Les parrains littéraires de Léon

Les Amis de Flaubert – Année 1977 – Bulletin n° 50 – Page 38

Les parrains littéraires de Léon

Le portrait de Léon, que Flaubert avait d’abord imaginé, était beaucoup plus détaillé que celui que nous connaissons (début du chapitre III de la deuxième partie). L’auteur avait même orné sa chambre des portraits jumelés de George Sand et de Lamartine ; nous en avons trouvé la trace dans les brouillons et dans le manuscrit autographe de Madame Bovary (1). Cette idée ne vient à l’esprit de l’écrivain que dans le second brouillon, qui nous semble celui du fol. 90 ; en voici la teneur (2)

« C’était depuis ce temps-là que Léon avait acheté pour les mettre dans sa chambre les portraits de G. Sand et de Lamartine, ce qui lui donnait même aux yeux des gens qui pénétraient jusque dans sa chambre une certaine pointe artistique, littéraire et excentrique qui seyait assez bien à ses yeux blonds [sic] et à sa figure distinguée rêveuse. »

La troisième rédaction, qui nous parait celle du fol. 98 v°, montre plus d’hésitations que la précédente et même des lapsus (3), mais Flaubert a corrigé l’inconséquence des « yeux blonds » par de « longs cheveux », et a donné une place aux portraits, seul élément de l’idée première qui a résisté. Et pourtant, au fol. 99 v°, le portrait de Lamartine a disparu et la narration est simplifiée ; et le manuscrit autographe (4) reproduira presque telle quelle cette dernière leçon :

« Et c’est alors qu’il avait acheté le portrait de George Sand pour l’accrocher au-dessus de sa glace. »

Par la suite, Flaubert met ce passage entre crochets, puis le rature, et dans le manuscrit du copiste il n’y paraîtra plus rien.

Cela étant, nous nous sommes posé deux questions, auxquelles nous chercherons de répondre : dans quelle intention Flaubert introduisait-il les portraits de George Sand et de Lamartine ? Pourquoi a-t-il abandonné son idée un peu à la fois ? Pour répondre à la première question, il faut tout d’abord connaître l’intention qu’avait Flaubert en présentant son héros. L’écrivain lui-même nous la révèle dans une de ses lettres à Louise Colet (5) « Ce sera, je crois, la première fois que l’on verra un livre qui se moque de sa jeune première et de son jeune premier ».

Voyons maintenant si le texte exprime bien cette intention. L’ironie perce effectivement après la première lecture ; une brève analyse nous aidera à la mettre en relief. Au lendemain de l’arrivée d’Emma à Yonville, Léon jugeait que le dîner au Lion d’or avait été « un événement considérable », et constatait que « jamais, jusqu’alors, il n’avait causé pendant deux heures de suite avec une dame. » Comme si cela ne suffisait pas, le romancier y ajoute l’ébahissement du jeune homme sur la quantité de choses dites et bien dites ; puis, reprenant la narration, il renchérit en montrant d’abord ses qualités : « II écoutait raisonner les gens mûrs, et ne paraissait point exalté en politique », et en révélant ensuite ses talents : « Il peignait à l’aquarelle, savait lire la clef de sol, et s’occupait volontiers de littérature après son dîner quand il ne jouait pas aux cartes ». Ce qui prouve, à notre avis, que l’auteur se moque carrément de son protagoniste, ce n’est ni la considération que le clerc ne sacrifiait point le dîner à la littérature, ni le fait qu’il lui préférait le jeu des cartes, mais plutôt l’adverbe « volontiers », joyau de persiflage d’où se dégage une ironie cinglante.

Si Flaubert se moquait de son héros, il devait en même temps se moquer de ses deux confrères, la présence de leurs portraits établissant un rapport étroit entre auteurs et lecteur : véritable parrainage. Cette hypothèse devient certitude grâce aux témoignages de la Correspondance. Analysant Graziella (6), Flaubert accuse Lamartine d’hypocrisie et, tout en reconnaissant au roman « de jolis détails », il reproche à l’auteur de manquer du « coup d œil médical de la vie », et lui fait tort de ne pas avoir tenu compte du Vrai : « Seul moyen d’arriver à de grands effets d’émotion ». Ce sont là les principes esthétiques fondamentaux que Flaubert appliquait dans la création de son premier roman.

Quant à George Sand, dont Flaubert écrivait le prénom avec le S final, il était alors bien loin de l’affectueuse estime qu’il aura plus tard pour elle, et qui l’amènera à l’appeler « Chère Maître » ; voici l’opinion exprimée à son sujet : « Dans George Sand, on sent les fleurs blanches ; cela suinte, et l’idée coule entre les mots comme entre des cuisses sans muscles » (8). L’image de la sueur qui suinte et des idées coulantes, représentant aux yeux de Flaubert le sceau de la médiocrité, confirme donc le caractère ironique de son intention. Ironie accrue par la place réservée aux deux portraits ; une glace attire les regards sur l’image qu’elle reflète, excluant ainsi ce qui se trouve au-dessus d’elle.

