Le Bonheur de Maupassant, nouvelle à énigme

Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 50 – Page 5

 

Le Bonheur de Maupassant, nouvelle à énigme

On sait que plusieurs nouvelles de Maupassant ont été insérées dans certains de ses romans ; le processus inverse est d’ailleurs tout aussi possible — c’est-à-dire que le romancier a pu détacher un épisode d’un roman achevé ou en voie de rédaction, pour le débiter comme nouvelle ; il est des cas où il est difficile d’établir dans quel sens s’est effectué l’emprunt.

Je citerai pour mémoire Une vie, où se retrouvent trois nouvelles : Le Saut du Berger, Par un soir de printemps et La Veillée ; Bel Ami, auquel deux nouvelles : Un lâche et Le Vengeur (sans parler d’un troisième conte, Misti, paru dans un recueil posthume) ont fourni deux épisodes essentiels. De même, et bien que le processus soit cette fois distinct, on pourrait rapprocher Le Petit, nouvelle publiée dans les Contes du Jour et de la Nuit, de Monsieur Parent, nouvelle à dimensions de court roman : certes, il existe des différences notables dans les situations, et il n’y a rien de commun entre les deux dénouements. Mais le thème est le même, et la scène centrale (l’algarade entre le maître et sa servante à propos de l’enfant) est traitée selon un crescendo identique.

Je ne crois pas qu’on ait jamais signalé la coexistence, dans l’œuvre de Maupassant, de deux séquences dramatiques identiques, la première sous forme de nouvelle, la seconde sous forme de récit amené par une narration de voyage. C’est pourtant la curieuse constatation que l’on peut faire en lisant Sur l’eau, second recueil de voyages de Guy de Maupassant, publié en 1888 : le chapitre daté Saint-Tropez, 13 avril contient un récit conté au voyageur qui reprend très exactement, et souvent mot pour mot, celui qui fait le sujet de la nouvelle Le Bonheur, l’un des Contes du Jour et de la Nuit. Nous sommes ici en présence d’un troisième procédé : il ne s’agit pas cette fois d’une nouvelle amalgamée à un roman, ni d’un conte reprenant l’un des aspects d’une nouvelle plus vaste. Dans un récit de voyages, presque un Journal de bord, l’unité thématique est assez lâche ; les réflexions, les anecdotes surgissent au hasard des escales et des rencontres ; la progression narrative est conduite par le jeu des associations d’idées, et je ne crois même pas qu’il existe de la part de l’auteur un a priori dramatique ou la moindre volonté de graduer sa narration. Un ami lui a conté la prodigieuse et émouvante aventure de ce couple qui avait bravé le scandale d’une ville de garnison, puis avait été abriter son bonheur dans ce coin perdu de Provence : la jeune aristocrate, fille d’un colonel des hussards, s’était éprise d’un sous-officier du régiment de son père, s’était enfuie avec lui, faisant de lui un déserteur, puis, l’ayant épousé, avait mené auprès de lui cinquante années d’une existence farouche de paysanne, ne regrettant rien, et toujours amoureuse comme au premier jour du beau hussard devenu vieux et sourd. Le récit pique la curiosité du narrateur qui, à son tour, rend visite au couple, puis revient l’an d’après pour revoir ces miraculeuses reliques. C’est à quelques nuances près, je l’ai dit, le sujet de la nouvelle Le Bonheur : simplement, dans la nouvelle, le conteur a placé le décor en Corse ; mais même ainsi la différence n’est pas sensible : pour décrire la promenade qui, de Saint-Tropez, va le conduire une seconde fois auprès des deux vieux amants, Maupassant n’écrit-il pas : « Je me mis donc à monter seul, à pied et à pas lents. J’étais dans une forêt délicieuse, un vrai maquis corse, un bois de contes de fées fait de lianes fleuries, de plantes aromatiques aux odeurs puissantes, et de grands arbres magnifiques » ? Pour le reste, le lecteur se reportera aux deux textes et se convaincra aisément non seulement que Maupassant a, par deux fois, décrit la même réalité, mais qu’il a parfois calqué textuellement son mode d’expression sur celui qui lui a servi de modèle. Ne désirant pas alourdir inutilement cette étude, je me bornerai à citer un passage :

« Je la contemplais, triste, surpris, émerveillé par la puissance de l’amour ! Cette fille riche avait suivi cet homme, ce paysan. Elle était devenue elle-même  une paysanne. Elle s’était faite à sa vie sans charmes, sans luxe, sans délicatesse d’aucune sorte ; elle s’était pliée à ses habitudes simples. Et elle l’aimait encore.

