par les mêmes raisons évidentes qui donnent naissance au scepticisme ironique du lecteur, d’où dépendent les effets de cette stylistique du livre. Ainsi, par implication, les personnages, dans la fiction de Flaubert, dépendent, pour leur définition, d’actions personnelles décrites directement au sein d’une situation sociale particulière. Ils demandent une description directe par un témoin narrateur, et dont la signification sera alors en contradiction avec les conclusions de Lukacs sur la décadence des personnages flaubertiens. La véritable caractérisation d’Hamilcar commence, par conséquent, dès l’instant où il entre en scène dans le chapitre VII. Et en ce qui concerne cet exemple du développement du caractère, les chapitres I à VI peuvent être considérés à la fois comme la représentation du contexte social objectif et général de Carthage et de son peuple, contexte dans lequel le personnage évolue, et enfin comme l’esquisse subjective et donc déformée de ce personnage d’Hamilcar (c’est-à-dire sa « réputation » par excellence donnée par les narrateurs différents et dont dépendra toute description qui suivra, du chapitre VII jusqu’à la conclusion du roman). L’histoire de Salammbô, vue sous cette optique, devient non pas une histoire essentiellement décadente, fantaisiste et foncièrement nihiliste, mais plutôt l’examen poussé et approfondi des causes et des effets de l’Histoire, selon une technique de « réalisme scientifique ». Salammbô nous paraît alors comme lareprésentation des agents et des forces historiques qui, selon toutes les apparences, dirigent la suite des événements décrits : une représentation qui justifie pleinement Flaubert lorsqu’il qualifie l’œuvre de « roman moderne ».

J. -B. Israël.

(Université de Bristol) Angleterre

    1. Bien que les méthodes statistiques semblent rarement prouver grand-chose en ce qui concerne les œuvres littéraires, il est indéniable que cette technique combinée (c’est-à-dire une narration du point de vue collectif) est employée beaucoup plus qu’aucun autre point de vue. Il occupe plus de 200 pages sur un total de 414 pages (édition Conard, 1910-1954), tandis que le point de vue d’Hamilcar — deuxième par ordre d’importance, dû en grande partie au long chapitre décrivant son retour à Carthage — s’étend sur un peu plus de 40 pages, et Salammbô elle-même, Mâtho, Spendius, et le narrateur qui parle à la troisième personne n’occupent qu’à peu près 35 à 40 pages chacun. Diviser le livre en parties aussi distinctes est, bien sûr, tout à fait artificiel, et ne peut nous servir que de point de départ. En fait, lorsque le récit est fait selon le point de vue collectif des Barbares, le point de vue de Mâtho, en tant qu’individu, s’y trouve souvent inclus ; de même, le point de vue de Carthage inclut quelquefois celui de Salammbô. Néanmoins, la répartition des différentes techniques de présentation rend le ton de ce roman sensiblement différent de celui de « Bovary ». (Traduction faite par l’auteur de l’article).

 

(1) Voir G. Lukacs, Le roman historique. Trad, de Robert Sailley.Payet, Paris, 1965.

Voir Brombert, The novels of Flaubert : A. Study of Themes and Techniques. PrincetonUniversity Presse, 1966.

(2) ibid., Clarendon Press, Oxford, 1970.

(3) VoirG. Lukacs, Le roman historique.

(4)Flaubert, Salammbô, Garnier-Frères, Paris, 1964.