Il est beaucoup plus malaisé de répondre à la deuxième question ; la Correspondance n’en dit mot, et le texte ne fournit qu’un faible appui ; on ne peut donc faire que de simples hypothèses. En ce qui concerne Lamartine, Flaubert doit avoir obéi à des considérations étrangères à la littérature. Si le romancier, et même le poète, manquait d’envergure à son avis, Lamartine n’en restait pas moins un personnage, dont la notoriété politique était encore récente ; malgré l’éclipse presque totale et malgré le peu d’estime « pour cet homme d’Etat sans initiative » (9), elle imposait des égards, ou du moins de la prudence. C’est probablement grâce à ces considérations que Lamartine doit de ne pas figurer au pilori de Madame Bovary. Décision très sage, en tout cas ; car Lamartine fut non seulement un des premiers écrivains à féliciter Flaubert pour son roman, mais lui donna une audience, au cours de laquelle il lui adressa des « compliments archi-flatteurs » ; et, la nouvelle des poursuites contre Madame Bovary s’étant répandue, il lui envoya « une lettre élogieuse » pour le tribunal (10). Ainsi s’amuse le destin.

Pour George Sand, il n’en était pas de même. Il n’avait rien à redouter de sa part, et nous ne croyons pas qu’il voulût avoir des égards envers une femme ; le fait même d’avoir imaginé de maintenir son portrait, après avoir ôté celui de Lamartine, nous oblige à exclure cette conjecture. A notre avis, au moins deux raisons ont amené Flaubert à supprimer le passage ; mais contrairement à celles qui ont joué en faveur de Lamartine, Flaubert s’est plié aux exigences de la création littéraire. Il nous semble, en premier lieu, que les deux portraits constituaient un ensemble ; la suppression de l’un lui a fait perdre le plus clair de son effet (11). Les Yonvillais auraient même pu prendre le portrait de George Sand pour celui de la mère de Léon. Les deux portraits rendaient impossible la méprise, car la figure du membre du Gouvernement provisoire devait être connue, tandis qu’il n’y avait pas grand monde à Yonville, sinon personne, qui connût les traits de George Sand. Il ne faut pas oublier, en deuxième lieu, que la future « Chère Maître » avait déjà sa place dans Madame Bovary (première partie, chapitre IX), en compagnie de Balzac cette fois (12) ; dans la lecture de leurs romans, Emma cherchait, après le départ de Léon pour Paris, « des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles ». Il est donc très probable que Flaubert ait jugé qu’il s’était assez moqué de George Sand et, par conséquent, qu’il était convenable de ne pas tomber dans l’excès.

Heureusement ! Car le destin devait ménager une tout autre surprise à notre brave Garçon. Dans un petit mot de remerciement à Elle (13), voici ce qu’il lui écrivait, humblement, en post-scriptum : « il me serait bien doux d’avoir votre portrait pour l’accrocher à la muraille de mon cabinet. »

Giovanni BONACCORSO

(Université de Messine)

(1) Mss. g 223 (2) et g 221 de la Bibliothèque municipale de Rouen.

(2) Nous indiquons en italique ce qui a été ajouté en interligne.

(3) En voici un exemple : « Léon avait acheté dans sa chambre les portraits ». Le lapsus est dû au fait que Flaubert avait d’abord ajouté en interligne le mot « accroché » ; il l’a ensuite effacé et remplacé par « acheté ».

(4) Le passage se trouvait entre « chose remarquable pour un jeune homme » et « Puis il possédait des talents » (voir fol. 169).

(5) G. FLAUBERT : Correspondance. Paris. Club de l’Honnête Homme,1974 ; « Œuvres complètes de Gustave Flaubert » ; t. 13, page 246 ; lettre du 9 octobre 1852.

(6) Des jugements synthétiques sur Graziella sont exprimés dans deux autres lettres à Louise Colet (8 avril 1852 et 16 septembre 1853).

(7) Lettre à Louise Colet, du 24 avril 1852 ; ibid. page 186.

(8) Lettre à la même, du 16 novembre 1852 ; ibid., page 250.

(9) Lettre à la même, du 6 avril 1853 ; ibid., page 323.

(10) Lettre à son frère Achille, du 18 janvier 1857 ; ibid., page 557.

(11) Ce n’est point par hasard, comme on l’imagine aisément, que Flaubert avait jumelé les portraits des deux écrivains ; mais, plus que pour leur style « sans muscles », il nous semble que c’est surtout à cause de leur populisme verbeux qu’il les avait mis côte à côte.

(12) La place octroyée à Balzac représenterait donc un démenti à son influence sur Madame Bovary, que d’aucuns ont soulignée.

(13) Après son article sur Salammbô, paru dans « La Presse » du 27 janvier 1863 (cf. Correspondance, t. 14, page 153).