« Elle était devenue une femme de rustre, en bonnet, en jupe de toile. Elle mangeait  dans un plat de terre sur une table de bois, assise sur une chaise de paille, une  bouillie de choux et de pommes de terre au lard. Elle couchait sur une paillasse  à son côté.

« Elle n’avait jamais pensé à rien, qu’à lui ! Elle n’avait regretté ni les parures, ni les étoffes, ni les élégances, ni la mollesse des sièges, ni la tiédeur parfumée des chambres enveloppées de tentures, ni la douceur des duvets où plongent les corps pour le repos. Elle n’avait jamais eu besoin que de lui ; pourvu qu’il fût là, elle ne désirait rien. »(Le Bonheur)

« J’avais contemplé, triste, surpris, émerveillé et dégoûté, cette fille qui avait suivi cet homme, ce rustre, séduite par son uniforme de hussard cavalcadeur et qui, plus tard, sous ses haillons de paysan, avait continué de le voir avec le dolman bleu sur le dos, le sabre au flanc, et chaussé de la botte éperonnée qui sonne.

« Cependant, elle était devenue elle-même une paysanne. Au fond de ce désert, elle s’était faite à cette vie sans charmes, sans luxe, sans délicatesse d’aucune sorte, elle s’était pliée à ces habitudes simples. Et elle l’aimait encore. Elle était  devenue une femme du peuple, en bonnet, en jupe de toile. Elle mangeait dans un plat de terre sur une table de bois, assise sur une chaise de paille, une bouillie de choux et de pommes de terre au lard. Elle couchait sur une paillasse à son côté.

« Elle n’avait jamais pensé à rien qu’à lui ! Elle n’avait regretté ni les parures, ni les étoffes, ni les élégances, ni la mollesse des sièges, ni la tiédeur parfumée des chambres enveloppées de tentures, ni la douceur des duvets où plongent les corps pour le repos. Elle n’avait jamais eu besoin que de lui ! Pourvu qu’il fût là, elle ne désirait rien. »(Sur l’Eau, Marpon et Flammarion éditeurs, pp. 211-212)

Mises à part de minimes variantes, dont une seule a de l’importance (j’y reviendrai), dans le récit de Sur l’Eau, la description rétrospective du sous-officier cavalcadeur, les deux textes sont à ce point identiques que tout soupçon d’une création spontanée dans Sur l’Eau doit être écarté : Le Bonheur parut en effet le 16 mars 1884 dans Le Gaulois, et Sur l’Eau fut publié en 1888. On ne peut même pas avancer l’hypothèse que le récit de voyages fut mis en chantier plus tôt, et que cette portion du texte peut avoir précédé la rédaction du Bonheur. Sur l’Eau est en effet une suite de notations recueillies sur le papier au hasard d’impressions de voyage. « Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur les côtes de la Méditerranée », écrit Maupassant dans une note qui sert de post-face à son livre, « je me suis amusé à écrire chaque jour ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé. » (op. cit. p. 247). Ce voyage eut lieu par conséquent en avril 1887 et, en tout état de cause, ne peut être reculé au-delà de 1886. En effet, dès la troisième page de son livre, Maupassant livre le nom de son yacht, Le Bel-Ami, qui, pendant la plus grande partie de l’été et de l’automne 1888, emportera l’écrivain vers les dépaysements enchanteurs de l’Italie et de l’Afrique. Or, ce nom est lié au roman qui porte ce titre et qui sortit en mai 1885. Il est certain que le nom de baptême de son navire est un hommage rendu par l’écrivain à son propre succès : or, le premier mois d’avril qui suit la publication du livre est celui de l’année 1886. Nous possédons peu d’informations biographiques sur l’emploi du temps de Maupassant au cours des printemps 1886 et 1887 : une lettre de lui, du 2 mars 1886, adressée à Mme Lecomte du Nouy, est datée d’Antibes, et l’été 1887 le retrouve dans cette ville, rien ne s’oppose donc à ce que la Côte d’Azur l’ait accueilli au cours des printemps 1886 et 1887. De toutes ces observations, il résulte que, si la rencontre du couple exemplaire de vieillards est un souvenir réel (et je crois qu’il n’y a pas lieu d’en douter, car on comprendrait mal dans quel dessein Maupassant l’aurait incluse dans un contexte de choses vues), cette rencontre s’est faite au plus tard en 1883, puisqu’elle forme le sujet du Bonheur, et que son inclusion dans ses impressions de voyage de 1887 ou 1886 (ou plus exactement 1886 ou 1885, Maupassant ayant dans son ouvrage daté sa première rencontre avec le couple de l’année précédente), constitue de toute manière une entorse à la vérité. Voilà pour la date. Pour ce qui est du lieu où elle s’est déroulée, on en est également réduit à des hypothèses. Faut-il prendre en considération le cadre du Bonheur, c’est-à-dire la Corse ? Cette éventualité n’est pas à rejeter. Maupassant avait fait en juin 1880 un voyage en Corse, et les impressions qu’il avait recueillies tant sur les lieux que sur les gens et les mœurs furent assez vives pour lui inspirer un récit, Bandits corses, paru dans Le Gaulois du 12 octobre suivant, mais aussi un épisode imposant de son roman Une Vie (1883), sans parler des deux nouvelles incluses dans les Contes du Jour et de la Nuit : Une vendetta, et Le Bonheur. Mieux encore, reprenant dans Sur l’eau, en 1888, l’essentiel de sa nouvelle Le Bonheur, Maupassant opère, ainsi que je l’ai fait observer, un rapprochement entre le décor montagneux des abords de Saint-Tropez et le maquis corse. N’aurions-nous pas ici le signe que, la réalité envahissant la fiction, Maupassant, pour retranscrire un souvenir personnel dont il avait changé la date et le lieu, avait senti le besoin de maintenir quelque chose du décor primitif ? On ne peut néanmoins exclure la seconde hypothèse, que la rencontre eut bien lieu en Provence, mais durant un séjour que l’auteur aurait pu y faire antérieurement au 16 mars 1884. L’allusion au maquis corse dans Sur l’eau ne constituerait pas une objection majeure contre cette hypothèse : ayant transposé en Corse ce souvenir personnel pour composer, avec Le Bonheur, un récit de fiction, Maupassant aurait ensuite replacé ce souvenir dans son cadre primitif, mais se ressouvenant du Bonheur, en écrivant Sur l’eau, aurait fait écho à la nouvelle dans son nouveau récit par cette comparaison allusive de la garrigue avec le maquis corse. La lecture attentive du récit dans son dernier état, c’est-à-dire dans Sur l’eau, me fait pencher pour cette dernière hypothèse. J’avais relevé, entre les deux passages cités, de minimes différences, mais signalé que l’une d’entre elles comportait une signification. Le lecteur aura lui-même relevé que, pour exprimer ses sentiments dans Sur l’eau, Maupassant avait ajouté aux qualificatifs triste, surpris, émerveillé, celui, assez surprenant, de dégoûté. La peinture idyllique, et assez fleur bleue, de ce bonheur conjugal d’un demi-siècle, se nuançait donc étrangement dans Sur l’eau. Le fêtard, essentiellement polygame et papillonnant (pour emprunter ce terme à la terminologie fouriériste) que fut toujours Maupassant éprouvait-il le besoin, dans un cadre qui ne comportait plus rien de fictif, de dire crûment ce sentiment sur cette monogamie exemplaire ? Devons-nous voir dans cette évolution la marque d’un pessimisme qui s’aggrava dans les dernières années avec la maladie (à partir de 1889, les symptômes du terrible mal iront se multipliant jusqu’au naufrage final) ? La nouvelle Le Bonheur comporte une suite, et elle se trouve justement dans Sur l’eau : fasciné par ce couple qui l’écœure en même temps et qu’il méprise quelque peu, le narrateur éprouve l’an d’après – c’est-à-dire au cours de la croisière qui sert de prétexte au livre – le désir de revoir ses doublures attardées de Philémon et Baucis. Je transcris ci-après ce surprenant dénouement, habilement retardé par de longues et minutieuses descriptions des lieux environnants.

« De loin, je reconnais l’homme qui se promène dans ses vignes. Tant mieux : la femme sera seule à la maison.

La servante lave devant la porte.

— Votre maîtresse est ici, lui dis-je.

Elle répondit d’un air singulier, avec l’accent du Midi.

— Non m’sieu, voilà six mois qu’elle n’est plus.

— Elle est morte ?

— Oui, m’sieu.

— Et de quoi ?

La femme hésita, puis murmura

— Elle est morte, elle est morte donc.

— Mais de quoi ?

— D’une chute, donc !

— D’une chute, où çà ?

— Mais de la fenêtre.

Je donnais vingt sous.

— Racontez-moi, lui dis-je.

« Elle avait sans doute grande envie de parler, sans doute aussi elle avait dû répéter souvent cette histoire depuis six mois, car elle la récita longuement,  comme une chose sue et invariable.

« Et j’appris que, depuis trente ans, l’homme, le vieux, le sourd, avait une maîtresse au village voisin, et que sa femme l’ayant appris par hasard d’un charretier qui passait et qui causa de ça, sans la connaître, s’était sauvée au grenier éperdue et hurlante, puis lancée par la fenêtre, non point peut-être par réflexion, mais affolée par l’horrible douleur de cette surprise qui la jetait en avant, d’une  irrésistible poussée, comme un fouet qui frappe et déchire. Elle avait gravi l’escalier, franchi la porte et, sans savoir, sans pouvoir arrêter son élan, continuant à courir devant elle, elle avait sauté dans le vide.

« Il n’avait rien su, lui, il ne savait pas encore, il ne saurait jamais puisqu’il était sourd. Sa femme était morte, voilà tout. Il fallait bien que tout le monde mourût ! »

« Je le voyais de loin, donnant par signes des ordres aux ouvriers ». (op. cit. p. 222-225)

Relevons au passage l’absurdité de cette dernière notation, qui révèle à la fois la négligence et une très certaine insincérité dans la transcription. Un sourd en effet n’est pas muet : je veux bien qu’on se fasse entendre de lui par signes, mais il n’est dit nulle part que ce sourd eût perdu l’usage de la parole. Abstraction faite de cette inadvertance, nous tenons là le meilleur Maupassant, le conteur qui excelle dans l’art de la surprise. On songe en particulier au dénouement de La Morte, où la révélation de l’infidélité (de la femme cette fois) est faite avec la même brutalité, à la faveur d’une hallucination digne des récits d’Edgar Poe.

Cette suite est-elle réelle, ou fictive ? Sur les conditions mêmes où la mort s’est produite, nous devons être circonspects : Maupassant a eu trop souvent recours à la défenestration (dans Le Modèle et dans Clochette ; et la fuite éperdue de Jeanne dans la neige, vers l’à-pic de la falaise, est décrite selon le même schéma) pour qu’on ne soit pas tenté de voir là un embellissement de la réalité conforme à l’esthétique du romancier. Cela dit, il est fort plausible que le suicide de l’épouse à la fois exemplaire et naïve ait constitué le déplorable épilogue de ce roman d’amour. Qui sait s’il ne s’est pas produit entre la rédaction du Bonheur et la croisière sur le Bel-Ami ? Ainsi s’expliquerait la différence dans le ton et dans l’appréciation de l’événement de la part de Maupassant : celui-ci aurait une première fois admiré sans arrière-pensée l’union du couple, puis, revenu sur les lieux, ce qui, par parenthèse, exclut la Corse où il n’alla qu’une fois et, informé de l’épilogue, aurait laissé filtrer dans son second récit un scepticisme rétrospectif que la narration du dénouement aurait justifié après coup. Mais n’est-il pas aussi tentant de penser que le pessimisme et les obsessions délirantes de l’écrivain, dont il ne se délivrera plus jamais, lui ont inspiré dans Sur l’eau un épilogue purement fictif, accordé non à la réalité factuelle, mais à celle, plus véridique, et combien plus poignante, d’une âme à la dérive ? Qui pourra jamais le dire ?

Roger BISMUT

novembre 1976

Université de Louvain